“There’s a war between the rich and poor
A war between the man and the woman
(…)
Refrain :
Oh lover, lover, lover, lover, lover, lover
Come back to me”
Leonard Cohen
On nous pardonnera de commencer ce compte-rendu de la nouvelle production de Norma, chef d’œuvre du bel canto, par une chanson de Leonard Cohen mais il nous semble bien que cela fait sens dans cette mise en scène épurée voire dépouillée d’Eirik Stubø à Folkoperan. Cette Norma nous a fait penser à plus d’un titre au diptyque qu’il a mis en scène en 2017, Œdipe/Antigone, à Dramaten (Théâtre Royal de Stockholm) dont il était alors le directeur((il l’a quitté en 2019)) : même actualisation moderne sur un plateau noir et nu, troué d’un abyme d’où s’échappe quelques fumées/brouillard, où le mythe était (dé)placé dans une atmosphère mafieuse sous des dehors bon-chic bon genre. Le fantastique n’était pas complètement absent ni refusé : Antigone, enterrée vivante, s’enfonçait dans le sol, en hurlant son texte, sa voix luttant contre celle de Robert Plant et la guitare de Jimmy Page. Since I’ve been loving you de Led Zeppelin (Houses of the Holy, 1973) emplissait alors violemment tout le plateau.
Mais revenons au prophète Cohen… Si Eirik Stubø se débarrasse de la Gaule et du conflit culturello-nationaliste Gaulois-Romain, il conserve l’essentiel de la guerre majeure qui sous-tend Norma, le conflit hommes/femmes et l’instrumentalisation des un(e)s par les autres, à son propre profit et pour cimenter son groupe social, ce qui n’est pas sans rappeler le propos d’un autre scandinave actuellement sous les feux de la rampe, Ruben Östlund, lauréat de la Palme d’or pour Triangle of Sadness (2022). Exit donc la forêt (des Carnutes ?). D’ailleurs la nature (souillée par les trahisons et les abus d’une époque moderne ?) est absente. C’est donc une Norma déconstruite, dépouillée des oripeaux romano-gaulois qui permet d’étudier, presque de manière entomologique, les relations sentimentales et de pouvoir à l’œuvre dans l’opéra de Bellini.
Comme pour son Œdipe/Antigone, Stubø n’élude pas complètement les éléments de ce qu’on serait tenté d’appeler le mythe. Si le plateau est désespérément nu, cintres mis à jour, l’orchestre tient la première place sur une plateforme qui va progressivement s’élever, révéler une fosse large et inquiétante au centre du plateau, puis se refermer sur le couple Norma/Pollione à la fin. Ce mouvement ascendant/descendant évoque le destin de Norma, appelée à rejoindra la terre (Norma la druidesse évoque, en filigrane dans le livret, la postérité chrétienne des druides), mais aussi le mouvement de la lune, cette casta diva qui éclaire tout l’opéra. Une combinaison Lune/orchestre au premier plan surplombant Norma, c’est une belle idée qui permet de rattacher par diverses branches le rite modernisé de Norma.
Puisque lunaison opératique il y a, convoquons Pline et son Histoire Naturelle : « La cueillette du gui avait lieu le 6e jour de la Lune, jour choisi parce que la lune est dans toute sa force sans être à mi-cours. » La druidesse Norma d’Eirik Stubø ne cueille pas le gui, plante cosmique, singulière puisque ses baies sont à maturité au solstice d’hiver((Nous sommes donc sans doute la 7e nuit à compter de la nouvelle lune la plus proche du solstice d’hiver)) et que sa verdure est persistante même en cette saison. Contrairement au solstice d’été, solaire et donc festif et exubérant, ce qu’on célèbre ici, c’est une fête de l’intériorité, ce qui correspond aux sentiments d’origines contraires qui animent les âmes de nos protagonistes et justifie les choix drastiques de retenue de la mise en scène ainsi que de réécriture.
