Charles Gounod (1818–1893)
Faust (1859)
Opéra en cinq actes
Livret de Jules Barbier et Michel Carré d'après le premier Faust de Johann Wolfgang von Goethe
Créé à Paris, Théâtre lyrique, le 19 mars 1859
Créé à l'Opéra de Paris (Salle Le Peletier) le 3 mars 1869.

Direction musicale : Lorenzo Viotti
Mise en scène : Tobias Kratzer
Décors et costumes : Rainer Sellmaier
Lumières : Michael Bauer
Vidéo : Manuel Braun
Chef des chœurs : José-Luis Basso

Faust : Benjamin Bernheim
Méphistophélès : Christian van Horn
Valentin : Florian Sempey
Wagner : Christian Helmer
Marguerite : Ermonela Jaho
Siebel : Michèle Losier
Dame Marthe : Sylvie Brunet-Grupposo
Faust âgé : Jean-Yves Chilot

Orchestre et chœurs de l'Opéra National de Paris

Transmission TV le 26 mars 2021 à 20h55 sur France 5

Vu lors de la captation à l'Opéra de Paris-Bastille, le 19 mars 2021, 19h30

À l’occasion de la reprise actuelle de Faust dans la production Kratzer à l'Opéra de Paris, nous avons déicdé de republier l'article que nous avions écrit lors de ces représentations de 2021 réservées à la presse (Covid oblige). Souvenirs, souvenirs

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Revoilà donc Faust de Gounod à Paris et ce n’est que justice. Qu’une œuvre aussi emblématique du répertoire soit affichée régulièrement est une nécessité. C’est sans doute le titre le plus repris dans l’histoire de l’Opéra de Paris.
Depuis 1975, l’opéra n’a guère quitté l’affiche, et pourtant la production Jorge Lavelli fut d’abord conspuée par le public parisien, toujours à la pointe de l’ouverture et de la tolérance, mais elle devint une des signatures du théâtre et dura jusqu’au début des années 2000. Mortier et Gounod étaient incompatibles, et Nicolas Joel confia une nouvelle production à Jean-Louis Martinoty qui rata son coup ; si Faust avait depuis Lavelli laissé au vestiaire « l’épée au côté, la plume au chapeau, l’escarcelle pleine », l’opéra n’a pas retrouvé avec Martinoty une production qui aurait duré aussi longtemps que la précédente (une trentaine d’années). Aussitôt proposée, aussitôt retirée en 2011, et réarrangée sans succès dans les mêmes décors par Jean-Romain Vesperini en 2015. Il fallait donc passer à autre chose.
Et arriva Tobias Kratzer, pour sa première mise en scène à Paris (il a travaillé à Lyon sur un très beau
Guillaume Tell). Mais sans public.
Le metteur en scène allemand, connu à la fois pour sa vive intelligence et sa lecture acérée des livrets du XIXe et notamment du Grand Opéra dont le Faust de Gounod est l’héritier ou le dernier avatar lit dans ce livret une version française, voire « parisienne » du mythe de Faust, loin de Goethe et de sa portée métaphysique et si près de la tristesse de notre monde.

 

Ermonela Jaho (Marguerite) Acte III, air des bijoux

Transmission TV le 26 mars 2021 à 20h55 sur France 5 puis en replay sur Culturebox

Voilà encore une production (pour l’instant fermée au public) qui fera parler, et qui était prévue jusqu’au 21 avril… Les salles seront-elles rouvertes d’ici là ? C’est peu probable et c’est vraiment dommage car ce Faust me paraît rattraper les errances dont Gounod a été victime ces dernières années à Paris. Rappelons pour mémoire la nouvelle production de Martinoty reprise ensuite par Vesperini, mais aussi la Mireille inaugurale du règne de Nicolas Joel, si brillante qu’elle tomba dans les oubliettes. Quant à Roméo et Juliette on ne l’a pas vu à l’Opéra de Paris depuis 1985 dans la belle production de Georges Lavaudant où ont alterné lors des trois reprises notamment Neil Shicoff et Alfredo Kraus en Roméo et en Juliette Barbara Hendrickx, Silvia Sass et Ana Maria Gonzalez. Cela ne fait guère que 36 ans…
Il faut donc se raccrocher à la production Lavelli, née sous les huées (« Bien fait pour Gounod » avait hurlé un spectateur facétieux lors de la première-pandémonium, avec le trio Gedda (on entendit également Vanzo qui était aussi merveilleux que Gedda)/Freni (sans égale)/Soyer (on vit aussi Ghiaurov et Van Dam) avec Michel Plasson au pupitre à la création de la production.
On peut parler d’une production historique tant elle dura, sans vieillir, passant de Garnier à Bastille et encombrant les coulisses puisque le décor-verrière était devenu indémontable (avec  en plus la coupole de verre si lourde…). Lavelli avait travaillé sur la gemellité Faust-Méphisto et surtout sur un XIXe petit bourgeois qui remplissait les salles d'opéra ; il avait laissé de côté le Moyen-âge de pacotille et le pacte faustien pour se concentrer sur l’époque de la création. Seule victime de la production, le ballet (chorégraphié de manière autonome par Balanchine complètement détaché de la mise en scène) qui avait disparu dès la première reprise.
Cette fois-ci Tobias Kratzer, qui rappelons-le débute à Paris mais pas en France (on a vu de lui Les Huguenots à Nice et un splendide Guillaume Tell à Lyon), inscrit fortement ce Faust de nos jours, dans un Paris qu’on survole, toujours présent et un peu lointain à la fois (la Tour Eiffel est un repère), vu de la banlieue où il situe l’intrigue, une banlieue de toute petite bourgeoisie, aux intérieurs proprets meublés par Ikea. L’histoire de Faust transposée aujourd'hui, sans jamais trahir le sens du livret, ni même la nature des personnages, qu'elle soit intime ou sociale.
Dans cet univers étroit, Kratzer fait de l’histoire de Marguerite l’histoire triste d’une solitude. C’est Verdi et Traviata qu’il faut ici citer « Povera donna, sola/Abbandonata in questo/Popoloso deserto/Che appellano Parigi » (Pauvre femme, seule, abandonnée dans ce désert peuplé qu’on appelle Paris) car c’est la vérité que ce Faust poursuit ici. Un destin de femme abandonnée dans un Paris des solitudes et qui tout à la fois fascine. Rappelons la vision de ce È strano chanté à Lyon en 2009 par Ermonela Jaho, encore elle, dans ce décor de Lucio Fanti et dans la magnifique mise en scène de Klaus Michael Grüber (si conspuée au Châtelet une quinzaine d'année auparavant) où elle apparaissait seule au milieu d'immeubles aux fenêtres éclairées, comme ces immeubles de banlieue qu'on voit dans la vidéo ici. Cette communauté d'inspiration est frappante.
Ce qui frappe dans le travail de Kratzer, c’est la manière dont il installe progressivement l’intrigue, en passant volontairement par des lieux communs, effleurant une multitudes de "petits faits" mais n’appuyant jamais, d’acte en acte, et faisant un bloc des trois derniers actes, les plus déchirants, en un crescendo de tristesse infinie. Il va centrer son travail sur Marguerite : il est allemand, et comme on le sait, le Faust de Gounod a pour titre Margarethe en Allemagne soulignant parfaitement que l’enjeu n’est pas ici le mythe de Faust, mais le destin de Marguerite. D’ailleurs la musique de Gounod est-elle diabolique ? La nuit de Walpurgis effraie-t-elle le spectateur angoissé ? Poser la question, c’est évidemment y répondre. Le Faust de Gounod n’est pas faustien, au sens où il n’a rien de métaphysique, et son Méphisto est plus un Mandrake de bande dessinée qu’un diable à faire frémir petits et grands
Comme il l’avait fait dans Le Prophète à Karlsruhe, ou L’Africaine à Francfort, Kratzer passe par l’actualisation pour rendre plus claire sa lecture, à chaque fois très fidèle à l’œuvre et au livret. Le Prophète à Karlsruhe se situait dans une banlieue française en proie aux faux prophètes et à la perversion du religieux, et L’Africaine faisait de Vasco de Gama un cosmonaute qui rapportait deux exemplaires de « petits hommes bleus » de ses voyages interplanétaires (comme les voyageurs des grandes découvertes considéraient les populations « exotiques » qu’ils rencontraient et ramenaient en Europe). La démarche de Faust est à la fois inspirée de principes similaires, sans jamais être une copie, sans jamais se répéter. Avec des effets spéciaux (Vidéos de Manuel Braun) et des éclairages (de Michael Bauer) à couper le souffle, il use de l'image filmée de manière prodigieuse, jamais gratuite, dans une dramaturgie serrée et toujours porteuse de sens : il met le spectaculaire du XXIe siècle au service de celui du XIXe,  répondant ainsi à l'une des lois d'airain du Grand-Opéra à la parisienne. Tout change et rien ne change.

