Alors que la lumière solaire diminue progressivement, les spectateurs attendent fébrilement le début du spectacle. On ressent presque toujours cette attente propre au public des Nuits de Grignan. Quelque chose d’impatient et d’un peu inquiet à la fois, qui dissimule peut-être l’espoir de ne pas être déçu. Il n’y a cependant pas vraiment matière à l’être quand on assiste à cette nouvelle mise en scène de Lorenzaccio.
Un homme entre à jardin. La chevelure blonde et indisciplinée, voici Lorenzo, le personnage principal joué par Julien Derouault. Il porte un collant le recouvrant presque entièrement, deuxième peau imprimée de motifs colorés et bariolés comme une manifestation cutanée de la duplicité du personnage, comme une illusion haute en couleurs à même le corps, du piège maléfique qu’il incarne. Et peut-être également porteur de ses propres troubles sous cette apparence discordante. Accompagné d’une musique techno aux sons saturés, sous de vives lumières blanches et rouges, surgit un groupe de danseurs masqués dont le ballet empreint d’une sensualité furieuse, évoque les plaisirs sexuels sans limite et la violence qui y est associée. Ainsi, apparaît sous les yeux des spectateurs saisis, la Florence des Médicis, faite de débauche et d’excès en tous genres, dans laquelle Lorenzo cherche à contenter le duc Alexandre, à combler ses désirs en lui « procurant » ses partenaires, au sein d’une relation donnée d’emblée comme ambiguë entre les deux hommes. A travers la figuration de cette ville, au pied de la façade du château illuminée, le public est implicitement invité à constater la vie dissolue de ses dirigeants ; à reconnaître leur moralité défaillante ; à comprendre aussi, dès le seuil de la pièce, ce surnom dépréciatif de « Lorenzaccio » qui lui donne son titre et en garantie la cohérence. De quoi Lorenzaccio est-il le nom ? D’un visage tourmenté, celui d’un héros seul malgré tout, agité, obscur, complexe. Résolument romantique.
« Ah ! les mots, les mots, les éternelles paroles ! » s’exclame-t-il comme un écho lointain à Hamlet. Par une sorte de mise en abyme, cette réplique n’est pas sans rappeler la place prépondérante du texte dans la pièce. Rappelons qu’après l’échec de La Nuit vénitienne, Musset prend le parti de ne rédiger que des pièces qui ne sont pas destinées à la scène, ce qu’il voit comme « un spectacle dans un fauteuil. » Lorenzaccio fait partie de cette production théâtrale composée pour être lue. Il faut attendre jusqu’à la fin du XIXème siècle pour que la pièce soit finalement représentée sur scène, avec Sarah Bernhardt dans le rôle de Lorenzo – le travestissement soulignant la nature dissimulatrice du personnage.
Pour les trois metteurs en scène ici, il s’est agi de proposer plutôt « un théâtre en mouvement, un théâtre organique, une danse théâtralisée et transcendée par la langue. » Concernant la genèse du projet, Daniel Mesguich déclare que « l’idée première […] était d’utiliser la danse pour dire le refoulé du texte, en quelque sorte l’inconscient derrière les mots. » Ainsi, considérant qu’il y a une forme d’incomplétude à la pièce, la proposition du Théâtre du Corps consiste en une démarche de recherche, conduisant au-delà du langage parlé. Pour autant, ce n’est pas une simple chorégraphie à partir de l’intrigue. On entend distinctement le texte dans la bouche des onze interprètes, danseurs et comédiens. On entend le feulement du cardinal Cibo se déplaçant tel un spectre menaçant sur son hoverboard caché sous sa robe écarlate – très juste Julien Dusigne ; les espoirs enflammés de la Marquise, certaine de pouvoir venir à bout de la tyrannie du duc par sa douceur ; le Duc Alexandre de Médicis aux faux airs de star du rap américain, se défier des mises en garde contre Lorenzo à la fin de l’acte IV ; l’étourdissement de Catherine Ginori lisant le billet d’Alexandre ; le chagrin de Philippe Strozzi brisé par l’assassinat de Louise lors du souper des conspirateurs – scène particulièrement remarquable par son esthétique.
La densité du texte mussetien est donc bien restituée. Ce qui fait l’originalité de ce projet artistique réside alors dans la place accordée au corps et à ses mouvements, en complémentarité d’une parole dont le sens advient non pas grâce à la danse mais avec la danse à part égale. Par cette approche résolument contemporaine de ce morceau du répertoire, on découvre « un Lorenzaccio de son siècle, le nôtre. Le langage s’habille de la gestuelle de l’acteur lui-même imprégné de la mémoire, de la rythmique des mots. »
Julien Derouault, par son jeu de comédien et ses mouvements de danseur, incarne de façon engagée un Lorenzo, aux prises avec ses propres masques, s’abandonnant à ses vices, se faisant tyrannicide mais pleinement conscient de l’inutilité de son geste. Avec lucidité et désenchantement, il sait que le Duc est un pantin à la solde d’instances supérieures toutes-puissantes – le pape et l’empereur ; il sait que son meurtre n’empêchera pas la venue d’un autre fantoche qui prendra la succession du précédent – ce qui se produit sans surprise avec la désignation de son autre cousin Côme de Médicis, après l’assassinat d’Alexandre. Ainsi, la prophétie s’accomplit dans un ballet final plein d’éclat, réunissant tous les interprètes sur scène, au terme du drame de Musset peut-être le plus proche de la tragédie.
Il y a toujours une gageure aujourd’hui à vouloir moderniser un « classique ». Les risques sont nombreux, à commencer par celui de s’en éloigner au point de le dénaturer. L’enjeu repose donc sur ce nouveau regard qui devient un moyen d’actualiser le sens de la pièce, ce que ce Lorenzaccio « joué-dansé » réussit parfaitement, comme une résonnance à cette réplique du personnage éponyme « Eh bien, eh bien, quoi donc ? j’ai des envies de danser qui sont incroyables. »