Wolfgang Amadeus Mozart (1756–1791)
Così fan tutte, ossia La scuola degli amanti (1790)
Dramma giocoso in due atti
Libretto di Lorenzo Da Ponte
Créé au Burgtheater de Vienne le 26 janvier 1790

Direction musicale : Duncan Ward 
Mise en scène : David Hermann
Décors : Jo Schramm
Costumes : Bettina Walter
Éclairages : Fabrice Kebour
Chef de chœur : Alessandro Zuppardo
Assistante à la direction musicale : Sora Elisabeth Lee
Assistant à la mise en scène : Luc Birraux
Continuo Pianoforte : Tokiko Hosoya

Gemma Summerfield : Fiordiligi
Ambroisine Bré : Dorabella
Jack Swanson : Ferrando
Björn Bürger : Guglielmo
Lauryna Bendžiūnaitė : Despina
Nicolas Cavallier : Don Alfonso
Artistes de complément : Macha Bunzli, Arnaud Richard, Caroline Richard, Nicolas Umbdenstock

Chœur de l'Opéra national du Rhin
Orchestre philharmonique de Strasbourg

 

Strasbourg, Opéra National du Rhin, 16 avril 2022, 20h

L'option choisie par David Hermann consistant à construire la matière de son Così fan tutte sur un fond historique très référencé se heurte à plusieurs obstacles, à commencer par le hiatus fiction/réalité qui substitue au travestissement et au jeu de dupes que propose Don Alfonso dans le livret à une réalité historique bien documentée et bien réelle. L'enchaînement des deux guerres mondiales sert de trame aux amours de Fiordiligi, Dorabella, Ferrando et Guglielmo, enfants de leur siècle et cédant aux modes plutôt que de servir d'objets à la manigance du vieux philosophe. Pris dans les rets d'un libertinage mué en échangisme mondain, le quatuor connait les crises et les tourments d'une société bousculée par les conflits et les luttes sociales. La direction vive et roborative de Duncan Ward donne au plateau l'occasion de rivaliser d'abattage et de couleurs, avec notamment une belle Fiordiligi de Gemma Summerfield, le Ferrando de Jack Swanson, le Guglielmo de Björn Bürger et la Despina de Lauryna Bendžiūnaitė. 

Gemma Summerfield (Fiordiligi), Ambroisine Bré (Dorabella)

De tous les opéras de Mozart, Così fan tutte est celui dont les caractéristiques ont longtemps été les moins immédiatement saisissables pour mériter le qualificatif de chef‑d'œuvre absolu. La faute pour une part au goût romantique rejetait de l'intrigue une prétendue vulgarité et d'un sujet, le caractère trop brutalement simple et outrancier. Dans Opéra et Drame (1853), Richard Wagner insistait sur le caractère bouffe et insignifiant du livret, tandis qu'à Paris, Jules Barbier et Michel Carré s'attelaient à le réécrire de fond en comble, en s'inspirant de Peines d'amour perdues, une comédie de Shakespeare. Désormais autant joué que Don Giovanni, Les Noces ou la Flûte enchantée, on ne parle plus du caractère immoral de l'ouvrage mais on peut se méprendre sur une légèreté et un libertinage que Wagner en son temps avait rangé au rayon des désuétudes de l'Ancien Régime.

Les personnages et les scènes de conventions croisent allègrement les thèmes du marivaudage, avec les amours croisées des deux couples, la servante complice et le roué philosophe, l'amertume et l'ambiguïté de la conclusion… mais également les folles invraisemblances. Celles-ci font obstacle à une lecture littérale d'un drame basé sur un double travestissement, celui des deux galants qui passe inaperçu aux yeux des deux jeunes filles et celui de Despina, qui trompe tout le monde… à l'exception de Don Alfonso qui demeure le seul maître de cérémonie et tient dans sa main tous les fils qui agitent cette troupe de marionnettes. Les épais ressorts de cette comédie se font jour dans des scènes burlesques comme le suicide d'amour des deux albanais ou la lecture du contrat de mariage par le vrai-faux notaire.