Face à Marguerite, seule et abandonnée, ce Faust au départ vieillard habitant un appartement confortable, est tout au long de l’opéra, une sorte de mécanique aux mains de Méphisto, dépendant à chaque acte de la « potion magique » qui lui rend sa jeunesse, qui du coup apparaît artificielle, limitée dans le temps, toujours sur le fil du rasoir. La jeunesse, c'est une addiction.
En face, un Méphisto diable noir accompagné de ses démons. Dans un décor hyperréaliste, Méphisto tranche car il n’a rien de réaliste… Il vole au-dessus d’un Paris nocturne, semble installé tel Quasimodo au sein des tours de Notre Dame. Comme un diable de bande dessinée, mais en même temps comme si le diable était en nous, parmi nous et partout et surtout qu'il était une sorte de fantôme de Paris, le Fantôme de l'Opéra en quelque sorte.

Dans son approche dramaturgique, Kratzer dès le départ inscrit l’œuvre dans le présent, un présent d’autant plus marqué que les figurants et le chœur portent masque, ici à la fois réelle protection sanitaire, mais aussi signe de contemporanéité. Ceux que nous regardons, c’est nous.
C'est un spectacle très clair et lisible,  aux multiples idées, aux multiples allusions, aux ramifications inattendues, c'est pourquoi nous avons décidé de le suivre acte par acte dans ses variations et ses méandres, car Kratzer est toujours en mouvement, en "Monsieur 100000 Volts" de la mise en scène.

Un premier acte presque « conventionnel »

