Leoš Janáček (1854–1928)
Jenůfa (1904)
Opéra en trois actes
Livret du compositeur d'après le drame de Gabriela Preissovàs (1890), Její pastorkyňa.
Création le 21 janvier 1904 au Théâtre National de Brno.

Direction musicale : John Fiore
Mise en scène : Annilese Miskimmon

Chorégraphie : Kelly Lloyd-Jones
Lumière : Mark Jonathan
Scénographie, costumes et perruques : Nicky Shaw

Jenůfa : Agneta Eichenholz
Kostelnička : Nina Stemme
Laca Klemen : Jesper Taube
Števa : Kjetil Støa
Grand-mère Buryja : Katarina Leoson
Le Meunier : Jeremy Carpenter
Le Maire : Lennart Forsén
L'épouse du Maire : Karolina Blixt
Karolka : Annie Fredriksson
Barena : Lova Kollberg
Jano : Minna Tägil
Une servante : Saga Wargbaner
Une tante : Anna Norrby

Coproduction  avec le Scottish Opera (créé le 7 avril 2015) et le Jyske Opera.
Reprise de la production à Stockholm dont la première était le 18 mars 2017.

Kungliga Operans kör
Kungliga Hovkapellet

 

Stockholm, Kungliga Operan, jeudi 17 octobre 2024.

Au programme ce soir, Jenůfa une grande fête de famille : la réunion de Cornelia Beskow (Jenůfa), la fille, et Nina Stemme (Kostelnička), la mère adoptive, soient deux générations de soprano purs produits de la grande tradition vocale scandinave. Mais Beskow malade déclare malheureusement forfait ce soir-là, remplacée par Agneta Ashenholz. Du conte paysan tiraillé entre les violences (coups de couteau, infanticide…), les passions (amours secrets, rancœur, jalousie…), la cocotte-minute sociale (les hiérarchies au sein d’un petit village de Moravie) et la compassion (le pardon de Jenůfa après l’impardonnable crime de sa mère et surtout le lent élan de l’héroïne vers Laca), Annilese Miskimmon ne retient que ce dernier trait.  Sans élaguer quoi que ce soit du livret, Annilese Miskimmon ne fouille que très peu la terre féconde de l’opéra de Janáček, voire en lisse les aspérités, et centre tout son discours sur la maison-foyer, pièce centrale, seul désir au fond : l’union des cœurs aimants au sein de la famille nucléaire.

La maison et rien que la maison. Celle autour de laquelle on tourne (acte 1, le mariage n’est pas fait), celle, pleine d’ombres, nocturne, dans laquelle on cache, cauchemarde et tue (Acte 2), celle dans laquelle on vit en pleine lumière (acte 3, les révélations et les choix en conscience).
Ainsi, avec un décor hyper fouillé, très réaliste et presque traditionnel mais isolé sur une tournette très visible et dans la nudité de la scène (aucune indication temporelle ne sera donnée scéniquement hormis le jour et la nuit), on ne saura rien du rythme saisonnier et symbolique qui rythme l’opéra de Janáček.

Acte 1 – fin de l’été qui annonce l’automne : l’amour solaire entre Jenůfa et Števa est sur le déclin et pourtant il y a récolte à venir : soit l’enfant secret hors mariage, caché par Jenůfa à sa mère et au village. Le sang versé de Jenůfa par Laca peut être aussi vu comme un acte sacré avant la récolte.
Acte 2 – hiver : la mort de l’enfant-problème décidée et actée par Kostelnička comme  « résolution ». De la mort qui barrait la route entre Jenůfa et Laca nait aussi un embryon d’union entre les deux réprouvés. Ici, exit la glace des sentiments refroidis et de la mort. Exit aussi la tempête (Walküre…) qui fait irruption dans la maison et dans le cœur de Kostelnička.
Acte 3 – printemps : le dégel révèle le crime de Kostelnicka  et la faute de Jenůfa à la société. C’est la renaissance. Dans un élan de compassion, un nouveau monde peut se déployer, purgé : Jenůfa et Laca enfin seuls, dans la maison.

Autre symbole absent : le moulin. Symbole de la roue de la fortune, aux cliquetis rythmiques de machine du destin (les xylophones), il incarne tous les mécanismes de pouvoir, fonde la richesse (Števa, l’héritier) et la différence (Laca, le bâtard, le factotum du moulin).

