Il serait depuis son Tannhäuser cet été à Bayreuth le nouveau trublion de la scène allemande. On a vu en France ses Huguenots, à l’Opéra de Nice, où la production n’a pas convaincu (faut-il s’en étonner ?) et il a en Allemagne déjà mis en scène outre Les Huguenots cités (à Nuremberg), Le prophète à Karlsruhe, L’Africaine à Francfort qui l’installent comme spécialiste du Grand-Opéra du XIXe. De Wagner il a déjà à son actif deux Tannhäuser (Brême et Bayreuth), Die Meistersinger von Nürnberg et Die Götterdämmerung à Karlsruhe et fait plutôt rare, chaque production a été accueillie avec succès, dont le Tannhäuser de Bayreuth, bien accueilli par la presse et par le public malgré quelques irréductibles gaulois (qui se sont battus, voir notre éditorial).
Ses lectures scéniques, toujours très réfléchies, souvent ironiques, souvent pleines d’humour montrent une grande connaissance de l’histoire de la mise en scène, une passion pour les débats historiques et politiques, avec un grand respect pour la musique et une ouverture dont tous apprécient l’intelligence.
Il met en scène à Lyon Guillaume Tell de Rossini, qui marque les débuts du grand-opéra, dont la première est fixée le 5 octobre prochain sous la direction de Daniele Rustioni.
Il nous a reçu pendant les répétitions, avec une grande disponibilité, et une grande jovialité, pour une conversation à bâtons rompus qui fait le point sur sa carrière et diverses de ses productions, dont le dernier Tannhäuser de Bayreuth, à partir de ce qu’il prépare pour Lyon.
Qu'est ce qui vous intéresse dans Guillaume Tell ?
Je trouve l’œuvre très intéressante parce qu’elle est très politique, et qu’elle est en même temps le dernier opéra de Rossini. Un peu comme son chant du cygne. Elle pose aussi la question du sens de l’art: qu’est-ce que l’art et quelles menaces pèsent sur lui? C’est une sorte de parabole sur l’art et sur l’avenir du genre « opéra ». Il ne s’agit pas de poser un présent concret, ou un passé concret, mais d’y voir aussi une parabole abstraite de choses qui peuvent surgir aujourd’hui. Je crois par exemple que le danger représenté par les autrichiens (les Habsbourg) contre les suisses est un danger qui concerne l’art ou bien le genre opéra. Il existe aujourd'hui des régimes politiques de droite qui aimeraient couper les subventions ou censurer les textes, cela peut aussi concerner l’extrémisme religieux qui aimerait interdire toute expression libre. Tout cela dans cette œuvre peut se résumer aux Habsbourg qui n’ont pas d’expression politique concrète mais sont une sorte de menace abstraite face aux suisses vus comme un peuple simple, naturel, une nation civilisée qui défend sa culture. Par exemple, tout le premier acte n’est que succession de chœurs et danses, un premier acte qui n’est en quelque sorte que « l’art pour l’art ». Beaucoup de mises en scène montrent de ce (long) premier acte une description de la vie quotidienne à la campagne. Mais il ne s’agit pas de vie quotidienne. C’est fait de manière si extrême que musique, joie, danses, chants sont des en soi. Et je trouve que c’est vraiment intéressant de revenir à cette abstraction.
Guillaume Tell est considéré comme le premier « Grand Opéra ». Qu’est-ce qui vous attire vers ce genre (vous avez fait aussi beaucoup de Meyerbeer), est-ce sa nature historique ? Sont-ce les questions esthétiques ? Les caractères des personnages ?