Acte I, les démons et Faust âgé (Jean-Yves Chilot) devant la bibliothèque

Le premier acte présente ainsi le contexte du drame, ouvrant sur l’appartement très bourgeois de Faust (qui fermera aussi l’opéra) en refusant l’artifice d’un Faust grimé en vieillard (oldface ?) qui redevient jeune homme, mais choisissant la solution assez élégante du dédoublement, quand le jeune Faust « fait ses bêtises », le vieux Faust rôde.
Le décor (de Rainer Sellmaier, compagnon de route habituel de Tobias Kratzer) représente le salon bourgeois d’un intellectuel des quartiers du centre de Paris, meubles cossus, grand miroir, et , élément-signe essentiel, la bibliothèque. Un homme se rhabille au loin dans son dressing, médite, tandis qu’une femme dort sur le canapé ; l’homme (Jean-Yves Chilot, excellent tout au long de la représentation) entre dans le salon, âgé, mais pas cacochyme il la regarde, mais celle-ci se réveille et demande bientôt le prix de son service sexuel. Sexe tarifé qui laisse notre homme méditatif, désespéré de solitude, caressant la place encore chaude que la femme a quittée, il va vers un tiroir d’où il sort une boite de pilules, « salut, ô mon dernier matin ».
Pendant que se déroule cette sorte de mimodrame, c’est dans l’ombre, une autre voix plus jeune qui chante, et ce n’est pas un artifice. c'est la voix intérieure de cet homme âgé, c’est la voix du désir, la voix jeune prisonnière d’un corps décati. C’est aussi ce qui se place psychologiquement quand on a l’âme et l’esprit vifs, et le corps vieilli. « je me sens comme un jeune homme, mais le corps, lui… ».
Rien n’est souligné, mais tout est suggéré par touches légères, et ce sera le principe de toute la soirée, avec un luxe de détails d’une grande justesse, mais jamais assénés. Tout est dit en ce prologue et en ce premier air. La solitude, le désespoir, et pourtant l’esprit en éveil qui constate la déchéance insupportable.
Alors Méphisto surgit, une sorte de Mandrake le magicien à la longue chevelure, cape et habit noir discrètement irisé de rares paillettes, comme un manteau de ciel noir. Il surgit de la bibliothèque, évidemment. Depuis le Péché originel, le désir de connaissance est un péché, est une torture, et le diable sort des livres : bien vu. Faust est justement un scientifique, un intellectuel, arrivé à un âge où il n’a plus rien à chercher ou à désirer des choses de l’Esprit, où la bibliothèque est « ornement », où la connaissance est un poids qu’on traîne puisqu’on a passé l’âge des recherches. Le Mal- la connaissance- est déjà en Faust depuis toujours. Méphisto sommeillait au fond de l'âme de Faust depuis longtemps.
Ce Méphisto est accompagné d’un petit groupe de démons, tel Hunding et ses sbires dans Die Walküre de Chéreau. Chez les puissants les basses œuvres sont exécutées par les autres.
Cette scène se déroule dans une atmosphère réaliste, l’apparition de Marguerite n’est pas matérialisée sur le théâtre comme « magique » : Méphisto la montre à Faust par la fenêtre…
Faust signe et boit la potion, et le vieillard quitte la scène au profit du jeune homme, et pour la première fois Kratzer introduit un zeste de fantasmagorie dans ce début en forme de comédie dramatique telle qu’on pourrait la voir dans un théâtre privé parisien ou dans une série TV. Méphisto entraîne Faust par la fenêtre, et l’on va passer à la scène de la fête, de la Kermesse, en survolant un Paris central, on y distingue Notre Dame (notre homme habite sans doute par-là) et nocturne dont on s’éloigne très vite  tandis que volent dans le ciel le couple Méphisto-Faust,

Delacroix (1827), Méphistophelès volant au-dessus de la ville...

(à la manière de la fameuse litho de Delacroix Méphistophelès volant au-dessus de la ville…) et Paris va être l’un des grands personnages de la soirée, un Paris tout autre que monumental, fait de rues anonymes, d’immeubles éclairés, avec  une tour Eiffel, point de repère illuminé, la signature-de-Paris, de plus en plus lointaine. Et puis on atterrit (Faust et Méphisto « tomberont » littéralement au milieu du groupe) au milieu d’immeubles d’un quartier populaire, où tous se connaissent, autour d’un terrain de basket où jouent quelques jeunes issus, comme on dit « de la diversité », mais là aussi, l’idée est esquissée, mais pas appuyée.

 

Un deuxième acte dans un « quartier »

Le terrain de basket entouré de grillage renvoie – et c’est voulu- à West Side Story et il nous dit que 65 ans après, la question sociale de ces quartiers est la même, le groupe, le quartier, la pauvreté mais pas la misère. Kratzer joue de ces références pour souligner non notre monde, mais que l’histoire de Faust dans le livret de Gounod est une histoire qui étonnamment peut s’inscrire encore dans notre aujourd’hui, ce qu'était aussi West Side Story par rapport à Roméo et Juliette (tiens, un autre opéra de Gounod…).
Alors que ce deuxième acte est généralement inscrit dans un seul lieu, Kratzer va le dédoubler, il y a le terrain de basket, lieu de réunion vespéral des gens du quartier, et puis la discothèque où l’on chante la fameuse valse Ainsi que la brise légère où Faust va rencontrer Marguerite, une Marguerite presque adolescente, smartphone en main. Il fait de Faust une histoire de jeunesse, mais avec un faux jeune… qui tombe (littéralement) dans un monde qui n’est pas le sien, dans une génération qui n’est pas la sienne, mais aussi en quelque sorte, dans une morale qui n’est pas la sienne. Faust a tout faux.

On peut se dire alors que ce Faust nous assène les conventions du jour, Paris, la banlieue, les quartiers, la jeunesse (masquée Covid dans la discothèque) et qu’on va assister la nième actualisation. Mais ce n’est évidemment pas ça, car Kratzer sait manier l’art gradué du coup de massue qui viendra peu à peu nous frapper à mesure qu’on avance. D’ailleurs, Gounod lui-même passe du pittoresque au drame de la même manière et Kratzer ne fait que souligner le côté un peu convenu et « pittoresque » du début pour mieux nous faire pénétrer au cœur du drame. Car un autre élément essentiel de ce travail est l’extraordinaire fidélité au livret, oscillant entre drame bourgeois, drame social et récit fantastique.
La mise en scène met le doigt sur l’un des aspects redevenus hélas actuels du livret.  Toute la scène dite de la kermesse est un jeu entre Méphisto qui fait ses « tours » de magie et lit dans les lignes de la main et la foule animée de la foi du charbonnier (« c’est une croix qui de l’Enfer nous garde »). Comme dans Le Prophète, Kratzer pose très incidemment la question de l’influence religieuse, vécue ici comme moralisme et bien-pensance. En focalisant sur un quartier populaire, il évite de poser la question d’une religion en particulier, mais pose le religieux non comme élan vers le divin, mais poids sur le terrestre, frein social, moralisme et évidemment privation de liberté d’exister, de vivre son corps et ses sentiments. Gounod dit-il autre chose ? Ainsi de l’idée du Valentin protecteur de sa sœur, des faits avérés aujourd’hui dans une certaine frange de la jeunesse et de la société, comme de considérer comme des putes((Rappelons l'associaition Ni putes ni soumises qui pointe exactement ce type de comportement)) les filles qui sortent en discothèque ou vivent leurs amours ou leurs corps… De même le spectateur tatillon pourrait penser que le départ à la guerre est un peu suranné. Suranné ? ne menons-nous pas de guerres ? Les jeunes ne s’engagent-ils pas dans l’armée ? Ce qui était écrit aux temps de Gounod faisait sourire dans les années post 1968, et permettait à Lavelli de faire en 1975 une mise en scène sur l’étroitesse de l’esprit petit-bourgeois, dans une société qui s’en croyait « libérée », mais la réapparition aujourd’hui des mêmes idées reçues et de ce moralisme, voire de cet obscurantisme (plus de 46 ans après la production Lavelli et 162 ans après la création) au sein de notre société et dans certains contextes ne fait plus rire du tout, que ce soit dans les banlieues ou dans les manifs dites « pour tous ». C’est bien cela que Kratzer constate (par touches, sans jamais souligner),  retour à l’obscurantisme,  retour à la religion comme régulateur social, comme frein, comme entrave et quelquefois comme signe d’inhumanité.  Et là encore il effleure, il fait simplement chanter le texte de Gounod par des « contemporains » pour qu’un système de signes et de références fonctionne chez le spectateur de ce XXIe siècle qui (hélas) « sera religieux, ou ne sera pas » comme disait Malraux. Kratzer nous montre encore une fois que la grille de lecture de l’œuvre de Gounod (typisch XIXe) s’applique au prisme du XXIe, et ce n’est pas la moindre des surprises et des désolations.