D’ailleurs, dans une volonté de lissage de la mise en scène, les deux frères rivaux dans leur amour pour Jenůfa, sont indistincts. Rien ne distingue le riche et beau Števa, coq du village, du brutal, laborieux et passionné jusqu’au cou℗, Laca. Jeu, costumes, maintient : ils sont interchangeables. Et seront changés. D’ailleurs les deux boivent alors que dans le livret seul Števa a un problème avec l’alcool, d’où le refus d’approbation de leur union par Kostelnička (elle a dû subir aussi un mari alcoolique. Ressentiment, vengeance, force de l’atavisme mais aussi volonté de protection : le terreau est riche.).

Home Sweet home…

C’est comme si, d’une certaine manière, tout était joué. En tant qu’auditeurs de Janacek, on est surpris de cette double fin de l’acte 3. Celle dramatique, où Jenůfa est conspuée par sa communauté, Kostelnička arrêtée et Karolka, la nouvelle fiancée de Števa, horrifiée par la révélation des secrets honteux et tragiques quitte Števa. Et la deuxième fin, en apesanteur musicalement et dans un grand élan compassionnel, où Jenůfa et Laca décident de se pardonner l’un l’autre et de continuer ensemble. Annilese Miskimmon trace, en fin de compte, une grande arche qui permet de réunir, dans la maison, qu’ils ne quitteront pas, le couple mal apparié du début.

Ainsi les violences, les jalousies, tout se passe, presque naturellement, sans heurts (y compris une fête paysanne déceptive et balourde en rond sur la tournette). Et après tout, ce sont presque des péripéties vues comme des jeux d’enfants dans une maison de poupée. La maison prend toute la place sur la scène dans l’acte 1. Tout est réaliste : décor, costumes, fête villageoise alcoolisée mais les uns et les autres rentrent dans cette maison, regardent par les fenêtres, suivent les conversations d’un air amusé, en picorant. Comme dans une maison de poupée, le décor de jeu souvent magnifique mais unique se doit d’être aussi toutes les maisons d’un village ou autres éléments de décor suivant la fantaisie…

micro-société au court bouillon (Jeremy Carpenter, Le Meunier)

D’ailleurs cette maison hyper réaliste (pour un décor de théâtre moderne), s’ouvre au deuxième acte pour montrer son riche intérieur de meunier enrichi. Belle dînette donc mais aussi mezzanine rustico-cosy (… comme chez les Ingalls) dans laquelle dort, et se cache Jenůfa. On nous montre bien qu’il s’agit d’une maison-jouet qui s’ouvre pour permettre d’augmenter le plaisir du jeu. Montrer ce qui est caché, développer les scènes intérieures… Les lumières se font tamisées : chandelles électriques, feu de cheminée (réalisme) et éclairages savants (mise en scène) pour mettre en lumière le cauchemar de Jenůfa, derrière le rideau de sa chambre ou encore les éclairs (diaboliques) d’une nuit de sabbat de sorcière (c’est comme ça qu’on perçoit la terrible Kostelnička).

Enfin, troisième acte, la même maison mais éclairée des pleins feux de la rampe (plus rien à cacher). Et des fauteuils avachis ont fait leur apparition ainsi qu’un tapis. Les commodités de la conversation, la vraie, puisque que tout sera révélé.

Pour les spectateurs rêvant d’une mise en scène « traditionnelle », voilà qui en a tout l’air. En gros… On suit donc l’action, ligne à ligne, dans des gestes convenus, traquant les maigres signes de mise à distance.

Trait intéressant de mise en scène : certains dialogues Jenůfa/Laca, au premier acte, se transforme en monologues car l’un des protagonistes profite du discours pour entrer dans cette maison, décidément ouverte aux quatre vents (que peut-il bien s’y passer ?). Dialogue qui ne s’instaure pas. Pas encore donc.

Autre point : le tiroir-berceau qui abrite le bébé posé près du lit de Jenůfa dans la mezzanine et qui va retrouver sa place dans le meuble, une fois le « problème » résolu. Le tiroir qui abrite des secrets donc et qui va retrouver sa place dans un illusoire retour à une situation pacifiée, où tout reprendrait sa place.

On sent pointer une vague critique d’une société corsetée au troisième acte avec une Karolka et sa mère, l’épouse du maire, mais on reste dans une caricature gentille (ce sont les Olsson… et on sait que dans La Petite Maison dans la prairie, les méchants ne sont jamais totalement méchants).

Rare moment de joie pure. Cornelia Beskow (Jenufa) et Minna Tägil (Jano)

Ainsi tout est lissé. Le coup de couteau ne fait pas couler de sang (me semble-t-il), l’enfant est emporté dehors (dans le noir de la coulisse, comme un accessoire), Števa n’est pas plus alcoolique que Laca ou les autres villageois, la folie de Laca ne semble pas être une option : emporté certes et au geste fatal mais sans les abymes de jalousie et de passion qui pourraient  (devraient ?) l’habiter.