Si la cueillette du gui n’est pas nommée (remplacée par l’astucieux mot de rite, nous y reviendrons), on ne se débarrasse pas du dieu Irminsul dont le nom est agité par le peuple et Oroveso et qui est appelé à manifester sa colère, justifiant, religieusement, la guerre, trop attendue, des Gaulois contre les Romains. Ce qui nous permet, en passant, de souligner à nouveau les liens Bellini-Wagner en évoquant la figure d’Irminsul, terribil Dio chez Bellini mais figure plus complexe si on en croit la légende. En effet, Irminsul (Le Grand Pilier en vieux Saxon), arbre ou colonne, abattu par Charlemagne selon la légende, n’est pas sans rappeler l’Yggdrasil des Eddas, l’arbre-monde (le fameux Frêne du Monde du Ring) auquel Odin aurait sacrifié, en s’y pendant à l’envers (ou en perdant un œil en lui arrachant une branche…). Rejoignons les ultimes coutures : dans l’Edda de l’Islandais Snorri Sturlson (dont une des rares copies se trouve à la bibliothèque d’Uppsala, non loin de Stockholm), c’est le simple gui qui tue Baldr, le fils d’Odin, pourtant protégé par toutes les créatures terrestres ainsi que par les minéraux et les végétaux qui ont tous prêté serment à Frigga en s’engageant à ne pas lui nuire. Tous sauf le simple et faible gui, jugé insignifiant. On le voit : Wagner, qui aimait tant Bellini, a sans doute dû creuser les questions et le contexte de Norma pour faire plus tard œuvre lui-même…
Mais revenons à notre Norma. Irminsul n’est ici qu’un nom brandit par Oroveso pour galvaniser une foule reléguée dans un bas-fond (la fosse) et qui attend avec impatience la femme, médiatisée par une fonction et un rite. C’est une autre femme qui est attendue, Adalgisa, plus jeune, par un Pollione qui s’échauffe avec son ami Flavio (sur la passerelle d’orchestre). Le parallèle Oroveso/ Pollione est tracé ainsi : des hommes interchangeables (quasi mêmes costumes gris) s’ébattent sur le plateau dans L’Attente des femmes, comme le titrait Bergman.
Voilà enfin Norma, vêtue d’un manteau long cintré, d’inspiration vaguement militaire et totalement moderne (toujours cette intrication mythe/contemporanéité), lourdes chaussures noires au pied, visiblement harassée (la fameuse charge mentale des femmes?), sans doute par ce peuple et par son père Oroveso qui lui demandent de délivrer des oracles en accord avec leur volonté de guerre contre les Romains ! La pression sociale est forte… Remarquons que Stubø ne s’encombre pas de la jointure druide-catholicisme et n’insiste pas sur la prophétie, pourtant vraie, de Norma, prévoyant la chute de l’Empire Romain à cause de ses vices. Stubø prend donc le parti de n’y voir alors qu’un mensonge de Norma, visant à protéger son amant secret Pollione et ses enfants, qu’elles n’auraient pas dû avoir du fait de son statut de druidesse, encore moins avec l’ennemi asservisseur de son peuple.
Voilà pour la politique (avec laquelle on peut toujours s’arranger comme avec les Dieux…) mais tout aussi important, pour le peuple, est Le Rite (encore un titre de Bergman). Norma enlève son manteau, se détend et performe « Casta Diva ». Là encore, son vêtement gris clair fait penser à une tunique antique mais aussi à un vêtement tout à fait moderne. Si elle entonne le célèbre hymne à la lune mais aussi à la paix, c’est dans l’ordre du travail, exécuté sous la contrainte. Il y a bien un sacrifice, fait pour la communauté : la femme, qui doit accomplir ce que la société lui demande vivement. Norma est travaillée par l’exécution du rite (le travail) mais aussi dans son être intime puisqu’il lui est refusé de prendre époux et de donner la vie par l’enfantement (Oroveso, druide lui-même, est père de Norma).
Le sens du rituel est pluriel car c’est aussi un acte magique de régénération. La Casta Diva invoquée, la lune, est importante dans le cycle agricole (y compris dans ces phases complexes de lune montante et descendante propices à l’enracinement ou à la levée des plantes). C’est ce qui est montré sur scène avec la montée progressive du chœur/peuple s’élevant dans la fosse pendant l’accompagnement du doux balancement des cordes. Il y a enfin l’association Lune/femme liée au cycle des vingt-huit jours de lunaison comparable au cycle menstruel.