La netteté géométrique de l'intrigue exclut toute scène superflue afin de concentrer la démonstration dramaturgique sur une conclusion quasi mathématique : Cosi fan tutte… CQFD. Or, derrière la rigueur de cette architecture, se dissimule un complexité et une pluralité de lectures qui fait de Cosi l'un des ouvrages les plus délicats à mettre en scène. Généralement, on échoue à rendre pleinement les pleins et les déliés de cette Scuola degli amanti en forme de chassé-croisé affectif proche de la double inconstance de Marivaux ou des Affinités électives de Goethe. Le metteur en scène doit choisir entre le fait de s'en tenir à illustrer l'équation AB+CD = AC + BD ou bien chercher à creuser au-delà et se détourner de la structure apparente pour mettre en lumière le cynisme et la cruauté. Entre les deux options, l'équilibre est précaire, comme en témoigne les différentes raisons qui ont pu mener les plus grands noms à des échecs relatifs. On citera très arbitrairement les noms de Patrice Chéreau (prisonnier du concept du théâtre dans le théâtre), Calixto Bieito (prisonnier quant à lui, du concept de l'intertextualité superposant Houellebecq et Da Ponte), Michael Haneke (dont le pâle et inoffensif Così n'a ni le tranchant ni l'abrupt de son génial Don Giovanni) ou bien encore Anne Teresa De Keersmaeker, noyant la dramaturgie dans un perpétuel et très cosmétique pas de deux.

C'est donc peu de dire qu'on attendait avec impatience la production de David Hermann, prévue en mai 2020 et annulée par la crise sanitaire. Le metteur en scène franco-allemand est un habitué des scènes outre-Rhin, de Karlsruhe à Stuttgart ou Francfort. Une Italiana in Algeri et une Iolanta connurent un beau succès à l'Opéra de Lorraine, ainsi qu'un récent Simon Boccanegra à Montpellier ou bien à Zurich en 2016, un Entführung aus dem Serail, "sans sérail ni turquerie, sans dialogues" que Guy Cherqui avait particulièrement apprécié et qualifié de "Angstspiel" ((https://wanderersite.com/2016/12/lenlevement-sans-serail/))

La production montée à l'Opéra du Rhin joue sur un principe d'inscription de la fiction dans un moment historique bien délimité, à savoir le déclenchement de la Première guerre mondiale et l'immédiate après-guerre dans les années 1950. David Hermann justifie le propos en mettant l'amplitude de l'évolution psychologique des quatre protagonistes sur le même plan que les bouleversements des sociétés européennes durant cette première moitié de XXe Siècle. Ce n'est pas l'indolence qu'une baie de Naples que l'on découvre au lever de rideau mais le parc d'une demeure bourgeoise située indifféremment en France ou en Allemagne. L'heure est au divertissement où, au lieu du café, on joue à dégommer des cibles au ball-trap. Le fusil passe de main en main mais Don Alfonso est bien le seul à atteindre sa cible, proposant de troquer l'arme à feu contre un jeu de bonneteau dont le nom anglais ("find the lady") peut éventuellement donner un avant-goût à la fonction dramaturgique de l'échange à venir. Les deux jouvenceaux échouent une fois de plus à cette épreuve, assurant à Don Alfonso le rôle du maître de cérémonie.

À contresens du livret qui détaille les préparatifs du pari et de la duperie destinée à éprouver la fidélité de ces dames, David Hermann imagine faire correspondre la guerre fictive qui sert de motif au départ des deux aventuriers, avec la guerre bien réelle, celle de 1914–1918. Outre le fait qu'on recoure ici à un usage assez premier degré des surtitres énonçant d'un bout à l'autre de la soirée les dates de cette frise chronologique, on peut objecter que la substitution entre événement fictif et réel déplace et détourne inévitablement un large spectre dramaturgique. La guerre est ici bien réelle et Don Alfonso n'est plus donc celui qui est à l'origine de la manipulation. Il subit lui-même cet événement, enfilant à son tour la vareuse et les bandes molletières d'un uniforme indifféremment français ou allemand – l'idée ici n'étant pas de "réaliser" le conflit dans ce genre de détails mais l'inscrire dans une lecture globale où Ferrando et Guglielmo incarnent les jeunes gens partis se battre dans les tranchées. Le pari du philosophe est éclipsé, il déchire ostensiblement le contrat rédigé à la hâte sur une page de journal ; on voit même Despina lui rendre l'argent qu'il lui avait remis en échange de sa complicité. Un cadavre tombe des cintres, provoquant des rires incongrus dans le public tandis qu'elle chante son très décalé  In uomini, in soldati  sur fond d'échos de bombardements.

