Musikalische Leitung Marek Janowski
Regie Frank Castorf
Bühne Aleksandar Denić
Kostüm Adriana Braga Peretzki
Licht Rainer Casper
Video Andreas Deinert
Jens Crull
Technische Einrichtung 2013–2014 Karl-Heinz Matitschka
Siegfried Stefan Vinke
Mime Andreas Conrad
Der Wanderer Thomas J. Mayer
Alberich Albert Dohmen
Fafner Karl-Heinz Lehner
Erda Nadine Weissmann
Brünnhilde Catherine Foster
Waldvogel Ana Durlovski
Bayreuther Festspiele, 1er août 2017

Voici venir le temps des crocodiles. Voici venir le temps Kalachnikov et celui du Mont Rushmore. Siegfried, la deuxième journée du Ring, a toujours été accueillie assez violemment par certains spectateurs. Contrairement à Die Walküre, c’est une œuvre très théâtrale, demandant une mise en scène très précise des dialogues : on retrouve quelque chose de Rheingold. Et les gigantesques décors du génial Aleksandar Denić nous font aller d’un Mount Rushmore communiste à faire dresser les blonds cheveux de Monsieur Trump, à Berlin-Est nœud de l’identité de Frank Castorf.

Rappels de quelques analyses précédentes, dans le Blog du Wanderer

Siegfried 2016
Siegfried 2015

Siegfried 2014(1)
Siegfried 2014(2)
Siegfried 2010 (Thielemann-Dorst), pour mémoire
Abécédaire Castorf

 

Après une Walküre dramaturgiquement moins théâtrale, située dans un Azerbaïdjan lointain et imprécis, après un Rheingold situé dans une Amérique cinématographique, Siegfried nous plonge dans une géographie beaucoup plus précise, historiée et concrète, beaucoup plus identifiable au public germanique du Festival. Certes, ce n’est pas cas du Mount Rushmore gigantesque et orgueilleux dans le giron duquel Mime a planté sa caravane, un Mount Rushmore communiste où les figures sont celles de Marx, Lenine, Staline et Mao, figures tutélaires qui éclairent l’éducation reçue par Siegfried de la part de Mime. L’autre partie du décor d’Alexksandar Denić, c’est Alexanderplatz et son horloge universelle, bien connue des berlinois, où Siegfried va mettre en application son éducation : théorie d’un côté et pratique (la DDR) de l’autre, un univers que Castorf ne cesse de fouiller, et qui en un raccourci impressionnant, en fait une illustration du Ring wagnérien. Entre les deux faces du même monde un néon publicitaire pour Minol, le conglomérat pétrolier de la DDR, dont le bâtiment trônait aussi Alexanderplatz, l’Or noir n’est jamais loin. Cette effrayante logique, Castorf la montre, et montre du même coup ce que peut vouloir dire un Ring pour notre temps.

