Le livret de l’opéra est signé Jacopo Ferretti, auteur du livret de Cenerentola, créé sept ans plus tôt et ‑hasard ?-, dans le même théâtre, le Teatro Valle de Rome.
L’ombre tutélaire de Rossini veillait sur cette nouvelle œuvre créée en 1824, à peine deux ans après l’insuccès de Chiara et Serafina, mais cette fois-ci très bien accueillie. Et par certains aspects le livret se souvient de l’œuvre de Rossini, notamment dans le monologue final qui rappelle en version plus piquante celui l’Angelina, chanté ici par Madama Gilda Tallemanni – il y a en effet des femmes dans cette trame, qui finissent par s’imposer et imposer leurs décisions.
En plus de la découverte, l’intérêt est ravivé par l’utilisation de l’édition critique de Maria Chiara Bertieri qui qui étoffe le texte et retrouve les origines, alors que l’habitude usait d’une version qui emprunte beaucoup à l’édition napolitaine de 1826 (au nouveau titre centré sur Gregorio). Il en résulte un rééquilibrage entre les deux personnages principaux puisque Il marchese Giulio, le père, a un air en plus.
La mise en scène de Francesco Micheli pose immédiatement la question qui préoccupe le spectateur et à laquelle dès l’ouverture il va chercher à répondre. Pourquoi donc le Marchese Giulio Antiquati (au nom asez bien choisi) enferme-t-il ses deux fils en les éloignant des femmes ?
Comme dans Medea in Corinto en 2021, il recontextualise l’histoire pour lui donner une logique et une vraisemblance pour un public contemporain.
Il justifie donc l’attitude du marquis par le fait qu’il était un « onorevole » (un député, un homme politique) à l’orée d’une belle carrière, très suivi par les médias, marié avec bonheur et père de deux enfants, mais sa femme prise par les démons de la chair, l’a trompé et s’en est allée avec un autre, une aventure qui a été un grand scandale médiatique qui a plus ou moins ruiné sa carrière.
Alors, le rideau s’ouvre plusieurs décennies plus tard, en 2042, quand les enfants ont plus de vingt ans et continuent d’être enfermés pour les protéger des dangers féminins, mais en 2042, tout est possible avec le numérique et Don Gregorio (Greg pour les intimes et les followers de sa plateforme @Facegram, Gregorio Cordebono de son vrai nom – « au bon cœur ») a réussi à faire rompre les solitudes.
Il est sans doute évident que l’expérience du confinement (que Bergamo a vécu si douloureusement) et l’explosion des rendez-vous en ligne et des plateformes comme Zoom et autres a sans doute aussi inspiré mise en contextualisation.
Tout le monde est seul, mais pas forcément coupé du monde, car l’extérieur réussit à s’infiltrer. Numérique ou pas, on a besoin de rencontres réelles et pas seulement de e‑croisements…
La trame est assez simple : le marquis tient doinc enfermé ses deux enfants, et le précepteur Gregorio est chargé de les « accompagner », mais tout comme le père il remarque la tristesse de l’un des deux, Enrico, qui lui avoue non seulement être marié, mais avoir un enfant et ne pas pouvoir voir la famille qu’il a fondée. L’autre, Pippetto, est amoureux de Leonarda, la servante plus âgée du marquis (il n’a aucune autre femme à l’horizon). Comme dans toutes les comédies de ce type, les enfants ont donc su contourner les interdits paternels.
De son côté Gregorio n’est pas un mauvais bougre et va accueillir femme et enfant chez lui, avec tous les quiproquos imaginables.
Mais à la fin, le marquis se retrouve à la fois beau-père et grand-père, en constatant que sa bru est plutôt une « femme bien ».
La mise en scène de Francesco Micheli se projette donc dans un monde numérisé où l’isolement est relativisé par l’usage des tablettes et des plateformes de réseaux sociaux. Le décor est divisé en deux parties, sur le plateau, des praticables où sont installés les personnages, isolés devant leur écran, et surplombant la scène, un écran sur lequel défilent à la fois les messages, les anciennes aventures du marquis, quelques vidéos, et surtout, un univers graphique étonnant et très imaginatif qui accompagne la trame, comme un commentaire en e‑version de ce qui se passe sur scène, des émoticônes, et tous les types de graphiques inventables, en couleur et en noir et blanc, créant un univers parallèle très divertissant, et très réussi esthétiquement. Il faut vraiment saluer le travail de création graphique du Studio temp et les animations d’Emanuele Kabu. Ils sont une bonne part du succès de la production, par ailleurs très colorée, sur les écrans et dans les costumes de Giada Masi mais aussi très rythmée, jamais prétentieuse et surtout toujours distanciée. Des structures légères et mobiles font respirer le décor de Mauro Pinti et renforcent la mobilité générale.
Il y a une sorte de folie douce qui s’installe entre ce père rigide qui ressemble à un Bartolo en un peu plus tendre, et ce précepteur compréhensif qui essaie tant bien que mal d’arranger les choses (sans toujours y arriver) en protégeant les enfants. C’est l’opposé d’une âme damnée à la Don Basilio d’un Barbiere di Siviglia, mais au contraire un être sympathique, empathique et en même temps écartelé entre ses devoirs professionnels et individuels.
