Richard Wagner (1813–1883) : Tristan und Isolde, Opéra en trois actes sur un livret du compositeur.

Mise en scène : Katharina Wagner
Décors : Frank Philipp Schlöβmann et Matthias Lippert
Costumes : Thomas Kaiser
Lumières : Reinhard Traub

Avec :

Stephen Gould (Tristan)
René Pape (le roi Marke)
Petra Lang (Isolde)
Iain Paterson (Kurwenal)
Raimund Nolte (Melot)
Christa Mayer (Brangäne)
Tansel Akzeybek (ein Hirt, ein junger Seeman)
Kay Stiefermann (ein Steuermann).
Chœur du Festival de Bayreuth (chef de chœur : Eberhard Friedrich)
Orchestre du festival de Bayreuth
Direction : Christian Thielemann.

Le 2 août 2017 au Festival de Bayreuth

Pour sa troisième année de présence sur la Colline, le Tristan brechtien et dépouillé de Katharina Wagner offre de l'amour absolu une traduction assez terne et laborieuse.

Comparé à ses turbulents Maîtres Chanteurs de 2007–2011, ce Tristan signé Katharina Wagner a toujours surpris par la sobriété du propos et la rigueur délibérée avec laquelle elle aborde son sujet. Une fois n'est pas coutume, la distanciation n'est pas prétexte à prendre la narration à rebours et montrer un aspect inattendu du mythe littéraire. La ligne directrice consiste à montrer des personnages mis en scène comme des cobayes prisonniers dans l'espace clos d'une expérimentation avec des thèmes et variations de lumière qui détaillent des psychologies prises entre harcèlement et désir de liberté.

Assis sur un assemblage d'escaliers qui rappelle les jeux de construction en trompe l'œil du peintre Escher, les jambes dans le vide et les bras accrochés à la balustrade, les personnages s'animent à l'ouverture du rideau. Les niveaux ne sont pas raccordés entre eux et que l'on monte ou que l'on descende, on se croise sans pouvoir se retrouver.

Concave et convexe (Marits Cornelis Escher)

Carceri d'invenzione de Giovanni Battista Piranesi (Planche VIII : L'escalier aux trophées)

C'est la géométrie de Escher mais également l'angoissante atmosphère des Carceri d'invenzione (Prisons imaginaires) de Piranesi, espaces souterrains dont l'architecture monumentale évoque un sentiment d'écrasement et d'oppression. Dans cette vision de cauchemar, Tristan et Isolde ont en commun cette couleur bleue qui les distinguent du vert pâle de Brangäne et Kurwenal, comme si la mise en scène désignait dans ces couples de personnages un système d'écho subtil. Les gestes et les attitudes semblent confirmer que la rencontre fusionnelle a déjà eu lieu puisque les deux amoureux tentent violemment de s'enlacer, repoussés à grand peine par les deux personnages secondaires. Comme elle est difficile cette rencontre… il faut pour cela échapper à la surveillance des chaperons et briser l'enchevêtrement de couloirs et d'escaliers pour se retrouver hors de toute atteinte. Un voile nuptial immaculé sert de point de référence à cette course-poursuite qui se ponctuera sur sa lacération hystérique pour insister sur le refus d'être livrée telle une proie à Marke. Il ne restera du voile qu'une couronne blanche, arborée fièrement par une Isolde qui veut montrer clairement qu'elle domine la situation.

Par conséquent, l'importance du philtre est repoussée au second plan, relativisée par le fait qu'ils ne l'absorbent pas mais le versent sur les mains jointes comme un alliage que l'on soude à l'issue d'une curieux rituel d'initiation. En détournant le breuvage de sa fonction première, la scénographie déplace l'enjeu dramatique autour de la relation absolue autant qu'impossible ainsi que la question du regard. L'éclairage et la lumière en général permet de guider le regard et saisir l'évolution des sentiments entre les protagonistes. En témoigne par exemple cet éclairage frontal à la fin du I, au moment où l'adultère éclate au grand jour, vainement dissimulé par Brangäne. Absent sur scène mais présent dans le regard du spectateur, le roi Marke nous fait témoins et voyeurs de ce secret.

