Première "journée" du Ring, Die Walküre succède à un prologue dans lequel tout a été dit (ou presque). En fin lecteur et analyste du livret de Wagner, Frank Castorf saisit l'occasion pour casser la grille de lecture qu'il avait imposée la veille dans Rheingold. Si l'on s'en tient aux apparence, domine l'impression d'une action moins hérissée de détails et qui s'en tient finalement à une approche quasi didactique avec la thématique du pétrole en fil rouge. Avec Walkyrie s'amorce également le temps des explications, des récits et des plaidoyers. Ici plus que nulle part ailleurs chez Wagner, sauf peut-être dans Parsifal, les personnages doivent parler pour pouvoir exister et agir. En témoignent par exemple les méandres qui conduisent à la révélation de l'identité ; plus loin, la façon de raconter (et de mentir) sur les origines qui ont mené à une situation dramatique inextricable et enfin la longue et lancinante plaidoirie qui achève de convaincre un Dieu des dieux qui trouve là l'occasion de prolonger son pouvoir. Rien d'étonnant donc, à ce que Castorf utilise une trame historique comme doublure du fil narratif. La référence glisse souvent au premier plan et se donne à lire très lisiblement en parallèle du livret, ce qui peut donner l'impression d'un relatif classicisme en comparaison avec les autres journées.
Le verbe tient ici souvent lieu de geste, dissimulant la façon dont Wagner imprime dans notre mémoire des scènes emblématiques qui semblent dire le contraire : La conquête de l'épée et de l'épouse, l'épée brisée et la mort, la chevauchée, le sommeil et les flammes… Ces moments sont autant de pics narratifs qui entretiennent une tension liée pour l'essentiel à la charge émotionnelle des dialogues et monologues. Castorf connaît son Wagner sur le bout des doigts, œuvrant avec une virtuosité inouïe pour ouvrir de fausses perspectives et prendre par l'envers ce que l'on veut montrer et démontrer.
Cet art d'induire en erreur se propage avec facétie et audace d'un bout à l'autre du Ring comme par exemple ces vidéos tournées en noir et blanc qui se mêlent aux films de propagande stalinienne vantant les bienfaits du productivisme. Ces documents sont montés en parallèle à la manière d'un film d'époque avec des scènes reconstituées qui permettent de suivre l'action grâce à la présence des figurants sur le plateau et à l'écran. Chez Castorf, l'image se veut intrusive, insistante – contrepoint permanent qui rythme et aiguillonne le flux théâtral. Filmée caméra à l'épaule par une équipe de techniciens vidéos présents sur le plateau, cette Walkyrie 2017 présente certains détails relativement discrets voire absents les éditions précédentes. On sera particulièrement attentif à la manière dont les protagonistes surjouent leur interprétation à la manière d'un film muet, avec des expressions qui permettent de lire clairement sur leur visage le contenu de l'action. Certains détails, jusqu'alors illisibles, surgissent dans des gros plans appuyés, comme par exemple les cartes à jouer que Brünnhilde dépose sur le cadavre de Siegmund ou qu'elle se place sur elle juste avant l'embrasement final .
Die Walküre de Frank Castorf est le pivot d'un Ring du bicentenaire qu'il a dessiné comme une ode et une parabole sur l'Allemagne, dans son identité sociale, ses paradigmes et ses aberrations. Après le choc de Rheingold, on déroule ici un fil qui débute avec la découverte au début du XXe siècle des champs pétrolifères de Bakou, région hautement stratégique de l'industrie pétrolifère. L'Azerbaïdjan est également le creuset de la révolution bolchevique et plus tard, l'objectif désigné par Hitler pour permettre au Reich de se ravitailler et d'espérer étendre sa domination pendant l'opération Edelweiss. On retrouve dans cette lecture à plusieurs niveaux une imbrication et une complexité qui invite à étudier et comprendre notre monde. Sous la surface idéologique très schématique de l'opposition des blocs communistes et capitalistes, c'est bel et bien le pétrole qui sert de prétexte et de liant naturel à l'ensemble des conflits du XXe siècle et au-delà. Castorf voit dans Walküre l’occasion de remonter à la source historique de la malédiction de l’Or noir à travers trois actes qui s'étendent chronologiquement du moment où éclate la révolution russe jusqu'au sabotage des puits par les communistes avant l'arrivée de la Wehrmacht. Ici encore, le fabuleux décor tournant et protéiforme d'Aleksandar Denić joue les premiers rôles en présentant l'action sous plusieurs angles. Ce puits de pétrole rudimentaire est à mi-chemin entre une chapelle de village et un hangar agricole fait de planches de bois. La tour qui surmonte le bâtiment placé en largeur évoque l'épée Notung plantée verticalement jusqu'à la garde, comme métaphore du forage qui va chercher l'or noir dans un Nibelheim de strates géologiques.
