La dernière fois que nous avions visité l’Opéra de Göteborg, c’était il y a trois ans pour un Götterdammerung, en petit comité, corona oblige, et qui avait d’ailleurs été la dernière des représentations puisque l’équipe avait été contaminée… On retrouve avec plaisir le navire Opéra, dans la lignée de celui de Sydney : grandes coursives avec verrière et vue sur la mer, à deux pas de la gare et des hôtels du centre. Comme la dernière fois, on est ravis de redécouvrir ce lieu chaleureux et accueillant avec ses détails qui comptent : vestiaire gratuit (sans surveillance), recharges de batteries de vélo électrique à disposition du public et alimentés par les panneaux solaires du toit, panneaux informatifs en direct avec horaires des transports en commun les plus proches, sur-titrages en suédois et en anglais (quand Stockholm n’offre encore que du suédois…). Bref un lieu qui soigne son accueil. Et qui met les petits plats dans les grands pour fêter ses trente ans en se frottant à l’Otello de Verdi avec ses forces locales et en invitant le metteur en scène Rafael R. Villalobos.
Il s’agit surtout de proposer une prise de rôle au ténor suédois Michael Weinius dans un de ses rêves et à la soprano Julia Sporsén celui de Desdemona. Julia Sporsén, membre de la troupe, avait ébloui le public de Stockholm dans le rôle de Norma, dans le petit opéra de Folkoperan, où elle nous avait conquis avec sa présence habitée (lire le compte rendu). La production avait d’ailleurs été reprise, ce qui arrive rarement (récemment le Satyagraha de Glass avec la compagnie circassienne star d’ici Cirkus Cirkör, dont nous avions également rendu compte).
Il sera écrit que cette année fut, pour nous, l’année des annulations. Après Cornelia Beskow absente face à la Kostelnicka de Nina Stemme pour notre représentation de Jenůfa à l’Opéra Royal (la même Cornelia Beskow qui déclare forfait pour toutes les représentations de Salomé à l’Opéra de Malmö en février) et Peter Mattei contraint d’annuler toutes celles de Wozzeck à Stockholm récemment, c’est Julia Sporsén qui est vaincue par la maladie ce soir-là, remplacée par Caroline Sandgren, chargée de compléter le plateau en équipe B avec Tomas Lind dans le rôle d’Otello.
C’est une déception car on se faisait une joie d’entendre le duo Weinius/Sporsén, un couple ayant de la bouteille et quelques déchirures, et on verra que c’est aussi l’option qu’a suivie le metteur en scène.
L’autre attente est d’entendre Vincenzo Milletarì, jeune chef italien désormais bien implanté en Scandinavie et extrêmement séduisant en fosse. Nous avons eu l’occasion de l’entendre plusieurs fois dans des Rossini (lire le CR du Barbier de Séville), ou Puccini (lire le CR de Madama Butterfly avec Asmik Grigorian dans le rôle titre) le Wanderer en chef aussi dans Donizetti (l'Aio nell'imbarazzo) et nous étions curieux de l’entendre dans une œuvre plus exigeante comme l’Otello de Verdi.
De (bons) échos nous étaient parvenus sur la première, en nous « divulgachant » une information majeure : pas de blackface pour Otello mais une tache lie de vin sur son visage… C’est donc avec un a priori sur cette mise en scène traitant de la brebis galeuse (« en ce moment, à cet instant même, un vieux bélier noir grimpe votre blanche brebis » lance Jago au père de Desdemona dans le 1er acte, scène 1 de la pièce de Shakespeare) qu’on attend le lever de rideau. Spoiler : ce ne sera qu’un élément, certes déterminant, de la production.

