L’Épopée au siècle de Berlioz.
Sous la direction de Cécile Reynaud et Gisèle Séginger.

Contributions de Lucas Berton, Peter Bloom, Éric Bordas, Céline Carenco, Dominique Catteau, Delphine Foch, Sophie Guermès, Jean-Marc Hovasse, Claudine Le Blanc, Cécile Leblanc, Cécile Reynaud, Stella Rollet, Jean-Marie Roulin et Gisèle Séginger.

Éditions Le Passage, avec le concours du Festival Berlioz, août 2024.
19,7 x 25 cm, 120 illustrations, 35 euros.

Actes du colloque

 De nos jours, l’adjectif « épique » ne s’emploie pratiquement plus que de manière ironique, appliqué à un incident trivial qui prend des proportions anormales. Ce basculement semble avoir eu lieu dès le début du XIXe siècle (Balzac en témoigne), alors même que l’épopée était un genre que beaucoup tentaient de ranimer, tant en littérature qu’en musique. Sujet on ne peut plus légitime donc pour le colloque organisé en 2023 en parallèle avec le festival Berlioz de La Côte-Saint-André, dont les éditions Le Passage ont réuni les communications en un superbe volume. 

Les actes de colloque sont généralement d’austères volumes, pavés où les communications s’enchaînent, destinés à la consultation par des chercheurs qu’intéressera le domaine abordé par ses collègues. Ce n’est pourtant pas ainsi que l’entendent les éditions Le Passage, qui publient aussi des catalogues d’exposition, notamment pour le Musée Delacroix ou le musée des beaux-arts d’Orléans. Après avoir livré en 2022 un Berlioz, Flaubert et l’Orient qui faisait écho au colloque organisé en 2021 à La Côte-Saint-André, la même recette est reprise pour les actes du colloque de 2023, et le résultat est un ouvrage magnifiquement illustré, un véritable livre d’art qui offre de quoi réjouir l’œil autant que l’esprit. Sont bien sûr reproduites les images que les différents participants avaient eux-mêmes montrées à l’assistance pour étayer leur propos, mais le livre L’Épopée au siècle de Berlioz convoque également toute une iconographie complémentaire, qui vient enrichir les textes rassemblés. On retrouve même en couverture le même détail du fameux Roger délivrant Angélique d’Ingres, qui ornait récemment le catalogue de l’exposition « Animaux fantastiques » au Louvre-Lens.

L’édition du 2023 du festival Berlioz concoctée par Bruno Messina s’intitulait « Mythique ! » et l’un de ses clous était, scindé en deux soirées, l’opéra Les Troyens (dont la deuxième partie était également à l’affiche en 2021). En réponse à ce titre et à cette programmation, Cécile Reynaud, directrice d’études en musicologie à l’École Pratique des Hautes Études, et Gisèle Séginger, professeure à l’université Gustave Eiffel de Champs-sur-Marne, ont à nouveau uni leurs forces pour faire se rejoindre musique et littérature, cette fois autour de la notion d’épopée. Le lien entre les deux arts s’établit sans difficulté, Berlioz montrant l’exemple avec son chef‑d’œuvre lyrique inspiré de l’Énéide, mais l’on ne s’étonnera pas que certains articles soient exclusivement littéraires ou plus strictement musicaux. Par ailleurs, inévitablement, quelques auteurs prennent un peu plus de recul par rapport à cette épopée qui devrait être le fil rouge du recueil. Néanmoins, le lecteur curieux trouvera forcément de quoi faire son miel grâce à la diversité des approches et des sujets abordés, qu’il s’agisse d’aspects méconnus de la production musicale et littéraire du XIXe siècle français, ou au contraire d’éclairages neufs sur des œuvres plus canoniques.

Dans un ordre sensiblement différent de celui du colloque, les quatorze communications sont ici agencées en trois parties : « Crise et renaissance de l’épopée », « L’Antiquité réinterprétée » et « L’Épopée et l’histoire contemporaine », la littérature l’emportant dans la première partie, qui pose clairement le problème du devenir du genre épique au temps de Berlioz. Bien que présente dans le reste du volume de façon plus allusive, la figure de Napoléon domine la dernière partie. 