Hunding le sanguinaire ignore encore la valeur du pétrole ; c'est le temps des propriétaires terriens qui défendent leur exploitation par les armes (ah, ce symbole prémonitoire et révolutionnaire de la tête du Walsung sur la pique). La colère du peuple sourd et éclate quand apparaît le profil de Lénine protégeant la fuite des jumeaux et étendant son bras au-dessus d'eux. Au II, c'est le Wotan des images Liebig, grimé en Tolstoï avec fausse barbe qui lit la Pravda. La révolution a renversé le régime mais c'est encore le temps des privilèges, avec cette glace pilée si précieuse et Fricka en robe brodée qui fouette l'ouvrier qui la tient dans ses bras pour ne pas se salir dans les flaques de pétroles… Au III, on circule sans cesse de haut en bas du décor, comme excité par l'enjeu que constitue cette ressource. Dans une vaine tentative de prendre d'assaut le puits, les anarchistes sont exterminés par des Walkyries étalant un luxe en parfait décalage avec les prolétaires occupés à l'exploitation du pétrole. Les modifications de mise en scène concernent certains détails comme par exemple le fait que Sieglinde s'agite, telle un oiseau effrayé dans sa cage, dans le réservoir qui accueillera le sommeil de Brünnhilde. Contraint les premières années par la carrure de l'imposant et regretté Johan Botha, le personnage de Siegmund retrouve avec Christopher Ventris une liberté de gestes qui lui permettent de composer avec l'élégante Sieglinde de Camilla Nylund un couple de jumeaux parfaitement crédibles.
Vocalement, la réussite de la finlandaise est moins éclatante que son Elisabeth entendue ici même dans une production assez mitigée de Sebastian Baumgarten. Moins éperdue et torche vivante que la version Anja Kampe, cette Sieglinde sait ménager des qualités techniques exceptionnelles pour offrir un O hehrste Wunder ! magistral. Christopher Ventris n'a ni l'urgence ni l'incandescence d'un Siegmund qui se regarderait encore vers Tristan. Sa deuxième apparition dans le rôle confirme qu'il satisfait aux exigences, avec une intelligence de chant qui l'invite à raccourcir les deux Wälse ! pour ne pas risquer un faux pas. Le Hunding de Georg Zeppenfeld livre un personnage moins agressif et cruel mais d'une noirceur très équilibrée et puissante. La première Fricka de Tania Ariane Baumgartner sur la Colline éclipse par la vigueur de ses accents la modeste prestation de Sarah Connolly l'an dernier mais ne fait pas oublier pour autant la justesse de ton et d'engagement de Claudia Mahnke. La bonne surprise de cette année nous vient de John Lundgren, dont le Wotan trouve enfin la densité et l'assise qu'il lui manquait précédemment. Trop exposé en 2016, il tire brillamment son épingle du brelan de barytons choisis cette année pour ce rôle. L'autre bonne nouvelle est une confirmation et nous vient une fois de plus de Catherine Foster en Brünnhilde. La voix trébuche sur le premier Hojotoho mais monte progressivement en puissance pour conquérir de haute lutte ses galons de fille rebelle. Des Walkyries, il ne reste au bout de cinq ans que les fidèles Nadine Weissmann (Schwertleite), Alexandra Petersamer (Rossweisse), Christiane Kohl (Helmwige). À l'exception des aigus très acides de la dernière, l'ensemble soutient le choc d'une direction volumétrique et à bride abattue.
L'approche très symphonique et sonore place Marek Janowski parmi les tenants d'une lecture qui ne sacrifie jamais à la solidité l'effort de se plier au rythme naturel d'une mise en scène aux exigences quasi magnétiques. Jouant à rebours du théâtre, la battue gagne en spontanéité dans les moments où l'orchestre occupe les premiers plans, à commencer par les célébrissimes Chevauchée et Adieux de Wotan.
En choisissant de donner seulement Die Walküre, l'édition 2018 du Festival de Bayreuth fait le pari risqué de séparer une œuvre d'un tout qui lui donne sens, quitte à fausser la perception du travail de Frank Castorf qu'auront les spectateurs qui découvriront sa production à cette occasion. Certes, les trois actes formant un enchâssement de trois "opéras", la Walkyrie peut être présentée en pièces détachées. Étape la moins explicitement complexe et "scandaleuse" de ce Ring, cette production bénéficie l'an prochain de l'annonce de la nomination assez incongrue de Placido Domingo. On peut sourire à l'idée qu'en peu de temps, ce travail "sulfureux" sera passé entre les mains de deux chefs aux options et aux objectifs diamétralement opposés avant d'être confiée à un chef débutant de 76 ans. Gageons que la présence assez décalée, voire carrément castorfienne, de Domingo au pupitre fasse moins de scandale que les crocodiles sur l'Alexanderplatz…