Première partie : Stigma s’inscrit sur le rideau. C’est la marque du visage évidemment mais aussi le signe de l’élection, du martyre consenti.
Le rideau s’ouvre sur un bâtiment décati, avec portes latérales, genre usine, dépôt et dont le toit est en grande partie détruit, laissant un trou béant, en forme de tâche. Nous sommes en guerre, et la guerre fait des dégâts matériels conséquents. Nous sommes en guerre contre les Sarrasins, dit le livret mais, en fait, c’est une partie du sous-texte mis ici en valeur dans la production, contre l’altérité. Plane, aussi donc, la menace (venue) du ciel qui restera désespérément vide (pas de jugement divin mais la marque du destin ou du hasard).
C’est la guerre mais surtout la tempête qui ouvre, in media res, l’opéra, sans prélude donc. C’est une autre tempête, sociale, que nous montre Villalobos : celle d’une fête, de participants bien homogènes, costumes de couleurs pastels tirant vers le grisâtre (signés Villalobos), d’un groupe uniforme donc, d’individus bien formatés. Des pancartes de photos d’enfants sont déposés sur les bancs latéraux. On pense à ses « fêtes » d’adultes, d’anciens élèves qui se retrouvent à intervalles réguliers, pour rejouer leurs relations anciennes et se mesurer. On pense aux rituels d’anciens élèves suédois. Lors de la fête du bac (Student), les élèves diplômés sortent en courant de leur établissement vers leurs parents qui les attendent avec des panneaux arborant une photo de jeunesse… Rite de passage, regards d’une génération sur l’autre et aussi… infantilisation.

Les fêtes d’adultes peuvent être houleuses (alcool…) et servir de lieu de régressions, pas toujours saines. D’où la tempête.
Une autre scène se joue, avec un groupe d’enfants qui double le groupe-adulte (effet miroir) : garçons et filles se moquent (avec brimades…) d’un camarade au visage taché d’une marque de naissance. Notre Otello…

Brimades enfantines et rituels alcooliques où les uns (Iago et le manipulé Roderigo) entraînent les autres dans de mauvaises voies (le pauvre Cassio). Effet de groupe, masculinité toxique, comme on dit…
Mais voici Otello, adulte, qui apparaît et calme le jeu. Et on comprend que l’enfant malmené, vilain petit canard, est devenu grand cygne noir car l’adversité arme et les réprimés de la cour d’école peuvent devenir les leaders de demain. C’est la fameuse revanche des nerds qui semble être, depuis les années 70, la règle d’or du leadership (Spielberg/Lucas, Steve Jobs/Bill Gates, Bezos/… Musk ?).
Cela dit, Otello n’abuse pas, contrairement aux exemples cités, de sa position (il en a trop souffert) et incarne le pacificateur, le bon leader, mais il suscite toujours la jalousie (ouf, on est bien chez Shakespeare/Verdi). Différente car les harceleurs d’hier sont soumis par la force des choses et condamnés à être, aujourd’hui, sournois.
Desdemona, la seule petite fille à avoir jadis fait preuve de compassion (et de faiblesse aux yeux de son groupe ?), a tiré, in fine, le gros lot, en choisissant son Otello. C’est le couple mal assorti physiquement : lui reste l’outlaw (veste de cuir noir, mal fagoté), elle porte les mêmes vêtements fluides, colorés et élégants de sa « caste ». Villalobos fait de cet Otello un être un peu à part, au-dessus de la mêlée sans le rechercher, avec une sorte de vertu qui en fait, paradoxe !, une oie blanche. Desdemona dans le duo d’amour cherche à le sexualiser, à doter son corps des dernières séductions qui manquent à cet être par trop cérébral (on pense par certains côté à Lohengrin…). Elle l’entraîne, presque contre sa volonté, vers cet « ailleurs » promis (la porte centrale qui concentre les lignes de fuite) alors que « Venere Splende » et que le rideau descend lentement. NOTE : nous sommes à Chypre, lieu de naissance de Venus. N’oublions pas tous les symboles aqueux de la pièce d’Othello : cyprine incluse…
Acte II. Jago entre, encore un peu plus en jeu… en tennisman à l’ancienne, tout de blanc vêtu, charme anglais.

« È vecchia fola il Ciel », sous le trou béant du plafond.
Il s’agit donc de lancer des balles à Otello et de le faire courir sur le chapitre de l’insinuation et de la jalousie. Le tout en crevant le quatrième mur d’un terrain de squash invisible : nous le public. Villalobos commence à jouer avec sa mise en scène et sa scène-terrain de jeu, brouillant-démultipliant les pistes des éléments disposés.
On apprécie le jeu de scène mimé de la balle invisible rappelant celles de grands metteurs en scènes truqueurs, comme Jacques Tati (dans l’un de ses sketches les plus fameux) ou Antonioni dans Blow Up (1966). On s’amuse du fait que le malin et agile Jago semble rater toutes ses balles tandis qu’Otello, pourtant préoccupé, marque sans le vouloir.