Ambroisine Bré (Dorabella), Björn Bürger (Guglielmo)

La tristesse de Fiordiligi et Dorabella de voir partir leurs amoureux se double de la douleur de les voir revenir vivants mais estropiés. Point de tromperie et point d'illusion puisqu'à l'artifice du déguisement se substituent la réalité des blessures qui font des deux soldats des gueules cassées agitées de stress post-traumatique en ce qui concerne Ferrando ou traînant péniblement une jambe déchiquetée pour Guglielmo. Tout l'humour et la légèreté des répliques de cette scène de retrouvailles disparaît en un tournemain ; on rame ici à rebours de l'effet comique dans le sextuor des retrouvailles (Per la man che lieto io bacio) puisque les deux filles ne sont pas dupes mais peinent à reconnaître parfaitement leurs amoureux tant les blessures sont importantes (Io non so se non valacchi, o se turchi son costor). Ni turcs ni valaques, mais profondément marqués par les combats au point que les filles en perdent sur le champ toutes leurs illusions. C'est là sans doute le point le plus intéressant que fait involontairement apparaître les options de cette mise en scène, à savoir : la psychologie assez mince des deux donzelles dont on imagine parfaitement à ce moment-là le fragile et futile attachement qui les lie à leur partenaire. Il est parfaitement crédible ici qu'elles ont pu être fiancées de force selon des usages sociaux qui interdisent de demander son avis à une future épouse.

Le sous-titre "L'école des amants" prend une dimension d'Éducation sentimentale, dans une acception proche de celle voulue par Flaubert dans son roman qui souhaitait inscrire la notion romantique d'"éducation" et de "sentiment" dans une perspective désabusée où l'on n'est finalement amoureux que de l'amour et où la douleur feinte de voir partir les deux fiancés à la guerre se double rapidement d'une frustration à combler, ce que l'arrivée des deux albanais facilite (dans le livret "original"), tandis que la version gueules cassées provoque un mélange ambigu de charité et de rage désespérée. Le travail de David Hermann fait remonter à la surface le fait qu'aucun protagoniste ne souhaite véritablement que le stratagème réussisse. Ferrando par exemple, souhaite triompher davantage par obligation envers le contrat signé mais désire secrètement échouer, par amitié pour Guglielmo. Chaque élément du quatuor amoureux sent au fond de lui que les couples au début de l'intrigue ne sont pas les bons – ce que souligne sublimement la musique avec les alliages des quatre timbres dans les ensembles. En faisant disparaître (certes au forceps) l'idée-même du jeu de dupes, la mise en scène renforce l'idée que la stratégie de Don Alfonso est prise progressivement en défaut puisque la conduite des événements ne lui appartient plus, comme semble en témoigner dans la scène finale, cette allusion fugace au lapin d'Alice au pays des merveilles qui court après un temps qu'il ne maîtrise pas.

C'est sur le mode des amours à vau‑l'eau et de la versatilité des sentiments que s'enchaînent les actes suivants, toujours historiquement plombés par le déroulé chronologique des étapes. Un jeu de panneaux mobiles assez peu commode et bruyant accompagne les changements d'époques… nous voici dans l'immédiate après-guerre, avec ces années folles où le fantôme de Joséphine Baker semble flotter sur cette "Revue tropicale" avec Ferrando et Guglielmo dans un comique numéro de Robinson Crusoe hirsutes et sauvages, cornaqués par un Don Alfonso avec longue-vue et casque colonial. Les combattants de 1914 se sont miraculeusement remis de leurs blessures et batifolent de façon assez burlesque avec leurs amoureuses déguisées en garçonnes. La précision méticuleuse des accessoires et des costumes de Bettina Walter donnent un évident côté documentaire à cette débauche de précision dans les détails de mode et d'architectures, sans oublier de modifier le nom et les gros titres du journal que feuillette Don Alfonso à chaque changements d'époques. Dans cet univers de l'entre-deux guerre où tout vacille sur fond de légèreté et de drame, les amours et les commerces interlopes se mêlent au rythme des lignes géométriques art déco. Fiordiligi partage son rail de coke avec son partenaire, Hermann abat la seule carte qu'il lui reste en main à ce moment-là de l'intrigue :  un libertinage aux accents d'échangisme mondain. Chacun joue avec des interdits en prenant le risque au passage de se brûler fatalement les ailes et basculer au-delà du point de non-retour. Ainsi, ce Barbara ! Perché fuggi ?… où la frontière des genres devient si floue qu'on voit Ferrando se féminiser en réponse au fait que le livret au premier acte, indiquait que Fiordiligi enfilait l'uniforme de Guglielmo pour faire mine de partir avec lui à la guerre.