Même si j’ai ailleurs largement rendu compte du spectacle, certains points du travail de Castorf qui semblent déterminants pour y entrer méritent d’être rappelés.
Siegfried est d’un certain point de vue un « roman d’apprentissage », l’apprentissage du monde par Siegfried, jusqu’à la rencontre avec Brünnhilde.
Ce que souligne le travail de Frank Castorf, c’est d’abord l’évidence d’une éducation manquée : Siegfried est confié à Mime, le Nibelung, de la race des ennemis de Wotan et de sa descendance, autant donc le confier le bébé à la gueule du loup. Même si Siegfried lui-même sent bien qu’il n’est pas de cette race-là, il en demeure fortement marqué. Castorf fait de Mime un intellectuel qui a vécu au milieu de livres subversifs, et qui a sans doute essayé de les faire lire à Siegfried. Le jeune homme préfère cependant les balades en forêt et la nature, mais pas la compagnie des hommes et notamment de cet homme-là, il en construit sa haine.
Tout ce qui ressort de l’éducation de Siegfried, c’est l’image d’un sale gosse, violent et sans pitié, l’enfance d’un mauvais garçon en quelque sorte. Jusqu’au bout, Siegfried est inconstant, cruel, incapable d’aimer (la malédiction d’Alberich n’est pas loin) tout en tenant de son grand père Wotan un caractère volage incorrigible : toute la scène finale le confirme, où se désintéressant de Brünnhilde dès qu’elle arrive en mariée, il va se fixer sur l’oiseau qu’il va sauver des crocodiles puis embrasser goulûment, au point que Brünnhilde le rappelle à l’ordre, déjà épouse jalouse…
Castorf observe non sans ironie « l’héroïsme » de Siegfried , vu comme le super héros qui n’a peur de rien et dont tous sont amoureux. L’ours qu’il ramène (l’inénarrable Patric Seibert) dès que Siegfried à forgé Notung, revêt un voile de mariée et se précipite sur le jeune homme, tous l’aiment tous le veulent, avec un Patric Seibert homme à tout faire particulièrement occupé dans ce premier acte,
Super héros, Siegfried l’est aussi par rapport aux crocodiles, puisqu’il va sauver l’oiseau de la gueule du reptile, (mais Brünnhilde, qui n’est pas en reste, fait avaler un parasol à la bête un peu insistante) et comme on le voit, cet héroïsme est toujours tempéré de visions dérisoires ou décalées, mais surtout, il montre un super héros pour les autres, pour la galerie, mais qui n’a ni morale, ni sentiment, ni distance et qui semble traverser toutes ses aventures comme un jeu d’enfant, une sorte de jeu vidéo où l’on joue à pan ! pan !
Ce Siegfried différent de l’habitude, mais pas autant qu’on le croit, est celui qui génère autour de lui l’agitation des autres : Mime, Alberich, Wotan, l’Oiseau et celui qui est attendu (Brünnhilde), mais qui obéit aussi à un plan ourdi par le seul Wotan, le démiurge de toute l’histoire : Siegfried est un personnage totalement instrumentalisé dont le chemin est tracé, comme le sont tous les autres personnages, jusqu’au combat avec Wotan, qui est le dernier test que lui oppose le Dieu pour vérifier qu’il est bien le héros qu’il a fabriqué.
Pour illustrer ce projet, dans sa réalité, comme dans Rheingold, Castorf travaille un jeu et une matière marqués par le concret. Nous sommes aux antipodes d’une vision abstraite à la Wieland, mais l’abstraction n’était pas absente de Chéreau, ni de Kupfer par exemple.
Le concret chez Castorf, c’est l’abondance d’objets, le bric-à-brac plein de sens qu’il propose aux spectateurs, ce sont aussi des gestes, des mouvements toujours signifiants : la manière dont tous les personnages, Siegfried, Wotan, Alberich, envoient en l’air des tables les chaises, les lits de camping, les livres. La manière dont Patric Seibert pendant tout le premier acte ne cesse de « faire quelque chose », dans une sorte d’hyperactivité étourdissante, y compris souffler la forge, la manière aussi dont il s’humanise peu à peu en découvrant les livres, en commençant à les lire : la bête s’humanise spontanément par la culture pendant que Siegfried se bestialise par le refus de la lecture, refus de l’éducation que Mime lui a donnée parce que c’est celle imposée par celui qui cristallise la haine : c’est ici toute une philosophie des Lumières qui s’expose, le passage de l’Etat de Nature à celui de Culture, pendant que Siegfried reste à l’Etat sauvage.
Castorf aussi impose dans Siegfried, puis dans Götterdämmerung l’idée du provisoire, de la fragilité, comme tout cet équipement de camping qui vole au gré des coups des uns et des autres, comme cette caravane à tout faire qui est un fil rouge de l’œuvre, comme si tous les personnages étaient des voyageurs sans bagages.
L’appel au concret, c’est aussi montrer au spectateur la réalité des relations, la réalité des caractères par des signes décalés souvent, mais d’une incroyable justesse.