Les points sont pourtant du côté de Jago puisque, alors que les femmes apportent des présents (lys blanc de la pureté) pour célébrer la belle Desdemona, les murs commencent à se fissurer : les pans latéraux bougent, ondulent, laissent apparaître les cintres. Le poison mis en scène par Jago agit partout…
Villalobos dote son Jago d’autres attributs malicieux. Emilia, servante de Desdemona et épouse de Iago, a le ventre bien rond… Et le terrible Jago se montre alors tendre, presque un enfant se lovant dans le giron de son Emilia. C’est une autre facette de Iago, assez inattendue. Et si Jago, homme trop homme, était-lui aussi victime de cette masculinité toxique ? Une blessure infantile ? Un enfant ayant manqué de l’attention de sa mère et qui se serait construit par dépit et dont la jalousie serait donc une blessure profonde de la tendre enfance ? L’idée est intéressante et Villalobos n’en reste pas là. Il joue sur les ambiguïtés : Jago d’enfant câlin passe à l’homme habité par un désir sexuel fort et relativement inapproprié, devant tous (c’est la scène du chœur avec l’ode à Desdemona). Il est franchement et vivement repoussé, plusieurs fois, par Emilia. Les sens s’entremêlent : Otello refuse, plusieurs fois, son pardon à Cassio demandé par Desdemona et le désir sexuel de Jago fait écho à celui de Desdemona pour Otello dans le duo du 1er acte.
Et si le désir sexuel de Jago n’était pas vile prédation et son tendre câlin, nouvelle sournoiserie ? On reste dans l’indécision tout en se rappelant que, chez Shakespeare, Jago reproche à Otello d’avoir séduit son Emilia… L’enfant d’Emilia est-il celui du Maure ? Villalobos joue avec des signes qui se démultiplient et épaississent la pâte de cet Otello qui est pour le livret de Boito/Verdi amaigri des sens multiples shakespeariens.

Il s’agit en tout cas de dérober ce qui était à Desdesmona et qui est passé par Emilia : ici le mouchoir, signe dont il est difficile de se débarrasser tout comme la ferblanterie du Ring…Notons que par un effet de miroir, le mouchoir (ici blanc et simple) fait écho à la serviette du sportif que Iago porte depuis le début de l’acte.
Après la pause, s’inscrit sur le rideau partie 2 : Trauma.
Une scène sans parole ni musique : la Desdemona enfant regarde une femme (Emilia mais qui n’est pas Emilia ?) hagarde, errante sur la scène. Elle s’arrête devant la porte centrale, lui répète Salice, Salice avant de sauter dans un gouffre qu’on ne voit pas. Scène traumatique bis, pour Desdemona qui annonce, outre les Intermittences du cœur de Proust (souffrances des sentiments, désirs déchirants…), la remémoration de la chanson du Saule, à venir, chantée par la servante de sa mère, amante trahie suicidée… Ainsi, la scène traumatique (« Stigma ») de la première partie, supposément celle d’Otello, fait écho à celle de Desdemona dans la seconde partie et la mise en scène recentre et concentre les traumas sur, finalement, la véritable victime de ces deux scènes fondatrices.

Arrivée du héraut porteur des nouvelles de Venise, tentative désespérée de Desdemona de faire pardonner Cassio, intrigues de Iago, tout cela se joue suivant le livret. Notons tout de même l’insistante demande de Desdemona, jouée sur l’angle de la sexualité, non pas comme usant de ses charmes mais comme si la vertu d’Otello, drapé dans une position de principe, ne pouvait être déjouée que par un désamorçage de la cérébralité, par un abandon au corps d’Otello. Tentative vaine et finalement plus profonde que d’user de ses attraits physiques. Desdemona se découvre le sein, l’encourage à la toucher et cette scène fait écho à la fin du duo d’amour où seule celle-ci semblait avoir envie d’épanchements physiques. Otello cédait, une fois de plus, à un certain « devoir » d’amour, resté hors champ (et pas forcément accompli sans doute d’ailleurs).
Évidemment, Otello ne voit dans cet acte quasi métaphysique qu’un nouveau signe de dépravation.
« Di che sei casta.
-Casta, io son ! »
Et il y a peut-être dans ses paroles une vérité encore plus profonde. Y a‑t‑il eu véritable nuit d’amour entre eux ? On pense à Tristan et à Isolde aux blanches mains (le double d’Isolde d’Irlande, la blonde), intouchée dans certaines versions du mythe. Et Desdemona jouera désespérément avec une poupée comme avec un enfant qui ne vient pas…