À l'acte II, le trait se fait plus épais encore, avec des personnages amenés manu militari dans ce qui semble être une cour de prison à ciel ouvert, clôturée de hauts murs. Au sommet circulent des gardiens silencieux qui éclairent la scène avec des poursuites intrusives selon les indications de Melot pour montrer à Marke le pot-aux-roses. Le mirador se double d'un système bruyant et d'une laideur peu commune (entre garage à vélos et grille-pain), censé figurer des grilles métalliques qui surgissent des murs pour emprisonner les protagonistes. On pense inconsciemment aux rats de laboratoire et aux tenues jaune-citron du récent Lohengrin de Neuenfels, sans pour autant atteindre l'effet escompté.

Chanté dos au public, le duo d'amour baigne dans une lumière liquide qui projette leurs deux ombres sur le mur du fond. Traqués par le rayon lumineux de Melot, les amants se réfugient sous une couverture à l'intérieur de laquelle ils accrochent des lumignons qui évoquent la voûte céleste constellée d'étoiles. Autre variation au dernier acte avec cette assemblée des fidèles réunis en cercle dans un Kareol brumeux nimbé d'une lumière à la Georges de la Tour qui s'accorde avec le climax du prélude. La crise de folie de Tristan subit un sort différent, hanté par la vision persistante d'une Isolde fantomatique qui apparaît et disparaît à l'intérieur d'un prisme bleuté qui rappelle la décomposition de la lumière sur la pochette de l'album The Dark Side of the moon du groupe Pink Floyd.

Esthétiquement très réussies, ces variations sur le thème de la lumière escamotent une bonne partie des détails difficiles à rendre, comme par exemple, l'ambiguïté du sentiment qui lie Marke à Tristan ou bien la vraie nature de la jalousie qui le pousse à venir chercher Isolde à Kareol. Sur ce dernier point, la scène finale apporte une réponse qui ne laisse pas de surprendre : le corps de Tristan est allongé sur un lit d'hôpital tandis qu'Isolde le redresse pour l'enlacer une dernière fois. Les dernières notes de sa Liebestod tout juste terminées, Marke l'entraîne avec elle et tous deux disparaissent à l'arrière-scène. Glaçante de vérité avec Georg Zeppenfeld dans le rôle du mari blessé dont on devinait le désir de vengeance sous un abord quasi sadique, cette scène trouve cette année un relief inédit avec l'interprétation de René Pape. Par la bonhommie naturelle de la voix et le timbre plus ample et sonore que réellement caractérisé, le personnage perd ses atours de psychopathe et se rapproche davantage du mari jaloux qui reprend son bien. Toujours plus Ortrud que réellement Isolde, Petra Lang manque à plusieurs reprises de se consumer dans un rôle qui ne lui convient pas totalement. Quelques changements de registres dessoudés traduisent sa difficulté à garder une ligne qui sans cesse lui échappe sans pour autant démériter. Curieusement, ces efforts ne poussent pas le Tristan de Stephen Gould au-delà d'une excellence déjà remarquable. En retrait dans le II, il sait se ménager pour le dernier acte en restant dans des proportions plus limitée qu'avec une Nina Stemme ou une Evelyn Herlitzius ici-même en 2015. Si Christa Mayer emporte la palme avec une Brangäne de tout premier ordre, Iain Paterson quant à lui trouve en Kurwenal l'expression et le volume qu'il lui manquait dans le Wotan de Rheingold. L'amertume et l'âpreté du Melot de Raimund Nolte marquent davantage que le jeune marin (et le pâtre) toujours trop appliqué de Tansel Akzeybek.

Maîtrisant son sujet à la perfection, Christian Thielemann offre à son Tristan un écrin de gestes sonores larges et puissants. L'approche impressionne, quitte à laisser certains détails dans l'ombre portée des climax et des rugissements. À contre-courant du retournement de situation de la dernière scène, l'ultime suspension se prolonge au-delà du raisonnable, pointant vers un très esthétisant infini étoilé…

 

 

 

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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