D’abord je dois dire que le Grand-Opéra à la Meyerbeer fonctionne complètement différemment de Rossini, même s’ils peuvent apparaître semblables pour certains motifs qui tiennent à la construction : Mathilde par exemple a donné Marguerite dans Les Huguenots. Il y a des relations de parenté, mais malgré tout les œuvres ne fonctionnent pas de la même manière. Chez Meyerbeer, ce qui est déterminant c’est que tous les plans, musique, texte, action scénique sont traités de la même manière « crémeuse », mais il y a toujours un plan un peu en creux, qui connaît une sorte de lacune. Ce qu’il raconte prend du relief scéniquement, mais pas forcément dans le livret, il y a des moments merveilleux dans la musique, mais sans forcément corrélation scénique. Alors que chez Wagner, c’est beaucoup plus « tautologique » au contraire: tout est doublé voire triplé. Wagner essaie toujours de renforcer les choses ensemble, et par la musique et par la scène et par le livret. Chez Meyerbeer, c’est bien plus cloisonné. Chez Rossini, c’est encore différent parce que chez lui les choses sont séparées mais avec une très grande clarté, juxtaposées comme dans une sorte de « boîte » analytique. Ils fonctionnent donc très différemment.
Je ne sais dire ce qui m’attire dans ce genre. Disons avec humour que c’est aussi une question d’offre: on m’a très tôt proposé ce type d’œuvre parce qu’on savait que je pouvais gérer et organiser de grandes masses, et j’ai reçu de très nombreuses propositions ! Plus sérieusement, ce qui m’attire vers le genre du point de vue artistique, c’est que ces œuvres ont un énorme potentiel spectaculaire, et surtout qu'elles sont très aiguisées sur le plan politique et intellectuel, et je trouve ça très excitant. Ainsi les thématiques politiques ne sont pas réservées au théâtre de chambre ou aux films de ciné-club, et ne sont pas seulement des thématiques troubles et grises. On peut donc traiter de questions sérieuses de manière grandiose et divertissante aussi. C’est le défi passionnant qu’on peut relever, je pense, chez ces trois compositeurs.
Dans Les Huguenots vous avec traité de la question de l’art et de la guerre, dans L’Africaine, c’était l’actualisation souriante des Grandes découvertes dans l’univers de la science-fiction, dans Le prophète, vous avez plus politiquement traité de la question des sectes religieuses, de leur influence dans les classes populaires, et en particulier dans les quartiers en France. Quelle sera la clef de lecture de Guillaume Tell ?
(Rires)
Pour Meyerbeer j’ai essayé dans chaque mise en scène d’illustrer des facettes différentes du compositeur. Dans Les Huguenots, j’ai essayé de mettre en lien l’œuvre comme un « tableau vivant » à la manière des grandes peintures historiques françaises du XIXe siècle, pour Le Prophète j’ai privilégié une actualisation extrême selon le concept du Regietheater pour montrer Meyerbeer comme un analyste du présent, et pour L’Africaine, j’ai voulu montrer avec humour Meyerbeer comme un précurseur des blockbusters hollywoodiens, le compositeur futuriste qui respire un air nouveau, qui se perd dans un autre ciel, vers d’autres planètes. Ainsi ai-je voulu présenter Meyerbeer comme un peintre du passé, un compositeur du présent et un visionnaire.
Il en va bien autrement pour Rossini. Je le vois comme « parabolique », comme le créateur d’une parabole, un compositeur très clair, presque abstrait. C’est presque du théâtre épique à la Brecht.
Au contraire, Meyerbeer essaie de créer une fusion, Wagner aussi à sa manière…Chez Rossini, c’est bien plus analytique : on a l’impression de voir en théorie ce qui fera plus tard le Grand-Opéra, comme un manuel de procédures, un catalogue d’échantillons, un mode d’emploi à la Viollet-Le-Duc en quelque sorte, où les éléments sont posés les uns après les autres: le milieu avec sa couleur sonore suisse, la danse, qui est posée là sans rapport réel avec la trame, et tous les éléments qui composent un Grand-Opéra comme la bravoure, le courage. Tout est posé, d’une manière très analytique, presque raconté à la manière d’une parabole brechtienne, en une tension qui s’étend dans la durée, sans être distrait, comme dans L’Africaine, par des effets spectaculaires. Je cherche ici au contraire à me concentrer sur les personnages, sans jamais négliger la musique. On considère quelquefois que la musique de Rossini n’est pas au niveau d’un Berlioz par exemple, et c’est une grave incompréhension.