Au terme de ces deux premiers actes, on reste en attente : des idées intelligentes, des petits détails qui inscrivent l’œuvre dans une actualité brûlante et dans une lecture sociale réaliste, qui montre – on ne s’y attendait pas – que Gounod fonctionne et que la société n’a pas autant avancé qu’on ne pourrait le croire, et en même temps il reste une attente pour savoir dans quelle direction la scène du jardin de l’acte III va nous emmener.

Troisième acte : HLM, Ikea, viol

HLM : Benjamin Bernheim (Faust), Chrisitian van Horn (Méphisto), Ermonela Jaho (Marguerite)

La scène du jardin chez Lavelli avait désespéré Garnier, je me souviens à la première, le rideau se levant lentement sur des draps étendus qui séchaient et les hurlements d’une salle bouleversée de ne pas voir de géraniums et de petites fleurs. La terrible esthétique du trivial frappait déjà…
46 ans après, le jardin est devenu un immeuble anonyme d’une quelconque banlieue, vu en coup en style maison de poupée, avec ces meubles Ikea et ses intérieurs proprets, des boites aux lettres, une porte et quelques éléments de verdure : dans les cités du XXIe, on a les jardins qu’on peut. Les contextes sont différents, mais c’est la même idée.

HLM2 : Christian van Horn (Méphisto), Sylvie Brunet-Grupposo (Dame Marthe) Benjamin Bernheim (Faustà, Ermonela Jaho (Marguerite)

Kratzer part du mot "voisine" appliqué à Dame Marthe (« la voisine est un peu mûre »): en  voisine de Marguerite, elle est installée dans une "géographie" des lieux, au premier Marguerite qui vit avec son frère, parti à la guerre, et au rez-de-chaussée Dame Marthe. Là encore, quelle distance avec le livret, y compris quand Siebel arrive avec le bouquet et un seau d’eau dans lequel il dépose le bouquet, assurance, pense—t‑il sans doute contre la malédiction dont Méphisto l'a frappé ((Rappelons le livret :

SIEBEL
Vous êtes donc sorcier ?

MÉPHISTOPHÉLÈS
prenant la main de Siebel
Tout juste autant qu'il faut
Pour lire dans ta main
Que le ciel te condamne
A ne plus toucher une fleur
Sans qu'elle se fane ! ))

)), et le facétieux Kratzer nous invite presque à penser qu’en disant « Si je trempais mes doigts dans l’eau bénite ? » Siebel va plonger la main dans le seau…

 

Le nid de Méphisto (Christian van, Horn) à Notre Dame

Car un travail de Tobias Kratzer est toujours parsemé d'ironie : ironique, la discothèque quand on entend la valse du deuxième acte, ironique l’allusion à West Side Story, ironique aussi, le survol de Paris à la Mary Poppins, ironique enfin le nid de Méphisto en haut d’une tour de Notre Dame, à la fois dominant la ville, mais en même temps installé dans Notre Dame comme un virus dans le corps, à côté d’une Chimère (XIXe, la restauration de Notre Dame a lieu entre 1844 et 1864 dans les années de composition du Faust) . Le Ver est dans le fruit (et quel fruit !).

Le même, dans la réalité

Kratzer est toujours distancié, et toujours duplice. C’est bien ce qui rend pétillants certains moments. Mais c’est toujours un aller et retour entre ironie et drame, comme dans son Tannhäuser Bayreuthien hilarant (comme j'ai pu lire) à l’acte II et totalement désespéré à l’acte III.  Gounod était déjà ironique en concevant Dame Marthe comme un mezzo de caractère, la voisine telle qu’on la rêve. Kratzer donne à sa présence une logique. Elle est au Rez-de-chaussée, gardienne peut-être ? Car elle prend le bouquet de Siebel et le paquet déposé par Méphisto pour le monter à Marguerite. Tout cela est un ensemble de « petits faits vrais » qui inscrivent le même réalisme de comédie qui baigne en partie dans ce début. Et Sylvie Brunet-Grupposo, en dame « un peu mûre » qui s’habille à la jeune, est désopilante. Le « jeunisme » est aussi un signe de notre société.
Ainsi Kratzer transfère, actualise, et accumule des signes sociologiques qui nous sont familiers et qui donnent à ce livret qu’on pensait dépassé une vérité nouvelle.
Autre vérité qui est ici cruellement soulignée, c’est le rapport maitre-esclave entre Faust et Méphisto. Dans la vision de Kratzer, la transformation en jeune homme est une transformation avec sursis, jamais définitive, et qui condamne Faust dans sa quête éperdue de jeunesse, à aller sans cesse plus loin, et à aller plus avant dans la turpitude. D’une certaine manière, le fameux pacte est un crédit renouvelable, et donc un piège qui rend Faust encore plus dépendant de Méphisto. Buvant son breuvage de jouvence à chaque fois qu’une étape se termine, il se montre totalement annihilé et dépendant. Et de fait, ce Faust-là n’a pas de vouloir, il suit Méphisto partout en restant d’une rare passivité, même lors de la séduction de Marguerite, après la promenade « romantique », c’est Méphisto qui viole Marguerite, et lui fait l’enfant fatal, laissant son corps inerte aux soins désormais inutiles de Faust. Scène de violence ordinaire, en quelque sorte. Et déjà Kratzer reprend le rêve de la Rosemary de Polanski où elle est violée par le diable devant son mari Guy,  posant dans le film les questions évoquées précédemment dans ce Faust, superstition, catholicisme…