Le livret de Ferretti séduit donc par son côté acéré et assez subtil, avec des personnages au profil bien marqué : un père trop aimant mais possessif et vieux style, un précepteur aux ressources multiples pour sauver la situation mais quelquefois un peu maladroit, deux enfants dont l’un se fait déniaiser par la gouvernante, et l’autre marié en secret et papa d’un enfant, et puis les femmes, Leonarda la gouvernante qui à la toute fin « plante » Pippetto en déclarant qu’elle ne l’aime pas et Gilda l’épouse astucieuse, intelligente et énergique (elle est fille de militaire) que la mise en scène présente dans la scène finale au pupitre d’un discours politique devant… le Quirinale, laissant supposer que ses capacités l’ont conduite à la présidence de la République. Le discours final, écrit en 1824, parle beaucoup aujourd’hui :
Donne care ! Qui fra noi
non neghiamo il nostro impero ;
ai sapienti, ed agli eroi
noi cangiamo il bianco in nero.
Siamo serve, ma regnamo
siamo nate a comandar.
Chères femmes. Ici entre nous ne nions pas notre pouvoir, aux savants, aux héros, nous, nous changeons le blanc en noir. Nous sommes des esclaves, mais nous régnons, nous sommes nées pour commander.
Ce livret recèle d’ailleurs d’autres petites pépites, comme lorsque le marquis Giulio appelle ses deux fils « caste tortorelle innocenti » (chastes tourterelles innocentes) ou quand le père parle d’Enrichetto (Henritounet), comme d’un petit enfant, Gregorio réplique quel ragazzino ha venticinque anni (ce petit garçon a 25 ans).
Autre moment désopilant dans le livret quand Gregorio apprend de Gilda, la jeune femme qu’aime Enrico, qu’ils sont mariés avec un enfant selon la méthode bien connue de l’art gradué du coup de massue…
Le récit de la jeune femme, fille de colonel et de caractère martial (elle le prouvera) raconte qu’ils se sont vus et fait signe (via les réseaux) et puis qu’il s’est glissé chez elle (on se croirait dans L’Ecole des femmes de Molière), que le couple a été surpris par la mère, et surtout par la servante qui allait crier au scandale. Pour l’éviter, Enrico propose d’épouser Gilda, ce qui est accepté aussitôt par la mère et officialisé dès le lendemain… Quelques temps plus tard naît le petit Bernardino.
Gregorio est abasourdi.
Le travail de Gregorio consistera donc désormais à tout faire rentrer dans l’ordre, c’est-à-dire apprendre au père la situation. C’est tout l’objet de l’œuvre. D’où évidemment le titre l’Aio nell’imbarazzo, le précepteur dans l’embarras.
On notera aussi quelques autres pépites de mise en scène,
d’un côté le père qui à chaque fois qu’il évoque le danger des femmes et la nécessaire protection des enfants, fait apparaître comme en surimpression (comme en hypertexte ou en hyperthéâtre) le couple formé par son épouse et son amant dans des postures diverses et pas toujours autorisées par la morale, à un autre moment on voit sur les écrans de contrôle de vidéosurveillance Gregorio aller chercher l’enfant et naviguer entre les voitures dans la rue , se comporter comme un ravisseur, puis ramener l’enfant à la mère qu’il abrite chez lui . En plus il s’agit d’un vrai bébé, tout mignon tout vivant, ce qui fait rire la salle bien évidemment. Et tous ces moments scéniques sont souvent soulignés et commentés par le jeu graphique qui occupe la partie haute du cadre.
En somme, un moment de pur bonheur qui réussit à montrer toutes les possibilités d’un livret un peu délirant auquel correspond une musique qui doit évidemment beaucoup à Rossini, mais pas seulement.
On reconnaît les qualités d’orchestration de Donizetti qui a mûri et sans doute appris de ses échecs, des structures plus maîtrisées et surtout une manière plus symphonique de traiter certains moments, un peu plus compacte, où l’on entend le Donizetti du futur, qui suit un peu le parcours d’un Meyerbeer partant de Rossini qu’il admirait tant et arrivant au Grand-Opéra.
La qualité de l’orchestration, la pâte sonore jamais massive, mais aux assises solides, est bien mise en valeur par la direction du jeune Vincenzo Milletari, qui réussit à très bien tenir l’ensemble, en respectant les rythmes et l’agilité du plateau, tout en faisant de l’orchestre un vrai protagoniste qu’on écoute et non un simple accompagnateur de facéties scéniques. Il est très bien suivi par l’orchestre du Donizetti Opera à son meilleur (notons aussi l’excellente Hana Lee au pianoforte), ce qui donne unz musique très au point, même si en pinaillant un peu on pourrait souhaiter plus de couleurs quelquefois (pour répondre à l’explosion scénique), mais en matière de tempo, de respiration, de théâtralité, et aussi de mise en relief des différents niveaux sonores sans jamais couvrir le plateau et en le soutenant toujours au contraire. La performance est notable et montre en Milletari encore un jeune chef italien à suivre.