Comme le montrent les cinq premiers textes, l’épopée est un genre dont la survie même semblait compromise pour de nombreux intellectuels du XIXe siècle. En cette époque « bourgeoise », les nobles idéaux incarnés par le poème épique semblent résolument démodés : l’époque est celle du roman plutôt que de la poésie, et à l’évocation des hauts faits guerriers (Arma virumque cano) et des interventions divines, elle préfère les menus événements du quotidien et l’analyse de la vie intérieure. L’épopée appartient donc à d’autres lieux, à d’autres temps, comme le montre l’article consacré à la traduction et à la réception du Mahabharata et du Ramayana, œuvres qui ont vite été jugées démesurées (plus 200 000 vers pour le Mahabharata contre 16 000 pour l’Iliade) et donc réduites à quelques épisodes centrés sur leurs protagonistes féminins. Pourtant, certains auteurs français s’essayent à l’épopée, en s’appuyant sur des mythes nationaux plus ou moins récents, comme Edgar Quinet, auteur de plusieurs tentatives dont un Merlin, ou Victor Hugo, qui acclimate l’épopée en la subdivisant, la première partie de La Légende des siècles ayant pour sous-titre « Les petites épopées ». Même Flaubert satisfait ses « prurits d’épopée » avec Salammbô, initialement conçu comme le roman bourgeois d’une Bovary antique, mais dont le projet se transforme en « épopée barbare » qui inspire un opéra à Reyer, quelques esquisses à Moussorgski, et une musique de film à Florent Schmitt. Quant à Shakespeare, avec son mythe et son « système », il suscite toute une série de compositions berlioziennes, jusque dans Les Troyens où le duo de Didon et d’Énée détourne un extrait du Marchand de Venise.

La deuxième partie se penche sur les mythes antiques qui, sous une forme révisée, font retour au XIXe siècle et suscitent des épopées d’un genre nouveau, dont le héros est désormais l’humanité tout entière. La figure de Prométhée a beaucoup inspiré les Romantiques et, comme Shelley, Herder s’inscrit dans le prolongement d’Eschyle avec son Prométhée déchaîné. Pour le centenaire de la naissance du poète allemand, Liszt composera une œuvre associant chœur et déclamation parlée. Avec Les Martyrs, Chateaubriand oscille entre roman et épopée, la composante religieuse et l’intervention finale du merveilleux pouvant faire pencher le texte du côté du genre « noble » : l’opéra du même titre que Donizetti livre à l’Opéra de Paris a pour source principale le Polyeucte de Corneille, mais semble bien se souvenir aussi des malheurs d’Eudore et de Cymodocée livrés en pâture aux lions. Quant aux Troyens, s’ils sont issus de l’épopée virgilienne, l’opéra pourrait-il se ranger dans la même catégorie plutôt que dans celle de la tragédie ? Berlioz semble bien avoir voulu gommer les machinations humaines pour mettre en avant le rôle tragique de la destinée.

La troisième et dernière partie envisage l’épopée sous un angle plus « moderne », en commençant avec le Moyen Âge, la chanson de geste étant considérée comme la contribution française à ce genre. Sous le Second Empire comme sous la Troisième République, les hauts faits des Francs et des Celtes inspirèrent divers opéras à visée plus ou moins nationalistes. Si l’histoire du XIXe siècle français s’ouvre avec l’Empire, et même si les différents hommages aux grands hommes envisagés par Berlioz restèrent lettre morte, à part la Symphonie funèbre et triomphale, la légende napoléonienne rapidement créée se manifeste jusqu’à l’autre extrémité de la période, Caran d’Ache concevant en 1886 pour le cabaret du Chat Noir un grand spectacle d’ombres intitulé L’Épopée, « pièce militaire à grand spectacle » en une quarantaine de tableaux retraçant le parcours de la Grande Armée. Et c’est l’histoire la plus contemporaine qui inspira à Berlioz l’une de ses premières œuvres, dans le genre héroïque, La Révolution grecque.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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