La chute : « Colère de frères, colères de diable »

Échographie du "Rosemary"s Baby" dans un cabinet d'échographie, Ermonela Jaho (Marguerite), Michèle Losier (Siebel)

Dès lors, la mise en scène prend un autre tour. L’ironie laisse place pour l’essentiel à une immense tristesse et à la déchirure du drame. La scène de la chambre et l’air de Siebel sont rétablis alors que ce sont des moments souvent coupés à la représentation : la scène montre à la fois le désespoir de Marguerite et Siebel cherchant toujours à être après d’elle, comme d’ailleurs il l’avait promis à Valentin. Kratzer en fait une scène dynamique, et non plus statique et lui donne une fonction dans son récit dramaturgique. La scène de la chambre est une visite pour une échographique prénatale, accompagnée de Siebel. Marguerite enceinte et abandonnée est déjà en quelque sorte, coupable, et l’échographie découvre un bébé démon avec de petites cornes, dernière trace de l’ironie kratzérienne, mais en même temps installation directe dans l’angoisse que génère le film de Polanski. Du même coup, il pose la question du diable et de Méphisto, réalité ou fantasme, tout en posant la question, très réelle d’une Marguerite enceinte et donc marquée au fer de l’infâmie.

Encore plus puissante la scène de l’église qui se déroule dans le métro, un lieu authentiquement infernal, dans une nuit parisienne qui semble ne jamais finir.
Kratzer fait coup double ou triple dans cette scène, sans doute l’une des plus réussies de la soirée, qui se joue entre une vidéo sur grand écran qui reproduit la scène « réelle » vue d’une manière oblique, et donc volontairement déformée ,que le spectateur perçoit mal, dans le coin de la scène à cour (à droite).
Chez Gounod, c’était le diable qui entourait Marguerite à l’église (ici le Diable est déjà dans Notre Dame), ici c’est le retour de l’échographie d’où Marguerite a fui, elle est dans ce wagon de métro, assise, isolée, avec d’autres voyageurs qui semblent (image assez terrible) tout aussi isolés dans leur monde, image assez cinglante du quotidien parisien, où se croisent une foule de solitudes agglutinées. Marguerite seule parmi les solitudes.

Scène de l'église, Ermonela Jaho (Marguerite)

Le wagon se vide et Marguerite est seule face à Méphisto : est-ce une vision ? est-ce la réalité, Marguerite pour échapper met son casque et c’est encore pire, la musique et la voix de Méphisto sont dans le casque, la vision en gros plan est terrible, à la limite du supportable tant Ermonela Jaho est déchirante.
On repense à « sola, abbandonata in quel popoloso deserto che appellano Parigi » d’autant que Marguerite est devenue vraiment traviata, dévoyée, elle a quitté la route… Quand on pense en plus que La Traviata est issue de La Dame aux Camélias qui s’appelle Marguerite… Il y a des coïncidences… diaboliques.

Cette vision des individus, mais aussi du contexte, des solitudes et d’un Paris fascinant mais hostile montre un regard sur la capitale à la fois cinglant et pourtant presque affectueux. Kratzer a compris comment et pourquoi cette histoire devient par Gounod interposée typiquement française voire typiquement parisienne. En l’inscrivant dans le « Grand Paris » d’aujourd’hui, Kratzer ne fait que mieux ressortir des vérités qui transcendent le temps.
Après cette scène aussi étonnante que désespérante, la seconde partie de l’acte IV est un des hits de la partition avec le chœur « Gloire immortelle de nos aïeux ».

Kratzer traite le retour de Valentin avec la violence voulue, en nous montrant, dans la salle de bains on retrouve une Marguerite recroquevillée et un Valentin ivre de fureur vue sur le théâtre et en vidéo, et tout en devient presque une scène de série noire.
Florian Sempey montre ici des qualités d’incarnation qu’on ne lui soupçonnait pas. Dans toute cette scène, il sera impressionnant, puis au moment de l’agonie particulièrement émouvant.
Valentin revient avec ses camarades soldats, le retour est vu par Kratzer de manière très subtile… Tous les soldats rentrent et au milieu de ce retour, viennent s’asseoir sur les marches du HLM les trois gamins qui jouaient au basket, les trois « issus de la diversité », qui semblent au milieu de ce retour tonitruant (le chœur « Gloire immortelle de nos aïeux ») comme mal à l’aise, pas chez eux, un peu ailleurs. Exemple de la manière dont Kratzer use pour évoquer sans insister. Par touches presque pointillistes. La scène se conclut par un autre moment difficilement soutenable, Marguerite au comble du désespoir et de la déchéance après la mort de Valentin qui l'a maudite, noie son bébé dans la baignoire, scène difficilement soutenable si l'on ne sait pas qu'il ne s'agit pas d'un infanticide, mais un "Satanicide" et qu'en lui faisant tuer cet enfant du diable,  Kratzer fait qu'elle se rachète déjà.

Nuit de Walpurgis : "la course à l'abîme"

Entre le quatrième et le cinquième acte se loge la fameuse Nuit de Walpurgis et le ballet qui s’y enchaîne, pas totalement coupé, mais réduit à un épisode, accompagné à l’écran par la course à cheval de Faust et Méphisto, sorte de chevauchée fantastique dans un Paris nocturne (on pense évidemment à la Course à l’abîme, mais aussi à la litho de Delacroix : Faust et Méphistophélès galopant dans la nuit du sabbat. )

Delacroix (1827): Faust et Méphistophélès galopant dans la nuit du sabbat.

qui a commencé dans une sorte de burlesque puisque les chevaux sont « empruntés » à deux gardes républicains à cheval qui inspectent les quais dans la nuit parisienne) où au passage, un mégot de Méphisto embrase Notre Dame. La liaison de Paris et de Méphisto semble décidément structurelle : la capitale serait-elle ce Monstre froid qui avale tel un Moloch ses habitants et ses malheureuses héroïnes : il est clair de Kratzer a pensé ici à toutes ces femmes victimes des turpitudes et simplement de la vie parisienne telle que les romans les décrivent à la fin du XVIIIe et au XIXe (Rétif de la Bretonne, Eugène Sue etc…). Il y a là surtout quelque chose de balzacien, qui voit en Paris l’Enfer dantesque avec ses cercles (voir le Prologue de La Fille aux yeux d’or). Kratzer oscille entre réalité et mythologie, il est bien en cohérence avec ce Faust de Gounod si parisien.