Ainsi, on reste dans un drame presque bourgeois et devant un spectacle sans heurts ou du moins émoussés. Il ne faut pas effrayer le public, avec ce Jenůfa qui ne déchaine néanmoins pas les foules malgré la présence de la cultissime Stemme (et de Beskow plus localement) qui préfèrent se jeter sur… Carmen.

Tout le 3e acte nous montre déjà une Jenůfaet un Laca en voie vers leur apothéose finale. Gestes attentionnés, entente, sourires. Il n’y a pas, ou si peu, de gêne de Laca, de dégoût de Jenůfa. De même, tout est vite évacué, convives comme événements : Kostelnička sort emportée par le maire, sans heurts. Il est temps de dérouler le happy end.

Il est vrai qu’on est d’ailleurs réduits, mais c’est peut-être voulu, à suivre les évolutions des personnages par les circonvolutions de la musique, si changeante alors qu’on est dans un continuum scénique. John Fiore connait bien l’orchestre et les lieux et dirige avec élégance et sûreté. Toujours attentif à suivre les voix sans les couvrir, et certaines, fragiles ce soir-là, vu les conditions, ont eu besoin de soutien. Machine rythmique moderne (percussions, xylophone), atmosphère feutrée d’opéra de chambre et pâte orchestrale grandiose (les violoncelles wagnériens…), il veille à tout et surtout aux transitions si essentielles chez Janáček Encore une fois, on est saisi par la précision et la richesse des cordes de l’orchestre, des bois magnifiques (bassons et clarinettes surtout) et des cuivres sans scories. Fiore a donné un Janáček très lisible et vraiment chatoyant et c’est l’orchestre qui était spectaculaire.

Comme toujours, la troupe fait le job : Jeremy Carpenter, élégant même dans son rôle brut de décoffrage en meunier, Lennart Forsén idéal en maire bourru et Katarina Leoson en grand-mère vieillissante, malgré quelques difficultés dans les aigus. On remarque Kjetil Støa en Števa et surtout Jesper Taube, en Laca, aux voix de ténor bien dessinées, légèrement criarde pour le coq Støa/Števa un peu barytonnante et chaude pour Taube. Ce dernier a une belle présence et joue bien l’évolution voulue de jeune fou passionné vers le futur bon père de famille, ou du moins le bon époux… Un jeu qui va vers l’apaisement. Notons aussi le Jano de Mina Tägil virevoltant  et pétillant avec une voix fraîche et agile.

On attendait évidemment Cornelia Beskow dans Jenůfa mais, malade ce soir-là, elle dut laisser sa place à Agneta Eichenholz. On ne jugera donc pas une prestation scénique et vocale de dernière minute même si on note son engagement, dans un rôle appris sur le tas. Le timbre est clair, un peu fragile par moment, avec des problèmes d’émission au début, vite résolus avec une ampleur et une facilité à colorer assez impressionnante pour une mission sauvetage. Elle était une Jenůfa assez fragile mais sûre d’elle dans cette avancée vers la vie et la lumière, avec une belle intériorité, forte et nécessaire devant l’imposante Stemme en Kostelnička.

Nina Stemme (Kostelnička), foyer irradiant.

C’est évidemment la star que tout le monde attendait (même si ce soir-là, c’était l’ensemble en tant que tel qui était le plus applaudi). A titre personnel, on se réjouissait de retrouver le duo Stemme/Beskow (Brunnhilde/Sieglinde) qui avait fait des étincelles lors du Ring Stockholmois de 2017. On avait un peu peur que Stemme écrase tout le plateau, de sa présence impressionnante et de sa voix en acier trempé mais il n’en est rien. En grande dame, elle sait se mettre à la disposition de la production et évidemment joue de toute sa gamme. Pianissimi magnifiques, puissance d’émission incroyable, couleurs sur chaque mot, avec ce timbre un peu sombre et mordoré qui caractérise sa voix dans sa nouvelle maturité. C’est évidemment un festival et une grande joie de l’entendre en Kostelnička (un enregistrement vidéo de la production d’Olivier Tambosi au Liceu où elle chante Jenufa est tout à fait recommandable et recommandé), un peu dommage de la voir sous exploitée scéniquement même si elle se révèle assez émouvante dans l’acte 2, presque malgré la mise en scène, puisque celle-ci évite tout débordement passionné. Oserait-on une critique ? La lionne tourne un peu trop en cage et, par moments, délivre un peu trop sa voix dans toute sa splendeur. Doit-on vraiment s’en plaindre ? On est ici au spectacle et on ne peut que se réjouir de la retrouver sur la scène de l’Opéra… avant de la retrouver à Berwaldhallen, avec Daniel Harding, en Isolde en 2025.

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.

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