Pline encore : « Ils (Les gaulois) pensent que le gui, pris en boisson, donne la fécondité à n’importe quel être stérile, qu’il est un remède contre tous les poisons. »
Norma doit donc se nier en tant qu’individu et donner de sa personne pour la vie (la fécondité) de la communauté.
Dernière couche : le rite est musical évidemment. On a souligné les rapports orchestre/lune et entendre Casta Diva, tube impressionnant de bel canto interprété par une artiste devant un public nous renvoie en miroir au peuple sur scène. On retrouve aussi le côté lustratoire qu’un Wagner, apôtre du Bühnenweihfestspiel, exploitera à fond lors de rites cette fois-ci solaires et cycliques, sur une certaine Colline Sacrée. Stubø joue sur tous ces paramètres-là et accentue cette couleur sacrée par la représentation profane de l’opéra, qui impose néanmoins des conditions assez ritualisées. Il y a rite dans la production artistique et sa représentation. Un rite qui est aussi une transgression, à la fois immorale et magique, performée par des personnages à la fois en dehors de la société et ciment de celle-ci. On se souvient des acteurs/performeurs du Rite de Bergman (1969), interrogés et ennuyés par la police sans que l’on apprenne ni même qu’on voie à la fin du film quelle était cette « représentation ». Véritable rite, simple pièce, véritablement problématique ou non et qui restera dans un hors champ mystérieux ((là encore relié à la musique puisque l’actrice Ingrid Thulin interprète dans le film Thea Winkelmann alias… Claudia Monteverdi))….
Ce qui intéresse Stubø est l’exploitation de la femme et de sa fécondité. C’est donc sous une forme neuve qu’il exploite Adalgisa, qui incarne le renouveau féminin. À la fleur fanée de Norma (ayant déjà donné deux beaux fruits), Pollione préfère désormais la jeune pousse gauloise, plus fraîche. La costumière Magdalena Åberg donne à la jeune druidesse des vêtements plus colorés (bleu, couleur du voile de Marie) que le gris des couleurs passées de Norma. Le duo Adalgisa/Pollione est joué sur le mode des amants cachés entravés dans l’expression de leur amour. L’une déchirée entre son devoir (de prêtresse, de gauloise) et l’amour, l’autre tout à son désir de pouvoir, voire de possession de l’être aimé. La relation est déséquilibrée et pourtant Stubø nous fait voir dans les gestes de l’une et de l’autre les mêmes modus operandi de séduction, d’attraction/répulsion (toujours l’influence de la lune) avant l’effusion commune.
Norma, la druidesse intouchable, est aussi la mère, secrète, des enfants de Pollione. C’est une autre face(tte) de femme au bout du rouleau. Celle qui, rentrant de son office, doit aussi être mère riante et attentionnée. Et Stubø nous montre que même ce côté-là la lasse. C’est aussi le monde, bien contemporain cette fois, de l’enfant roi, monstre d’égoïsme, et des parents modernes devant accepter tous leurs caprices sans rien attendre en retour, pas même leur amour. Mais si Norma cède aussi à cette nouvelle norme, elle ne cache plus le côté épuisant de cette double tâche et son renoncement à l’amour (celui de Pollione, celui de ses enfants doublement monstrueux, puisqu’interdits par sa condition de druidesse et alliage contre-nature, gallo-romain). Elle connaît son destin depuis l’Ouverture : l’orchestre (lune pour laquelle elle officie) qui surplombe comme une épée de Damoclès et la fosse qui l’attend, même si elle ne connaît pas encore l’instrument fatal… sa propre consœur Adalgisa, qui vient justement lui confier ses secrets.
Stubø insiste très finement sur le caractère exploité des deux femmes. Norma est épuisée mais Adalgisa n’incarne pas pour autant la vitalité, du moins dans ses gestes : elle est prude mais passionnée donc gauche, mal dégrossie. Elle est déjà asservie aux hommes, à sa communauté mais aussi à son amant, Pollione. Ainsi c’est bien la jeunesse, la soumission, la fertilité et la fécondité qui intéresse Pollione et c’est ce que souligne discrètement Stubø.