Scène finale, Christian van Horn (Méphisto), Ermonela Jaho (Marguerite) jean-Yves Chilot (Faust âgé)

Le dernier acte se passe dans l’appartement déserté de Faust, plus de meubles, plus de livres dans la bibliothèque et le miroir est à terre, un lieu d’où toute humanité a disparu, un lieu sans vibration et qui devient lieu de résolution. C’est le « rien » initial de Faust…
C’est la prison figurée de Marguerite, d’une tristesse poignante, comme les restes d’une aventure délétère et lacérante. Kratzer place Marguerite recroquevillée dans un coin, tel un petit animal fragile dont on ne distingue même pas l’humanité, un petit tas sombre dans un coin. Les trois personnages se retrouvent,  dans ce vide abstrait, il n’y a plus rien de la vie d’avant, il n’y a plus qu’un espace sans âme. On dirait presque que c’est le moment le plus "conforme" de cette mise en scène où tant d’éléments se mélangent  faisant chacun sens, sens par rapport au livret et à la musique en lui conférant une grandeur inconnue.

Mais non, un élément perturbateur apparaît, Siebel, offrant à Marguerite son bouquet, pendant que le retiennent les démons de Méphisto. Scène à la fois poétique et presque pathétique, une scène picturale, à la Greuze, où le bouquet devient source de vie et de pardon, de salvation, mais le diable ne disparaît pas sans proie, il emporte Siebel qui ainsi se sacrifie pour Marguerite une dernière fois, et cette fois avec le résultat qu’il faut. Il a donné sa vie pour son amour : on retrouve dans cette fin la morale des opéras héroïques, tandis que le jeune Faust disparaît pour laisser place au vieux qui reprend sa place dans un univers dévasté qui respire la mort et le temps destructeur. Tout ça pour ça.

 

A mise en scène brillante plateau d’une forte solidité

Évidemment, ce travail inventif, hardi, d’une telle justesse, devait être soutenu par un plateau sans failles, et c’est globalement le cas, même si ce n’est pas tout à fait le plateau absolu dont on pouvait rêver.
Ce qui caractérise cette distribution, c’est son homogénéité. Et tous les rôles sont tenus avec honneur, dessinés et profilés merveilleusement par la mise en scène. Ainsi du Wagner de Christian Helmer assez présent et sonore dans le premier acte, ainsi évidemment de la Dame Marthe de Sylvie Brunet-Grupposo. Ma génération a été marquée par la Marthe de Jocelyne Taillon, en rombière ridicule et sympathique, c’est l’occasion de rappeler quel pilier du chant elle fut, expressive, colorée, d’une incroyable présence scénique, une sœur de Jane Henschel. Kratzer fait de Sylvie Brunet-Grupposo un profil de caractère, une dame mûre qui veut passer pour jeune et qui s’habille en conséquence avec sa coiffure midinette qui a passé l’âge. Elle est excellente dans le rôle qu’elle a l’intelligence de ne pas rendre aussi ridicule qu’il ne l’est quelquefois sur les scènes, notamment lors de la séduction de Méphisto. Beau personnage, et belle chanteuse, qui a commencé soprano et a trouvé sa voie/voix en mezzo, très expressive sans jamais être caricaturale.

Valentin : Florian Sempey
On peut considérer, c’est selon, Valentin comme le premier des rôles secondaires ou le dernier des rôles principaux. Florian Sempey en fait incontestablement un protagoniste.
Valentin n’est pas un rôle très sympathique, et il est surtout connu par l’air (rajouté) « Avant de quitter ces lieux », qui reprend la mélodie du prologue. Mais si Valentin apparaît épisodiquement, il a des ensembles et notamment celui du quatrième acte et sa mort qui donnent au rôle une palette de couleurs très différentes.
Avec Florian Sempey, nous tenons là le Valentin proche de l’idéal, sinon l’idéal, qui réunit sur lui toutes les qualités voulues sans aucun manque. Il a le phrasé, la projection, la précision, la diction et l’élégance du style français, Il a aussi l’engagement, l’émotion, la vibration. En fait il a tout d’un grand, d’un très grand même. Il prend le chemin glorieux d’un Tézier. Ce n’est pas une découverte, c’est une confirmation que nous tenons là un artiste exceptionnel, dont le chant est un modèle d’intelligence et d’incarnation. Réussir à rendre émouvant un personnage aussi borné que Valentin, c’est une gageure. Et c’est gagné. Il s’impose par le poids qu’il confère à son incarnation.

Michèle Losier : magnifique Siebel
N’est-ce pas du gâchis que d’offrir à Michèle Losier le rôle de Siebel, le jeune looser qui ne peut plus offrir de bouquets et qui reste un amoureux transi de Marguerite ? Mais  la mise en scène lui donne un rôle plus insistant, plus important jusqu’au bout : il est celui qui, seul, n’abandonne pas Marguerite  dans les heures sombres et qui la protège, et la scène finale il se sacrifie, dans un mimodrame où enfin il lui laisse le fameux bouquet, qu’elle garde cette fois tandis que le diable l’emporte à défaut d’emporter Marguerite.
Alors, la voix forte, charnue, expressive de Michèle Losier donne au personnage un poids inconnu et une vraie présence. Jamais elle n’apparaît légère, ou fragile, mais au contraire décidée, dynamique, comme tous les « travestis » du Grand Opéra dont Siebel est un des derniers avatars, avec Thibault/Tebaldo de Don Carlos/Don Carlo.  Splendide incarnation du mezzo-canadien à qui les travestis vont si bien (on se souvient de son Ascanio dans Benvenuto Cellini) et très beau personnage dessiné par Tobias Kratzer.