Enfin ultime barbouzerie : le trio Jago-Cassio-Otello, dans lequel le premier berne son monde à l’aide du mouchoir et d’une méprise entretenue entre une courtisane énamourée et Desdemona, comme il se doit. Villalobos appuie la cruauté de la scène en faisant rester Desdomona, maintenue en position d’observatrice malsaine par Otello, en pleine chute de vertu, entraînant tout le monde dans son erreur et dans le désir voyeur de sa propre déchéance.
Cassio est bel et bien le dindon de la farce, toujours alcoolisé, débraillé, le bien né trop heureux. Éternel niais. Le bellâtre du boy’s club berné par le plus malin de la bande.
Surprise encore, réservée par l’équipe de l’Opéra de Göteborg : la scène du ballet est présente ! Rarement jouée, écrite à contrecœur pour la représentation parisienne (on pense à Wagner, au ballet de Tannhäuser et aux sifflets d’argent du Jockey Club). On imagine qu’elle tenait à cœur au chef Milletarì et elle donne lieu à d’amusantes pantomimes d’un Iago plus meneur de jeu que jamais (car avec la scène précédente, le piège est définitivement refermé).
Villalobos montre Iago devenu totalement metteur en scène : avec oreillette, plaquette entre les mains. Les murs s’ouvrent pour montrer l’équipe technique sur scène, costumes, maquettes, petites mains affairées… Il est le Méphisto de l’affaire. La scène donne lieu à une belle agitation chorégraphiée (Jose Ruiz), ballet des actions que l’on ne voit habituellement pas. Miroir dans le miroir. C’est amusant et malin.
Et on règle les derniers détails techniques dans le feu de l’action (les coups de canon des messagers de la Sérénissime) puisque le rideau se baisse trop vite, jetant le chœur des petites mains dans la panique, avec jeu sur le rideau qui monte et redescend. Et discrédite un peu, par ironie, l’effet du lent baisser de rideau du duo amoureux du 1er acte. Bernés sommes nous.

Jeu de scène habituel entre Otello devant confier les rênes de la ville à Cassio, dégradé et surtout devant ravaler son dépit pour suivre les ordres du Doge.
L’ensemble est géré suivant la convention opératique, par groupes isolés, dans ce fatras de mots entrechoqués ensemble, si peu théâtral, et Villalobos le traite comme tel, en plaçant les protagonistes face à la scène avec peu de relief scénique, comme un contrepoint au ballet machiavélique de Iago et de ses sbires, qui habitait tout le plateau.
Pendant qu’Emilia, qui porte elle aussi désormais une trace sur le visage, un « bleu » matrimonial, repousse une nouvelle fois l’horrible Jago, chaque membre du chœur sur le plateau se pare individuellement d’une tache de sang rouge. Comme une contamination du mal : le stigmate du réprouvé, de l’honni, se partage plutôt qu’il ne contamine. Il y a ici, aussi, suggéré, quelque chose de l’ordre de la révolte. On songe à Gisèle Pelicot…
Lors de l’ultime tentative de Desdemona, ratée, et devant la malédiction d’Otello, l’enfant-Otello réapparaît sur scène, comme un fantôme de son propre passé, comme une ultime mise en garde-appel à la compassion.
« Anima mia
Ti maledico »