Et c’est quand le lion débarque dans la cage pour le finale que Norma retrouve toute sa fougue, voire sa sauvagerie, puisque Stubø jette sa Norma, dans son plus grand élan de colère, sur Pollione pour lui arracher un ultime baiser, fougueux, avec toute l’énergie du désespoir. Et il y a une grande vérité dans ce geste en totale contradiction avec le livret. La dernière énergie est sexuelle, pulsionnelle, au-delà des sentiments constamment mis en avant dans le texte du livret, le chant et la musique. Pulsion de mort également puisque l’heure de la vengeance sonne, par l’intermédiaire les bronzes sacrés. La récré est finie. Au boulot : il y a des rites à célébrer.
Le deuxième acte est une reconfiguration de la scène précédente dans « la demeure » de Norma, cachée donc mais ici plutôt montrée sous un angle mobile pour souligner l’instabilité de la situation. Un lit gonflable abrite le sommeil des enfants menacés par le couteau que brandit Norma, qui souhaite soustraire, elle-même la vie de sa progéniture plutôt que de voir ses fils menés à Rome dans l’opprobre, nous dit le livret. Mais Stubø a ajouté une couche de sens supplémentaire à cette femme au bout du rouleau, mère et employée, rejetée par son amant et pressée par sa communauté. Le meurtre des enfants prend ici une teinte bien sombre, quasi égoïste, qui permettrait presque à Norma de se débarrasser de ses problèmes exogènes et de renouer avec sa propre vie.
C’est finalement Adalgisa dans le duo Mira o Norma qui retisse le lien entre Norma et ses enfants qui « retrouvent » la vie et leur légèreté en jouant… à faire des bulles de savon. On retrouve toute la magie de la parole et de la musique, avec les mêmes balancements de cordes que dans Casta Diva pour une paix enfin retrouvée. Le rite, musical, agit toujours efficacement… C’est ce qui est une fois encore le plus important, bien plus que l’accord compassionnel, trouvé dans les mots, entre Adalgisa et Norma, accord qui est intrinsèquement l’effacement de la jeune au profit son aînée. Norme essentiellement morale qui contrevient à l’ordre naturel, visant à la fécondité du monde.
Le monde est bouillonnant, cruel et appelle le sang de toute sa vitalité. C’est le sens du chœur du peuple requérant l’entremise d’un Oroveso, galvanisateur, chef de chœur presque, contraint, pour l’instant, à l’inaction : bras ballants, rongeant son frein, furieux mais d’une colère inutile (pulsion de vie inemployée), réduit à arpenter le plateau sans réels buts. (Mal)Heureusement Clotilde, la nourrice des enfants, apprend qu’Adalgisa a échouée dans sa médiation avec Pollione et qu’il ne reviendra pas vers Norma. Celle-ci ne frappe pas sur le bouclier d’Irminsul mais cogne furieusement trois fois avec ses deux poings sur le mur du fond. Geste de colère féminine, plutôt que rituel sacré mais qui retrouve son côté sacramentel par le truchement du chœur guerrier Guerra, guerra ! Sangue, sangue !
Toujours ce balancement entre pulsions personnelles, mise en œuvre collective qui est aussi sublimation, rite, mythe et vie moderne. Ainsi la confrontation des Gaulois (Oroveso, Norma) et de Pollione, Romain supposé profanateur de la forêt sacrée, prend un sens tout autre. Si profanation il y a, elle est personnelle, familiale même et c’est cette rupture que Pollione par ses agissements provoque et qui le met au ban de la société sur scène (on rappelle que les personnages sont fondus dans un même ensemble, gris, qui ne les distingue pas, hormis les femmes élues : Norma et Adalgisa). Stubø joue des ambiguïtés sur le sens de cette rupture comme il le faisait pour son Antigone/Œdipe : mythe, famille-mafia, capitalisme, ordre naturel, destin ? On ne savait précisément ce qui était à l’œuvre.