Christian van Horn : Méphisto

J’ai entendu Christian van Horn aux USA et notamment au MET et j’avais été frappé par cette voix profonde, aux harmoniques riches, somptueuses. Je me réjouissais donc de l’entendre pour la première fois de ce côté-ci de l’Atlantique dans ce rôle de rêve pour toutes les grandes basses…
Mon attente a été juste un peu déçue, non par la qualité intrinsèque de la voix, mais à cause de la nature même du rôle. Le Méphisto de Gounod n’est pas un être inquiétant et métaphysique, ce n’est pas une puissance, mais d’abord un magicien qui joue des tours, un être de spectacle (« Le veau d’or » est d’abord une exhibition) en quelque sorte. Kratzer l’a d’ailleurs parfaitement saisi. Ceux qui croient au pacte faustien dans Gounod (les pauvres naïfs) en sont pour leurs frais. En plus la voix est un peu hybride, avec un spectre très large une basse claire, un baryton-basse peuvent s’emparer d’un rôle qui exige du brillant, mais des basses profondes l’ont aussi incarné (Nicolaï Ghiaurov, René Pape).
Enfin le texte est plein de doubles sens, plein d’ironie, plein de jeux sur les mots, et ça, ça exige un phrasé impeccable, une grande clarté du discours et surtout des variations de couleur à l’intérieur de chaque phrase dont van Horn manque un peu. Son chant au demeurant appréciable par le timbre et le soin apporté à la musicalité, reste un peu étranger à cet univers d’un Méphisto qui pourrait être aujourd’hui un acteur de stand-up : tout dans le mot, tout dans l’inflexion, tout dans la couleur et la variété. Ça n’est pas si facile de trouver un beau Méphisto pour Gounod, j’ai entendu dans ce rôle Ghiaurov, Soyer, Pape, Abdrazakov, Van Dam, c’est à dire les plus grands. Le meilleur reste pour moi Roger Soyer, peu connu aujourd’hui qui seul avec Van Dam avait cette ductilité vocale chantante, cette ironie et cette légèreté qui en faisait un Méphisto irrésistible (Un Dom Giovanni qui flirterait entre Figaro et Osmin) . Les autres qui sont des chanteurs immenses ont évidemment la voix (et Ghiaurov était incroyable), mais pas toujours cette touche de légèreté de celui qui n’y croit pas ou ne croit à rien qui caractérise le personnage de Gounod. Van Horn a la voix, il a aussi la diction, mais un chant qui tout en étant puissant reste un tantinet en-deçà du personnage que veut la musique. Alors cette voix pleine, riche, sonore, est une vraie frustration. Le terreau est là, la plante est belle mais n’a pas encore toutes les fleurs.

Ermonela Jaho : une Marguerite mais dans une salle moins vaste
Qui a vu Ermonela Jaho dans Traviata à Lyon ou dans Suor Angelica à Munich sait quelle bouleversante actrice elle est, et quelle émotion elle diffuse. Et c’est ici le cas. Sa Marguerite diffuse une émotion indicible, particulièrement dans la dernière partie. La scène de l’église laisse voir un visage qu’on pensait juvénile, qui semble vieillir à vue, se strier de rides qui semblent naître au fur et à mesure de la situation. C’est bouleversant.
Mais si elle possède l’expressivité, le sens dramatique, l’émotion, elle n’a ni le volume, ni la nature vocale suffisante pour le rôle dans cette salle. Contrairement à ce qu’une certaine tradition nous l’a enseigné, Marguerite n’est pas un rôle si léger, c’est un vrai grand lyrique. Freni fut une immense Marguerite parce qu’elle avait aussi bien la sûreté dans l’aigu que des centres pleins et du grave. La voix avait une homogénéité unique et une couleur dramatique qui fonctionnait merveilleusement dans un rôle qu’on croit léger au troisième acte (l’air des bijoux) et qui devient dramatique au quatrième et cinquième.  Dans l’immense vaisseau de Bastille vide, perchée dans son deux-pièces, derrière un rideau de tulle, la voix d’Ermonela Jaho a du mal à projeter, s’entend mal, notamment dans le registre central et les graves, quelquefois détimbrés. L’aigu reste puissant, mais le médium peine. Même si elle sait être vraiment bouleversante, même si elle propose une véritable incarnation, même si les aigus sont maîtrisés (sans dependant avoir le brillant qu’on attendrait), elle n’est pas une Marguerite pour cette salle, et c’est grand dommage, vu la puissance de l’interprétation qui saisit le spectateur.

 

Benjamin Bernheim : le Faust du futur ?
Last but not least, un nouveau Faust pour l’Opéra de Paris. Il serait ridicule de nier à Benjamin Bernheim une technique et un art du chant en français tout à fait exceptionnels, l’élégance est partout, le timbre est lumineux, le phrasé impeccable, l’émission sans failles, et si le spectre est un peu voilé dans les graves et quelquefois court à l’aigu, c’est broutilles par rapport au profil d’ensemble. Sa manière de négocier certains aigus, comme celui de « Salut demeure chaste et pure » est une stupéfiante leçon de chant.
Et pourtant ce chant n’arrive pas à nous toucher. Souvent on dit que la perfection est froide… C’est ici le cas. D’abord parce que l’engagement scénique du chanteur est limité ; certes, la mise en scène en fait un jouet passif aux mains d’un Méphisto hyperactif, qui lui vole sa Marguerite l’espace d’un viol, mais il n’y a pas dans cette voix de vibrations intimes, d’évocation d’un drame, tout ce qu’elle nous évoque c’est un souci permanent de bien chanter, de bien contrôler et ce n’est pas suffisant. Sans écho dramatique, sans incarnation malgré sa beauté, ce chant reste plat. C’est un chant plein d‘esprit, mais en quelque sorte sans âme. Et c’est très frustrant car nous nous situons à un niveau vocal exceptionnel mais il y a eu des Faust qui sont bien plus émouvants. Il manque à cette voix le drame, la profondeur : on a la forme et toute la forme, mais pas la substance, tout en reconnaissant volontiers qu’on tient là un des Faust des prochaines années, et que Bernheim a bien le temps d’approfondir son approche.