La distribution est composée des deux grands maîtres que sont Alessandro Corbelli et Alex Esposito, accompagnés des jeunes de la Bottega Donizetti (laboratoire Donizetti) qui est un peu l’atelier de formation lié à la fondation. À l’instar de l’Accademia Rossini de Pesaro qui a formé toute une génération de grandes voix rossiniennes depuis sa naissance, la Bottega Donizetti s’attache à donner à des jeunes les fondements de ce style qui évidemment ne se limite pas à la virtuosité, mais aussi à un sens du phrasé, à une attention au texte (et quand le livret est de qualité, c’est essentiel) et à leur traduction scénique. C’est Alex Esposito qui a préparé ces jeunes, le chanteur bergamasque lui-même est un familier de Donizetti, mais a fait ses armes chez Mozart et Rossini, qui sont aussi des écoles irremplaçables pour travailler ce répertoire et c’est une des grandes références du chant italien.
Son Gregorio est scéniquement désopilant (c’est un acteur exceptionnel, très mobile en scène, ‑on se souvient de ses Figaro mozartiens incroyables‑, et qui non seulement possède une voix large, au timbre charnu, sans failles, mais aussi un sens du phrasé impeccable sans compter la clarté de l’émission. Il en résulte un Gregorio qui réussit à donner les deux aspects du personnage, un peu clownesque, notamment au début, et aussi profondément humain, un personnage qu’on sent mûr et néanmoins intérieurement plein de jeunesse et d’empathie. Par ses mouvements, par sa voix, par ses attitudes, par la couleur vocale et l’expressivité, il exprime une profondeur du personnage qu’on n’attendrait pas toujours dans ce type d’œuvre.
Face à lui, Alessandro Corbelli, qui continue lui aussi d’être référentiel dans ses interprétations. Déjà présent dans l’enregistrement de Bruno Campanella en 1984, Corbelli reste un modèle de diction avec une attention au texte de tous les instants, avec un sens de la couleur et une expressivité uniques. À peine septuagénaire, il garde une présence vocale et une intelligence scénique qui continuent de stupéfier. Il ne joue jamais le barbon, mais le père angoissé et particulièrement excessif, qui n’arrive plus trop à communiquer avec ses enfants, simplement parce qu’il ne voit plus la réalité en face, à la différence de Gregorio, qui ne cesse de faire le lien entre la folie paternelle et la réalité du monde. Je rappelle sans cesse mon admiration quand je l’entendis dans Lodoïska de Cherubini à la Scala dire les dialogues en français sans aucun accent… Corbelli sait que la question du texte est essentielle à l’opéra, et notamment qu’il doit être maché, articulé, audible dans ce type de répertoire où les récitatifs sont essentiels.
Ainsi ces deux maîtres du grand style lyrique évidemment dominent la mise en scène et la distribution, mais comme partenaires d’une troupe de jeunes, ils constituent des modèles tout en étant des collègues, situation idéale pour progresser.
Et ces jeunes ne déméritent pas. Sans être des voix exceptionnelles, ils ont sur scène une agilité et une aisance qu’on doit noter, parce qu’elle est indispensable dans cette mise en scène.
Dans le rôle de Madama Gilda Tallemanni qui dans l’enregistrement cité plus haut était assuré par Luciana Serra, c’est dire, Marilena Ruta ne déçoit pas, la voix est claire, bien posée, bien projetée, avec une belle précision (qualité importante dans une carrière naissante) homogène sans être stratosphérique. Elle est scéniquement impeccable dans son rôle de femme énergique et de mère aimante, et offre une prestation très séduisante.
Même observation pour Francesco Lucii, Enrico très crédible, engagé scéniquement lui aussi (effet d’entraînement d’une mise en scène de Micheli), un caractère destiné à la soumission au père d’abord, puis à sa femme. Le timbre est clair, assez lumineux, les aigus sont maîtrisés dans un rôle exigeant sous ce rapport.
Le Pippetto de Lorenzo Martelli ténor au timbre plus sombre a des qualités comiques indéniables, tout comme la Leonarda de Caterina Dellaere dans son rôle de gouvernante piquante et d’initiatrice, et le très correct Simone de Lorenzo Liberali complète une distribution certes dominée par les « anciens », mais sans faiblesse et qui fonctionne parfaitement de bout en bout, tout comme le chœur Donizetti Opera (au rôle tout relatif) préparé par Claudio Fenoglio .
Au toal le constat est simple, après une Favorite qui n’emporte pas la conviction et Chiara e Serafina à la musique immature et à l’intrigue confuse, nous sommes devant la meilleure production de l’édition 2022, qui emporte la conviction par la qualité musicale et scénique, et par une œuvre étonnante qui mérite d’entrer au répertoire de tous les grands théâtres, à l’égal d’un Don Pasquale, d’une Fille du Régiment, d’un Elisir d’amore et de Viva la Mamma.