Mais l’enfant est armé. Le passé menace un futur peu glorieux. En condamnant Desdemona (livret), Otello se condamne lui-même (scène) et rejoint le camp des (trop) puissants, prompts à utiliser leur pouvoir sans discernement : ultime sournoiserie de Iago qui invite ainsi, symboliquement, Otello dans le boys’ club des harceleurs…
Otello attrape l’enfant et le menace de son arme sur la tête. Prise d’otage et, en même temps, suicide. La tension est à son comble et le public frémit dans l’attente d’un coup de feu, qui se fait attendre alors que le rideau se baisse lentement. Le coup ne viendra pas mais l’effet est le même.
Acte 4
Alors que trône l’inévitable lit, noir funèbre, au centre du décor inchangé, Emilia, rappelons-le, enceinte, et Desdemona occupent l’espace. Alors que Desdemona à genou, évoque les souvenirs douloureux de son passé, entrevus scéniquement à l’acte précédent, en se chantant la Chanson du Saule, Emilia se retrouve comme investie de la douleur d’une autre femme, Barbara. Métempsychose ? Mêmes scènes douloureuses propres à l’humanité et devant éternellement se répéter ? Douleurs de la femme éternellement suppliciée et sacrifiée sur la scène de (quasi) tous les opéras ? On ne tranchera pas.
Il reste que toute l’émotion de la scène de Desdemona est habilement transmise au personnage d’ Emilia-Barbara qui, transfigurée, mi hagarde-mi hantée, se dépouille de son enfant postiche. Refus de l’enfant monstre de Jago ? De celui d’Otello par qui le malheur arrive ? Peut-être simplement, et c’est plus terrible, de l’Enfant en général comme s’il fallait en terminer avec le cycle de reproduction de cette humanité fatale, impossible à rédimer puisque même le vertueux et ancien souffre-douleur Otello succombe…
L’idée du passage de relai de l’émotion fonctionne bien avec ce jeu sur le présent, le passé, le dit et le faire, avec cette transfusion de l’émotion qui passe de l’un à l’autre et qui est le propre de l’opéra et de la mise en scène.
Belle image aussi de cette Emilia-Barbara qui quitte la scène par la porte du fond disparaissant dans l’horizon obscur et qui reparaît, à cour, entre les décors des murs latéraux. Illusion théâtrale/symbole et dénonciation ironique de cela en montrant le retour de la réalité par les coulisses. Toujours la piste de la mise en scène dévoilée, et où finalement Emilia rejoint Iago, au moins dans ce sens.
Mais l’heure est à la mort et Desdemona se recouvre la tête d’un voile : pas de mystère sur le reste à venir. Et le lit se transforme en tombeau, avec statue voilée. On pense au Christ mort de la chapelle Sansevero de Naples ou, Villalobos est un jeune metteur en scène, à l’album Elegy de Joy Division.
Nous sommes bel et bien dans une crypte, Otello s’avance avec une lampe torche, piètre flambeau de la vérité… Desdemona mourra étouffée-étranglée dans son suaire. Comme il se doit.
La lampe torche est réutilisée par Lodovico mais aucune lumière ne sera faite sur cette sombre histoire car Jago s’enfuit dans les coulisses, ultime volte-face du metteur en scène qui file retrouver sa véritable place (coulisses donc et… impunité).

Mais son œuvre se poursuit : Otello sort un couteau (l’épée du livret) qu’il concède à rendre à la justice des hommes mais prend in extremis le grand crucifix qui se trouvait sous l’oreiller de Desdemona qui renferme, ultime pirouette de mise en scène, ultime cadeau d’un Iago-metteur en scène malin, un couteau caché ! La justice divine enfin !
Et le lourd plafond troué s’abaisse comme une auréole ironique, le poids du destin, le cercle fatal qui unit les amants dans la mort…

En somme, une mise en scène plutôt charnue, pleine d’effets à rebours qui détournent intelligemment certaines idées préconçues laissées comme des indices, creuse des pistes intéressantes et se donne même le luxe de l’humour dans une tragédie plutôt lourde, suivant en cela une musique très plastique.
Le plateau s’appuyant sur l’équipe de Göteborg est solide, avec un chœur (et chœur d’enfants) plutôt en place malgré quelques scories au départ (la tempête) mais il est vrai qu’on lui demande beaucoup, avec beaucoup de jeu relativement individualisé (le « ballet »). Adam Frandsen (Cassio) se démarque par son chant clair et bien posé mais sans profondeur dans la droite ligne du personnage composé pour cette production : le bellâtre, beau de façade. Idem pour Tobias Westman (Roderigo), Orhan Yildiz (Montano) condamnés à être les factotum de service, bien chantés donc mais sans reliefs. Mats Almgren qu’on avait remarqué en Hagen il y a trois ans, malade ce jour-là, est condamné à jouer Lodovico, chanté par Martin Andersson.

Ann-Kristin Jones, qu’on avait remarquée en Adalgisa dans Norma et en Dorabella dans Così fan tutte de Folkoperan en 2022, campe une Emilia en demi-teinte. Des problèmes de projection la laissent sous le radar dans ses premières apparitions et il faut attendre le dernier acte pour entendre ses belles couleurs. En revanche, c’est une véritable composition, extrêmement touchante qu’elle livre au début de l’acte IV, incarnant totalement Emilia/Barbara (Eternel Féminin ?). Grande présence scénique. Idem dans ses affrontements avec Iago, entre image de la maternité, femme bafouée, servante dévouée : c’est une belle palette de jeu.
La Desdemona de Carolina Sandgren ne nous convainc également qu’à moitié. Les changements de registre sont légèrement problématiques et le timbre dans les graves n’est pas aussi élégant que ses superbes aigus. Projection, diction, couleurs sont là et elle ne cherche jamais la séduction facile des aigus surpuissants mais l’émotion reste uniquement vocale et peu incarnée. Le duo reste ainsi un peu froid mais elle finit par nous toucher dans son solo final du 4e acte.

