Le théâtre est pour Frank Castorf ce qu'était la sociologie pour Pierre Bourdieu : un sport de combat. Délibérément anarchiste dans la volonté de mettre en tension par la représentation les enjeux sociopolitiques de notre monde, le metteur en scène allemand met à nu les rapports entre l'art et les problématiques contemporaines. Prolongation du politique en même temps que discours autonome, le théâtre castorfien s'accorde avec un art de la guerre assurément plus proche de Sun tzu que de Clausewitz. Guerre en forme de protestation à l'endroit de la mairie de Berlin qui a cédé aux sirènes d'un théâtre moins marqué idéologiquement et ouvert à des formes d'expression multidisciplinaires comme le propose le nouveau directeur Chris Dercon, l'ex directeur de la Tate Modern de Londres.
Accueilli au 71e Festival d'Avignon peu de temps après son éviction de la Volksbühne de Berlin, le général Castorf a transporté avec lui les trophées de son règne berlinois, dont la désormais célèbre Räuberrad signée du regretté décorateur Bert Neumann ((https://www.rbb-online.de/kultur/beitrag/2017/06/volksbuehne-raeuberrad-abgebaut.html)). Le public qui se rend à cette "Kabale" découvre ce monument d'acier rouillé devant le palais des expositions, hommage muet aux Brigands de Schiller et slogan graphique d'une aventure désormais itinérante. "Die Kabale des Scheinheiligen. Das Leben des Hernn de Molière" (ou "La cabale des dévots. Le roman de Monsieur de Molière") a été créée la saison dernière à Berlin dûment chroniquée par Wanderer (Guy Cherqui). Ce texte de Mikhail Boulgakov est avec Judith, Les Frères Karamazov et Faust – respectivement de et surtout d'après Hebbel, Dostoïevski et Goethe – l'une des dernières productions montées à la Volksbühne.
Œuvre-monstre par son format (près de six heures de spectacle) et par son ambition, la Kabale est rédigée par un Boulgakov qui, sous prétexte d'évoquer la figure de Molière, adressait un bras d'honneur au pouvoir stalinien pour protester contre la censure du sinistre Glavrepertkom (Commissariat du peuple à l'éducation) et les vexations dont il faisait régulièrement l'objet., le contraignant à remettre sans cesse ses textes sur le métier. L'œuvre développe en filigrane les relations complexes et conflictuelles entre l'artiste et le pouvoir, éclairant de l'intérieur la question de l'artiste "officiel" aux prises avec les caprices et les vicissitudes des monarques ou dictateurs de toute sorte. On lit également l'influence de sociétés secrètes comme la Compagnie du Saint-Sacrement (devenue Cabale des dévots) – influence gagnée à coups de placets qui aboutirent à l'interdiction du Tartuffe… puis à la suppression de ladite Compagnie et le retour en grâce de Molière.
Véritable doublure et interprète visuel du schéma idéologique voulu par Castorf, le décor d'Aleksandr Denić est conçu comme un ballet de trois espaces que l'on déplace à vue en fonction des scènes. Au chariot symbolisant le théâtre ambulant qui succéda à l'aventure de L'Illustre Théâtre, on trouve un étrange lit royal à baldaquin dont les tentures sont siglées Louis Vuitton, surmontée d'une médaille Versace. Le ballet des caméras à l'épaule saisit sous tous les angles les secrets d'alcôve et les détails de ce lever du Roi, impayable Georg Friedrich fumant clope sur clope, fardé à la perfection dans son costume de monarque cocaïnomane. On suit en très gros plan le fonctionnement et la déliquescence d'un pouvoir qui gouverne en fonction de ses caprices, sans se préoccuper de la valeur réelle de l'œuvre d'art.
L'espace circulaire du palais des expositions et sa toiture en forme d'immense chapiteau renforcent cette impression d'un univers circassien et d'artisanat furieux. Les acteurs interrompent le fil à de nombreuses reprises pour glisser en roue libre sur des improvisations en forme d'adresses au public – improvisation et prises à parti relatives à la situation politique et l'éviction de Castorf, ou de sorties facétieuses à l'encontre des "tyranniques" méthodes de travail du metteur en scène. On est à la fois dans la représentation et dans l'arrière-cuisine de la vie de comédien, saisie dans la lumière crue d'une auto-dérision désenchantée. Cette vraie-fausse ambiance déjantée s'assaisonne copieusement de cocktails Cuba libre tandis que défile sur l'écran latéral le fameux plan-séquence du film Soy Cuba, chef‑d'œuvre soviéto-cubain de Mikhaïl Kalatozov. Cinématograhique également cette manière d'isoler par un typage façon Eisenstein l'innocence d'Armande (Hanna Hilsdorf) et du valet de Molière (Patrick Güldenberg) ou bien la déchirure et la ferveur du Molière d'Alexander Scheer qui se souvient de son monologue du Grand inquisiteur dans les frères Karamazov.
Ce kaléidoscope de scènes-gigognes convoque également le gratin du théâtre classique, de Corneille à Racine, déclamé par une Jeanne Balibar plus Berma que Sarah Bernhardt, tandis que la scène des voyelles du Bourgeois Gentilhomme chuchotée par l'archevêque de Paris (Lars Rudolph) à Louis XIV manque de verser à chaque seconde dans un rut enfiévré qui fait hurler de rire. Le fil prolixe des références réunit Rainer Werner Fassbinder de Prenez garde à la sainte putain et les dédicaces au théâtre élégiaque de Klaus Michael Grüber. Dans ce théâtre construit (en apparence seulement) sur le modèle de l'objet trouvé et du ready made, résonnent les mots de Meyerhold racontant dans une lettre lue par Sophie Rois ses séances de torture par les hommes de main du petit père des peuples dont on distingue le profil jovial au-dessus de l'actrice.
On court beaucoup chez Castorf. Le spectacle de ces ruées fantaisistes et désordonnées évoquent la boulimie contagieuse d'un spectacle qui invite à voir toujours plus grand et faire entrer de gré ou de force une somme gigantesque de détails dans sa mémoire. L'intranquillité et bombardement citationnel contre le conformisme et la culture politiquement correcte : le motto d'un Castorf-voyant mettant en acte le dérèglement de tous les sens…