Ici Pollione a fait le mal en contrevenant à la communauté et on sent bien que cela va au de-là de ce qui est dit dans le livret. Idem pour Norma qui révèle à tous ses fautes et conjure son père Oroveso de sauver ses enfants. Stubø recadre le drame pour en faire une affaire de famille, car au pays des familles recomposées (bonusfamiljer, familles-bonus comme on les appelle ici), il reste malgré tout ce vieux fond patriarcal, de la femme pure, de la bonne mère (pour Norma) et de la chasse à la jeune proie (pour Pollione). Le pardon final d’Oroveso (toujours ce rappel druide-catholicisme : le pardon, mise en œuvre de la 3e vertu théologale, la Caritas… Et revoilà, Wagner et Parsifal) est ici bien hypocrite puisqu’il ne s’agit que de pardonner (sauver l’âme ?) sans épargner la punition du bûcher aux amants maudits et surtout de préserver la vie, les jeunes pousses de la tribu.
Dernière œuvre de Norma, ultime rite, performé pour le bien de la communauté, sa régénération, cette fois-ci par le feu. Antigone hurlait jusqu’à la fin en regardant le public (cf. la protestation jusqu’au bout devant la Mort de l’écuyer du 7e Sceau de Bergman ?) tout en s’enfonçant dans le sol, la Norma de Stubø, accompagnée de son amant, court littéralement vers les marches descendantes du gouffre enfumé et donc vers la mort la plus atroce. C’est une Liebestodt avant l’heure, le bûcher de Brünnhilde concluant le cycle de l’Anneau. En cela, ce dernier travail est une joie puisqu’une promesse d’éternelle union avec l’aimé. C’est sur cette image d’amour, brûlant, que Stubø clôt sa Norma, véritablement pulsionnelle, sauvage (in fine c’est l’amour de son amant qu’elle privilégie à ses enfants) et pourtant dédiée à sa communauté (purifiée par son holocauste).
Au niveau des signes aussi, c’est bien un retour à la terre qu’opère la Norma de Stubø. C’est un enrichissement de la terre (les cendres sont un bon engrais). L’agriculture est faite de cycles, d’activité et de repos de la terre aussi. Le tout sur le mouvement descendant de l’orchestre/lune. Sous-jacent aussi, le dernier rôle de Norma est de transmettre le flambeau des rites, et de l’attraction de la communauté, à la femme plus jeune, Adalgisa, dont la faute restera non dite. D’où sa présence sur scène, tout comme celle de Clotilde, la femme de l’ombre, petite main de la communauté, toutes deux toujours sur le qui-vive d’une éventuelle révélation de leurs fautes par Norma. Clotilde fait sortir à point nommé les enfants (à pas de loups, lents et mesurés pour accéder à la porte), manœuvrés pour infléchir Oroveso sur leur sort. Il y a toute une horlogerie fine de la mise en scène des paramètres féminins, toujours à l’œuvre, toujours au travail finalement, dans des mécaniques bien humaines d’ingénierie sociale.
C’est donc une Norma avec plusieurs niveaux de lecture qui nous est montrée par Stubø sans compter sur les agencements presque chorégraphiques, du moins géométriques, des mouvements gérés par le metteur en scène. Ainsi les triangles amoureux Adalgisa/Norma/Pollione sont traités de manière vraiment plastique et Stubø joue des paramètres de longueurs des côtés, variées, pour jouer de cette instabilité tripartite. Idem pour la ligne de fuite tracée ostensiblement par Clotilde pendant le second final du deuxième acte, qui est aussi libération de la compassion d’Oroveso. C’est une direction d’acteurs qui joue des corps vraiment disponibles, puisque c’est le sens sur lequel Stubø veut insister. Toujours dans cette réussite de l’alliance de l’ancien et du moderne, la traduction en suédois (traditionnelle à Folkoperan) fonctionne réellement et c’est une gageure ! Tous les textes dits ou chantés sont sur-titrés, alors que pour certaines productions antérieures, un simple résumé était diffusé pendant les récitatifs. On suit donc aisément l’action, même si une attention très particulière des chanteurs à la diction permet de tout entendre.