Chœur et orchestre au cœur de leur ADN
Le Faust de Gounod, comme la Carmen de Bizet, est dans l’ADN du chœur de l’Opéra, puisque ce sont les deux titres les plus représentés dans le répertoire français. Et il le montre, même masqué, en affirmant une belle présence et une qualité particulièrement remarquable qui nous permet de signaler que c’est la dernière fois que José-Luis Basso le dirige ès qualité, puisque qu’il laisse Paris pour Naples, et qu’arrive Ching-Lien Wu, l’excellente chef des chœurs d’Amsterdam. Le chœur continuera d’être en de bonnes mains.
Quant à la direction de Lorenzo Viotti, elle ne manque pas d’intérêt parce qu’elle tranche un peu avec l’habitude. On oublie souvent que la partition de Gounod s’inscrit dans la tradition parisienne du spectaculaire, renforcée lors de la première à l’opéra en 1869 par le ballet « La nuit de Walpurgis », qui passe en revue les grandes figures féminines de la mythologie. Loin de la métaphysique, le Faust de Gounod est un Grand Opéra ou au moins un à la manière du Grand Opéra. Cela suppose une couleur plus proche de la dorure du second empire que du temple dorique sans fioriture. C’est aussi une histoire « romantique » que celle de l’amour déchiré, de la femme abandonnée, d’une autre Traviata. En somme, un style qui se rattache à la grande tradition du XIXe et qui sonne brillant, qui sait faire reluire les détails avec la profusion et la pompe voulues.
L’approche de Lorenzo Viotti peut quelquefois surprendre par des choix de tempo inhabituels, souvent lents, mais d’autres fois plus rapides qu’à l’accoutumé, risquant quelquefois de mettre en difficulté les chanteurs.
Mais ce qui frappe plus dans ce travail c’est que Viotti a justement cherché à débarrasser la partition (assez complète, avec la scène de la chambre du quatrième acte souvent coupée) des excès de maniera, des excès de mignardises (ou de pompiérisme…), en la rendant plus rêche et plus sèche, lui conférant une noirceur plus affirmée et qui convient bien au total à l’idée véhiculée par la mise en scène. Le volume est la plupart du temps maîtrisé, au point qu’on ne retrouve pas les éclats habituels, même lors des morceaux de bravoure comme le chœur « Gloire immortelle de nos aïeux » ou le final, mais les chanteurs sont quelquefois un peu couverts quand même. Au total, et malgré les quelques étonnements signalés dans le rythme et le tempo, ou certains contrastes un peu dérangeants, l’ensemble ne manque pas de grandeur, et fait entendre un Gounod plutôt séduisant et assez neuf.
 

Conclusion

Au total, on doit regretter amèrement que le public n’ait pu avoir accès, même en jauge limitée, à ce Faust dont la qualité efface les deux précédents désastreux et redonne à Gounod sa chance à Paris. Viotti en grattant les poussières de la partition avec une distribution vocalement très solide d’un côté, et de l’autre un Kratzer faisant de ce Faust une lecture de notre monde d’une grande justesse et d’une grande sensibilité : un monde avide de jeunesse et d’amour, mais aussi terrible de solitude et d’idées préconçues qu’on pensait réservées au XIXe siècle, pris entre modernité et obscurantisme. Tout et son contraire en quelque sorte, dont les victimes sont les jeunes filles esseulées et naïves, mais aussi et c’est plus terrible, ceux qui croient en quelque chose. En respectant le livret et son esprit, Cette production parvient à donner à cet opéra une modernité, voire une grandeur, qu’on n’attendait pas et ce n’est pas la moindre de ses qualités. Il reste à savoir s’il restera au répertoire autant que la production Lavelli, mais Stéphane Lissner (puisque c’est sa programmation), n’a pas manqué de nez.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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3 Commentaires

  1. Retransmission juste finie sur F5. SUPERLATIF👏👏👏👏
    Mon premier Faust a 10 ans en 1956 ? A Garnier, je me rappelle G Vaillant, M Angelici, Borthayre et sans doute A Lance. Mise en scène Rouche ? d’avant guerre. Poussière et carton pâte. Mais un enthousiasme fatal. Biberonné au 33T Cluytens première version. Puis Lavelli avec Soyer, Vanzo peut être Freni. Et c’est tout. Cette représentation à quelques défauts bien décrits par Wanderer, 🎓 même dans la mise en scène et quelques parties pompières de la musique (c’est la faute à Gounod). Mais quel ensemble, quelle cohérence. Quelle réussite de Kratzer : j’ai tout autant apprécié son Guillaume Tell et surtout Tannhauser. Bon, pour moi Faust a remonté quelques échelons dans mon panthéon. Gloire immortelle de nos aïeux 😂😂😂 Die Zeit ist da : 💤💤

  2. Ce qui est remarquable et unique de Kratzer c est sa capacité de mixer des éléments classiques comme les gravures de Charles Meryon ou Gustave Doré au métro et la bibliothèque billy de ikea et avec une parfaite logique.
    La captation rendait moins problématiques le manque de volume de Jaho, mais plus évident un certes manque de charisme de Bernheim.
    Ceux qui ont entendu Jaho au staatoper de Munich conviendront que sa voix emplit une grande salle sans problème.
    C est rageant que pour une fois que l opéra de Paris produit un spectacle exceptionnel on ne peut le voir que dans ces conditions.…

  3. Je crois comprendre que Guy Cherki était dans la salle,ce qui n’était pas mon cas hélas.J’espère que cette production très réussie sera reprise bientôt.Je partage globalement l’avis de Guy Cherki sur la distribution.Un excellent plateau vocal mais je n’ai été ému ni par Jaho,ni par Bernheim,excellents chanteurs mais je ne suis pas prêt d’oublier Freni,Gedda et Ghiaurow.

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