La clé du trouble des identités et de sa conséquence sur les relations amoureuses est le fait que chacun est ici "étranger" aux autres et à soi-même. La réécriture du livret aidant, on bascule à plusieurs reprises dans une dénonciation sociale qui touche à la relation hommes-femmes sous l'angle des très "dans l'air du temps" patriarcat et charge mentale. Fallait-il pousser la démonstration jusqu'à demander aux trois messieurs de venir alternativement uriner sur un mur de la pièce pour manifester leur désinvolture ? Sans doute aurait-on pu également éviter l'image pachydermique de la bombe atomique tombant lentement des cintres tandis que le chœur chante en coulisses le douloureux canon Nascoso è il mio sol (Caché est mon soleil). Symétrique du cadavre du soldat qui tombait sur scène dans le premier acte, cette irruption très brutale met en lumière la folie destructrice des hommes, saisis ici non pas seulement comme Humanité mais plus simplement comme genre. D'où une dernière scène où dans le contrat de mariage se glissent de très téléphonées allusions à la répartition des tâches ménagères, égalités des salaires etc. – allusions que balaient d'un revers de manche ces deux phallocrates de Ferrando et Guglielmo, tout juste rendus à la vie civile et bien résolus à contraindre leurs futures épouses à repasser des chemises et passer l'aspirateur. Pour la finesse, on repassera…

Le plateau et la direction rattrapent par bien des égards ces quelques dérapages scéniques, par l'élégance et l'équilibre des voix, à commencer par la Fiordiligi robuste et vitupérante de Gemma Summerfield. L'ampleur du vibrato donne au Per pietà une couleur très agressive, comme si sous le regret perçait déjà le désir. Elle sait apprivoiser ses aigus et adoucir la ligne dans un Fra gli amplessi in pochi istanti où le Ferrando de Jack Swanson retrouve un allant et une densité qui manquait à son Un’aura amorosa, trop nerveux et bousculé de legato. Très à l'aise en scène, le ténor américain confirme de belles qualités dans l'abattage et la façon de négocier les changements de registres (Ah, lo veggio). Björn Bürger se révèle également une très bonne option en Guglielmo – domestiquant un volume un peu envahissant dans ses premières répliques, il apporte aux ensembles un équilibre et des graves suaves. À la fois leste et enjoué, son Donne mie, la fate a tanti répond avec fatuité au délicat duo Il cor vi dono où il faisait la sérénade à la Dorabella d'Ambroisine Bré. Prise en défaut dans le redoutable Smanie implacabili, celle-ci se rattrape de belle manière à l'acte II avec un È amore un ladroncello, badin et maîtrisé. On ne peut pas objecter à Nicolas Cavallier d'évidentes qualités d'acteurs qui rattrapent en bien des moments, une émission trop courte et un timbre atone dans Vorrei dir, e cor ho et le conclusif Tutti accusan le donne. La Despina de Lauryna Bendžiūnaitė tire brillamment son épingle du jeu dans l'enchaînement In uomini, in soldati qui ouvre sur le sextuor Alla bella Despinetta. La brillance et le piquant du timbre donnent au personnage une présence souvent à contre-courant du jeu que la scénographie lui impose.

Le chef britannique Duncan Ward livre un Mozart très roboratif, souvent aux confins d'une rigoureuse rectitude. La petite harmonie de l'Orchestre symphonique de Strasbourg tente de suivre sans trop de dommages dans les ensembles à la nervosité manifeste (conclusion du premier acte), mais les contrastes peinent parfois à séduire quand la ligne s'alanguit et exige davantage de matière (Soave sia il vento), surtout en ce qui concerne l'équilibre et les accents dans les réponses cordes et vents. Les airs sont dessinés à la pointe sèche, sans pour autant dépareiller l'équilibre fosse-plateau et permettant aux solistes de s'exprimer dans des tempi vifs et enlevés.

Gemma Summerfield (Fiordiligi), Ambroisine Bré (Dorabella), Björn Bürger (Guglielmo), Jack Swanson (Ferrando), Nicolas Cavallier (Don Alfonso)

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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