  • La relation de Siegfried à l’Oiseau, une jeune femme à l’habit de revue berlinoise un peu embarrassant par son volume (d’où des moments hilarants), comme l’ours est un humain au premier acte. Le bestiaire wagnérien est très humanisé chez Castorf…La découverte du désir, la violence même du désir c’est l’enseignement premier de l’Oiseau, avec le jeu de mots implicite Vogel-Oiseau- /Vögeln – baiser-.
  • La relation d’Erda à Wotan, qui habituellement se résume à un entretien violent entre une vieille femme endormie qui sort de terre, est ici montrée dans sa justesse toute humaine, celui d’une femme blessée qui constate la fin de l’amour avec le père de ses enfants, et qui n’a plus que le sexe pour entrer en relation avec Wotan. Cette scène, l’une des plus fortes de tout le Ring, présente les deux personnages autour d’une table de Biergarten, entre vins et spaghettis, goulûment mangés par Wotan, à peine touchés par Erda, dans une sorte de jeu un peu animal qui détourne de l’objet du débat. On retrouve à peu près la même disposition entre Siegfried et Brünnhilde dans le duo final, comme si les deux couples suivaient un destin parallèle, séparés l’un de l’autre par une ou deux tables et constatant la fin de l’amour.
  • Le rôle très concret des crocodiles ((voir notre article dans l’abécédaire)), qui croissent et multiplient d’année en année, bien loin d’être dans ce cadre une fantaisie, est un signe fort : au couple Brünnhilde/Siegfried déjà en déliquescence est opposée une famille qui chaque année croît, l’image de la famille heureuse en quelque sorte, il y a des crocodiles heureux…et l’image de Siegfried semble en regard la bête – son usage très enfantin de la Kalachnikov, la manière sauvage dont il tue Mime, son indifférence envers une Brünnhilde enfiévrée- . Où est le crocodile ?