Le Jago de Jens Søndergaard convainc tout à fait. Voix ductile pleine d’insinuations, graves profonds et une véritable intelligence scénique pleine de souplesse, de sourires avec un corps totalement en mouvement comme un chat. Il est le Jago parfait de la production.
L’Otello de Michael Weinius est une vraie réussite. On l’a entendu à Stockholm dans presque tous les grands rôles de ténors wagnériens et même dans un Lied von der Erde de chambre et estival à Artipelag. L’entendre dans Otello est un véritable bonheur. Certes la voix bouge un peu mais d’un défaut, Weinius fait un atout : ce sont les failles d’Otello. De sa voix d’ex baryton ayant basculé vers le ténor, il fait le pont entre l’enfant-Otello et l’amoureux meurtri. Le chant est quelque fois crié, par moment totalement enchanteur, italianisant en diable, aussi à l’aise en mezzo voce qu’en puissance totale. Il incarne tout à fait les ruptures et les élans du personnage. C’était déjà un chanteur extrêmement attachant, et il nous captive une fois de plus, peut-être comme jamais, avec ce rôle de fin de carrière. Pas de pleurs devant cet Otello mais une émotion vive avec un chanteur-personnage multifacettes.
Enfin, Vincenzo Milletarì confirme, une nouvelle fois (mais on l’écrit à chaque fois…), tout le bien qu’on pense de lui. Oui, il a rendu justice au grand Verdi d’Otello avec un orchestre extrêmement lisible qui suit le texte au cordeau, sans pause, sans temps morts, avec un refus du Verdi à effets zim boum, épousant les infimes variations d’un Otello sans cesse changeant, spectaculaire et intimiste comme le veut la partition… et la mise en scène, tout à fait en accord. Alors oui, on plonge dans la tempête du début, non dans des remous mais dans la houle (accompagnée des rires festifs qui inondent la scène avant l’orchestre) du factice : on est au théâtre et l’orchestre le souligne autant que la mise en scène. Oui, on aura droit aux cuivres triomphants certes mais avant tout clinquants des honneurs de Venise tandis que le drame est ailleurs, dans le tragique des cordes (Acte III, scène 3 avec Weinius accompagné, pas à pas au supplice par les cordes et les cuivres : moment déchirant). Oui, on ondulera dans la douceur des bois du 4e acte, avec des cordes fébriles (en écho de celles furieuses qui vrillent la tête jalouse d’Otello, acte III). Enfin, on a été passionné par ce ballet inattendu, mal aimé mais prisé par ce duo de jeunes passionnés (Milletarì et Villalobos) qui, de concert, en font quelque chose de savoureux avec ses trilles de flutes, ses cuivres profonds, ses parfums d’effluves orientales sur cordes guillerettes. Il y a peut-être un peu d’hybris à se jeter si jeunes dans le défi d’Otello mais il faut le constater : le jeu en valait la chandelle comme à Folkoperan, avec la Norma de Julia Sporsén.

Enfin, on remarque que le trépied scène/plateau/fosse tient la route et se construit ensemble, comme le jeu de balles renvoyées par Jago-Otello, plein d’humour et mis en valeur par la reprise de la phrase de Iago par Otello. Humour acide mais présent dans le texte : la voix de Weinius, l’orchestre de Milletarì et le jeu de balle de Villalobos.
Toujours, on est surpris par la tension jamais prise en défaut de l’orchestre en pleine mélodie infinie, cherchant les accents, les abysses. Et toujours la même vivacité qu’on trouvait dans son Rossini mais ici avec plus d’épaisseur, voire d’apesanteur (le duo de l’acte II, vraiment ailleurs). Ce n’est pas un Verdi émouvant mais véritablement diseur et presque intellectuel. On le suit à la baguette toujours vive, dirigeant précisément le plateau. Il fait vivre cet Otello-là, bien loin des chefs de fosse en service commandé. A suivre (encore et toujours).
C’est sans conteste la production suédoise de cette fin d’année et peut-être même de l’année 2024–2025. Il reste une date en janvier pour les wanderer suédois et européens…