L’Oroveso de Johann Schinkler est impressionnant de volumes et de profondeur dans les graves, barbon guerrier rongeant son frein mais aussi Jupiter tonnant adouci in extremis par la tendre supplication de Norma et les stratagèmes féminins. La Clotilde de Sara Norrback Carlsonn (remplaçant ce soir-là Rebecka Elsgard) est fraîche, très cristalline mais avec de belles rondeurs. Le Pollione de Daniel Svenson est impressionnant de fougue, de vigueur, de fragilité aussi, qu’il se jette sur ses proies ou qu’il accède à la sublimation par les chants exprimant ses sentiments. Sa voix est puissante, allant jusqu’au bout de ses limites sans jamais donner dans les cris, admirablement colorée. C’est un beau Pollione, débarrassé de la pompe romaine, extrêmement humain, fougueux, passionné, quasi sauvage dans ses assauts amoureux, comme Norma, dont il est l’exact pendant, d’où sa réconciliation finale avec elle. Grand succès. On retrouve dans Adalgisa le mezzo Ann-Kristin Jones, qu’on avait beaucoup appréciée en Dorabella sur la même scène l’an passé (lire le compte-rendu de Così en bas de page). Une voix jeune mais qui prend de belles couleurs, capable de fioretti à se damner, avec des registres amples, une facilité à monter dans les aigus. Elle est la constance dans cet opéra où elle est pourtant fortement ballotée avec une voix absolument stable, très impressionnante.
Elle éclipserait presque la Norma de Julia Sporsén, enfant de la balle (ses parents sont chanteurs d’opéra), diplômée de de la Royal Academy of Music London, un peu en difficulté de respiration lors des récitatifs (c’est en accord avec la mise en scène d’une Norma en bout de course) mais complètement explosive dans ses airs. Là encore, la fonction rituelle si présente dans cette Norma semble contaminer Julia Sporsén, véritablement transcendée dans ses airs. Puissance, volume, souffle, couleurs, registres bien liés, tout est épatant, allié à un jeu de scène assez étonnant puisqu’elle donne l’impression d’une intense fatigue au début et d’une reprise en main dans l’énergie du chant, qu’il soit pulsion ou sentiment. Le rite est magique et elle le démontre scéniquement. Comme pour Le Pollione de Daniel Svenson, la Norma de Julia Sporsén est aussi quasi animale, léonine, propre à se jeter sur son amant comme une mante religieuse doublée d’un fauve. La Norma contemporaine est une femme moderne, combative, bien loin des prêtresses diaphanes. Une femme moderne aux commandes de sa vie, assumant ses choix donc mais peu révoltée contre des structures prégnantes et iniques, connaissant et valorisant in fine l’importance de son rôle de femme dans un plan quasi cosmique, car cette Norma joue sur différents plans de lecture et Julia Sporsén l’incarne dans toutes ces facettes : fragile, furieuse, dangereuse, compatissante, humaine, mythique. Elle est l’astre changeant mais toujours lumineux de la soirée.
L’autre face, c’est l’orchestre de Folkoperan, mené par Henrik Schaefer, ex-assistant de Claudio Abbado, directeur de l’Opéra de Göteborg entre 2013 et 2020 et depuis l’été 2021, directeur musical de Folkoperan. Dans cette Norma jouée sur instruments d’époque avec un orchestre réduit (pas de harpes, une seule contrebasse par exemple), on retrouve le coté opéra de poche qu’on avait apprécié lors du Don Carlos sur la même scène (cf. le compte-rendu de Don Carlos en bas de page). Si l’effectif des bois est presqu’intact, leur équilibre avec les cordes et les cuivres réduits est perturbé. Les couleurs sont étranges, y compris dans leur diffusion, puisque l’orchestre monte et descend sur la plateforme, ce qui accentue la magie de cet opéra nocturne. Orchestre de poche ne veut pas forcément dire en sourdine parce qu’il se fait vraiment tonnant (Guerra, guerrra !) ou très mystérieux (la flûte solo dans Casta Diva, très présente). Henrik Schaefer joue des volumes donc mais aussi du tempo, très lent, par exemple, pour Casta Diva, quasi immobile comme la lente montée de lune. Là encore, c’est un orchestre aux couleurs diverses ,aussi changeantes que la lune, aux rythmes si complexes. Conjonction des astres, avec un accord parfait plateau-fosse-mise en scène, cette petite Norma a tout d’une grande et éclipse le soleil de l’Opéra Royal en ce début d’automne. Le public stockholmois ne s’y trompe pas et les wanderer européens devraient venir profiter des lumières du Nord (tant qu’il y a du gaz et du pétrole). Il s’y passe de belles choses.
Bande annonce : https://vimeo.com/751134627