Après la calamiteuse Aida présentée en grande pompe en février dernier sur la scène de la Bastille, nous étions en droit de craindre pour ce Faust confié au metteur en scène allemand Tobias Kratzer. Après Lavelli qui avait su insuffler à l’ouvrage de Gounod un souffle nouveau et délivrer un message ouvertement antimilitariste – qui, rappelons-le n’avait pas fait l’unanimité le soir de la première… – Martinoty puis Vesperini s’étant pris les pieds dans le tapis, il était important que ce titre retrouve enfin sa place et puisse s’inscrire durablement au répertoire de l’Opéra National de Paris.
Conçu comme une œuvre totale, résolument contemporaine, mêlant habilement opéra, théâtre, cinéma, vidéo et technologies nouvelles, ce Faust coche toues les cases. Emporté dans un tourbillon d’images et de sons, le spectateur assiste, médusé, à une extraordinaire course à l’abime déroulée sous ses yeux sans coupure et sans un seul temps mort. Les tableaux reliés les uns aux autres comme dans un long-métrage cinématographique, unifient ainsi le discours et lui apportent une intensité jamais ressentie avec une telle puissance, impression renforcée par la captivante réalisation signée Julien Condemine dont on sent derrière les caméras et les plans très travaillés, le regard perçant également posé sur ce chef‑d’œuvre français.
L’action démarrée dans un confortable appartement se déplacera par le truchement d’images vidéo ou de rapides changement de décors, d’un quartier chic de Paris à une cité de banlieue, de Notre-Dame au métro, en passant par une façade d’immeuble ou un cabinet médical pour finir dans le même appartement, entièrement vidé cette fois, suite au départ de son propriétaire… Bien que transposée dans notre société de consommation actuelle pour coller à l’actualité, Faust est un riche et vieux médecin, Marguerite une fille simple qui court les boites de nuits, tandis que Valentin, son frère, est un trafiquant à la tête d’un gang, aucun élément du livret n’est occulté. Prêt à se donner la mort en avalant des pilules après avoir fait venir chez lui une prostituée, Faust voit débarquer chez lui Satan en personne, qui lui propose de lui rendre sa jeunesse en échange d’un contrat qu’il ne prend pas la peine de lire. Ébloui par ses trente ans retrouvés, Faust se laisse convaincre par cet étrange compagnon qui lui fait miroiter une expérience inoubliable. Mais sa rencontre avec Marguerite dans une discothèque parisienne est un leurre, qui loin de lui apporter le bonheur auquel il aspire, ne sera qu’une succession de malheurs. Fou d’amour pour elle, Faust n’aura pas le loisir de lui faire un enfant, le pauvre innocent se faisant voler sa place par l’entreprenant Satan, à son nez et à sa barbe. Séparé de Marguerite, Faust tente de la retrouver un an plus tard, mais celle-ci harcelée par les forces occultes du Diable, devient folle, puis maudite par son frère finit par tuer son enfant en le noyant dans sa baignoire, avant de se réfugier dans l’appartement de Faust. Sans révéler la fin de cette lecture pour le moins personnelle, force est de reconnaître sa grande singularité formelle et narrative et surtout sa pertinence dramatique. Décors et costumes (Rainer Sellmaier), vidéos de Paris la nuit dans les airs, dans les couloirs du métro, ou à cheval, les images de la cathédrale incendiées pendant la nuit de Walpurgis (Manuel Braun), tout concoure à faire de cet opéra un grand spectacle construit pour marquer les esprits.
Le rendu musical est évidemment pour beaucoup dans la qualité de cette mise en scène. Dans la fosse, dont on sent les bénéfices apportés par la longue présence du chef Philippe Jordan, Lorenzo Viotti embrase la partition qu’il sait faire chatoyer et vibrer dans les moments les plus feutrés et à laquelle il apporte une puissance décuplée par la présence de chœurs proprement diaboliques. Mené à bride abattue, son commentaire parvient à trouver un équilibre parfait malgré l’emphase de certains passages, son respect et sa sincérité face à l’œuvre étant tout à son honneur.
Benjamin Bernheim trouve en Faust son plus beau rôle, son identification au personnage, sa capacité à relever tout ensemble le défi vocal et théâtral, constitue une réussite absolue : on a en effet rarement entendu pareille aisance, phrasé aussi spectaculairement tenu, diction aussi pure culminant, s’il ne fallait retenir qu’un moment, dans l’extatique duo « Laisse-moi contempler ton image », véritable miracle d’émission et d’émotion mêlée. Et que dire du comédien, investi, modeste et profondément touchant. Christian von Horn campe un impressionnant Méphistophélès dont les petites imperfections françaises ajoutent au cynisme distillé par son personnage élégamment vêtu de noir et à son jeu frappé par une subtile arrogance.
Ermonela Jaho a‑t‑elle été meilleure que dans cette production ? On a loué ses performances en Violetta et en Butterfly, mais sa Marguerite atteint ici des sommets, dans ce portrait sensible de jeune femme simple, abusée et perdue qu’elle interprète avec naturel et conviction. La scène de la malédiction jouée dans le wagon d’un métro qui jamais ne s’arrête, celle où, accompagnée de Siebel, elle va passer une échographie, resteront avec celle de l’infanticide, les climax de la représentation. En forme vocale superlative, Florian Sempey s’impose comme le plus parfait des Valentin, son jeu précis accordé à la puissance de sa voix le hissant parmi les garants d’une tradition de haut vol du chant français. Si physiquement Michelle Losier est crédible en Siebel, on regrette amèrement que Karine Deshayes n’ait pas pu rejoindre la distribution, le timbre aigre de la mezzo canadienne ne pouvant rivaliser avec celui de miel de la française, Sylvie Brunet-Grupposo étant comme de juste, la plus luxueuse des Dame Marthe.
Espérons que le public saura fêter comme il se doit ce nouveau Faust qui, selon nous, devrait rejoindre les productions-phare de l’Opéra parmi lesquelles nous pouvons citer la Butterfly de Wilson, La damnation de Faust de Lepage, Le Nozze di Figaro de Strehler, le Tristan de Sellars, le Don Giovanni de Haneke, L’affaire Makropoulos de Warlikowski ou la Carmen de Bieito…