Et puis il y a les références culturelles et historiques : le Mount Rushmore du communisme, c’est évidemment une trouvaille qui replace le Mount Rushmore réel dans son rôle de « phare idéologique » de l’autre monde, dont Castorf parle en creux. Sans parler du sens donné à l’affichage Marx-Lénine-Staline-Mao, et aux jeux sur les visages (Siegfried Lénine et Wotan Staline). Mais le décor berlinois replace aussi l’ambiance de la DDR pour ce qu’elle fut, l’espionnage à tous les étages (la fouille du courrier à la poste), la déliquescence morale (la copine d’Erda qui la vole à peine a‑t‑elle le dos tourné), mais aussi la tristesse des lieux (le restaurant). Enfin, la claire allusion à un Wotan qui sait tout sur tout, à qui Staline prête son visage, sans parler d’Alberich au bras tendu et de Mime au poing tendu en image vidéo. Chacun en a pour son compte.
Enfin référence culturelle, l’ours interprété par Patric Seibert est une claire allusion au Lucky d’En attendant Godot de Samuel Beckett, avec toutes les conséquences sur l’histoire qui est racontée. Tous attendent quelque chose (Godot ? Goldot ? pour faire un mauvais jeu de mots) et tous poursuivent le vide, comme Fafner qui utilise son or pour se payer des p’tites femmes et pour passer le temps. La question du vide, c’est à dire de la perte de sens est une question sous-jacente de ce travail, très clairement évoquée dans le final de Rheingold et de Götterdämmerung.
A ce travail théâtral d’orfèvre correspond une représentation qui du point de vue du chant a frôlé la perfection, tant la plupart des chanteurs étaient engagés et semblaient avoir trouvé leur rythme et leur respiration. Sans doute aussi le fait d’avoir la bride un peu abattue par Marek Janowski a‑t‑il joué un rôle.
Ana Durlovski est encore l’Oiseau joli, Chéreau le mettait en cage pour avoir un véritable oiseau, et montrer qu’on était au théâtre. Castorf n’est pas loin de montrer la même chose avec d’autres outils. Il fait donc de l’Oiseau un vrai personnage en direct, avec la voix un peu acidulée d’Ana Durlovski : difficile de trouver un Oiseau convaincant au niveau du chant, c’est presque une gageure. Il reste que cet oiseau monumental, appelé Vöglein ((Petit oiseau)) par Siegfried acquiert un statut de personnage, ce qu’il est évidemment, lui aussi aux ordres de Wotan.
Thomas Johannes Meyer entrait cette année dans le Wotan castorfien. Un peu comme Lundgren l’an dernier, il y est allé très prudemment, certaines scènes ont bien fonctionné, notamment au premier acte moins au troisième.
Thomas Johannes Mayer est bien connu pour les qualités de sa diction et son expressivité, mais on l’a entendu ailleurs dans ce même rôle plus convaincant, avec une voix mieux projetée, des aigus plus assurés, même si le timbre un peu opaque convient bien au rôle du Wanderer, moins triomphant que le Wotan de Walküre.
Albert Dohmen était plus en voix que dans Rheingold, et son Alberich a retrouvé des accents presque wotanesques, avec une belle présence et une maîtrise du personnage dans la mise en scène très affirmée.
Andreas Conrad domine le rôle de Mime, avec une voix forte et très bien projetée, une expressivité exceptionnelle, c’est une incarnation, jusque dans la démarche, jusque dans le moindre geste, un personnage beckettien lui aussi quand il se déplace avec son parapluie, allant vers nulle part : c’est sans doute le meilleur interprète  du rôle aujourd’hui
À noter aussi la belle intervention de Karl-Heinz Lehner dans Fafner, à la voix de plus en plus affirmée, avec un timbre très chaud, très à l’aise dans son personnage de jouisseur vieilli et oisif.
Erda comme d’habitude fait sensation au troisième acte, dans ce personnage de vamp ou d’actrice qui se prépare comme pour entrer en scène, à l’appel de Wotan, en essayant perruques ou costumes : toute la scène en vidéo est d’une vérité criante. Peut-être un peu moins à l’aise à l’aigu (un peu métallique) lors de cette représentation, elle reste une figure culte de ce Ring, d’un naturel confondant, dans ce jeu de femme digne et néanmoins désespérée devant l’amour qui finit et la séparation définitive. Cette image très inhabituelle d’Erda (dans Rheingold également) est l’une des trouvailles les plus justes de la mise en scène.
Stefan Vinke est Siegfried depuis désormais trois ans dans cette mise en scène, il n’a peut-être pas le look d’un Lance Ryan totalement investi dans son personnage de petite frappe. Il y a quelque chose chez lui de plus enfantin, de plus naïf, de moins désespérément révolté. Ce Siegfried s’amuse à jouer le super-héros, et à sortir de tous les apprentissages avec une sorte de sourire satisfait.
Vocalement, ce soir, il était dans une forme tout à fait extraordinaire, projetant des aigus d’une rare sûreté dans le chant de la forge, avec une voix égale, avec une belle projection et une émission parfaite. Un vrai Heldentenor.
Et parce qu’un miracle ne vient jamais seul, jamais Catherine Foster n’est apparue aussi vocalement rayonnante, dans une partie particulièrement ardue et tendue dès les premières mesures. Le duo final fut simplement miraculeux, un des duos de Siegfried les plus intenses et les mieux chantés qui soient, et sans doute depuis bien des années, même la redoutable note finale de Brünnhilde a été lancée à pleine voix, affirmée, sans aucune faiblesse, un moment d’une telle intensité que le public époustouflé en a oublié de huer les crocodiles, qui pourtant faisaient tout pour se faire remarquer.

Marek Janowski dirige l’ensemble avec professionnalisme, sans grande originalité dans l’interprétation, avec un tempo large, permettant sans doute aux chanteurs de respirer et de chanter plus fort. Ce Wagner est un Wagner attendu, assez somptueux par moments, qui sonne là où il faut, avec les cordes charnues et enivrantes de l’orchestre du Festival de Bayreuth : le réveil de Brünnhilde est à ce titre un très grand moment. Si ce qui se passe sur scène n’est pas vraiment traditionnel, ce qui se passe en fosse compense et satisfait les tenants d’un Wagner d’origine contrôlée. C’est incontestablement mieux en place que l’année dernière, et le public fait un triomphe au chef.
La mise en scène avec ses adaptations et ses nouveautés reste fascinante, elle ouvre vraiment sur  le temps des crocodiles, ceux qui devant nous jouent à nous faire peur, de la Corée du Nord aux USA, et la qualité vocale supérieure de certains moments fait de cette soirée une soirée d’exception. Bayreuth comme on l’aime quoi.

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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