Bien sûr il n’a pas la précision d’un Verdi dans l’analyse psychologique des individus, mais il est incroyablement clair dans l’analyse des relations et tensions sociales et j’ai essayé de le montrer, j’espère y avoir réussi. J’ai essayé de donner beaucoup d’espace à la musique, parce que c’est elle qui met en évidence cette clarté dont je parlais. C’est très différent d’autres Grands-Opéras que j’ai mis en scène parce qu’il ne s’agit pas pour moi ici de raconter un continuum ou d’actualiser, mais de rester aussi proche que possible des personnages.
Guillaume Tell est un opéra de grandes dimensions, assez long. Avez-vous effectué des coupures ? Sur quels principes vous êtes-vous accordé à ce sujet avec le chef Daniele Rustioni ?
Nous avons longuement discuté de la question. Il y aura un peu de coupures, bien sûr, mais rien de déterminant. Nous tenions beaucoup à garder totalement le profil de l’œuvre, sans effectuer de lourds sacrifices, comme couper le ballet, ou couper un final, ou sacrifier un personnage : il était essentiel pour nous de garder les proportions de l’œuvre et de ne rien nous priver d’important, il y a partout des petites coupures, mais aucun bloc massif. Au contraire, nous avons réintroduit le trio de l’acte IV, Jemmy, Mathilde, Hedwige quelquefois coupé. Il n’y a pas de coupure qui soit motivée par l’interprétation, qui crée une autre « version », ce sont au contraire des coupures qui rendent l’œuvre un peu plus mince sans jamais nuire au sens, ni à l’ensemble. Le ballet et les finals sont complètement gardés !
Justement, parlons du ballet…
Le ballet est là, et même avec un des chorégraphes les plus en vue aujourd’hui (qui est aussi désormais metteur en scène d’opéra), Demis Volpi ((https://www.opera-lyon.com/fr/artiste/demis-volpi)), il a déjà reçu de nombreux prix et été choisi comme metteur en scène prometteur par le mensuel Opernwelt, il a notamment mis en scène à Stuttgart avec grand succès Death in Venice de Britten en 2017. Et je me réjouis qu’il ait été engagé sur cette production. Il y aura donc un vrai ballet avec de vrais danseurs.
Allez-vous dans un futur proche mettre en scène d’autres « Grands-Opéras » comme La Juive ou Robert le Diable.
(Rire)
Attendez que je réfléchisse…autant que je m’en souvienne, il n’y a pas de Grand-Opéra dans les quatre prochaines années. Mais cela ne dépend pas de moi, mais des propositions qui m’ont été faites dans un proche avenir. On préfère pour l’instant me proposer autre chose, mais je n’ai rien contre ! (Rire). Notamment Robert le Diable, que je n’ai pas mis en scène, complèterait ma série Meyerbeer. Pour La Juive, quelque chose est en cours, mais c’est encore trop tôt pour en parler. C’est une œuvre passionnante …
Une œuvre qui m’intéresserait aussi c’est La Muette de Portici d'Auber, un peu plus brute, une sorte de Grand-Opéra premier, d’Ur-Grand Opéra que j’aimerais vraiment mettre en scène avec ce paradoxe d’avoir comme héroïne de l’opéra un personnage muet, qui ne peut chanter. C’est pour moi la source d’un métadiscours phénoménal : « Le Grand-Opéra premier a pour rôle principal quelqu’un qui ne chante pas ! ». Je trouve cela fou ! incroyable ! (Rire)
Je sais que vous aimez les métadiscours, j’ai vu vos Meistersinger !
(Rire)
Ah ! Meistersinger, c’est mon absolue méta-mise en scène !! (Rires continus). Vous savez, j’ai essayé de rendre chaque scène aussi exacte que possible, sans aucune distance ironique. (( Les trois scènes du deuxième acte présentent chacune une lecture scénique de caractère différent, retraçant l’histoire de la réception de l’œuvre: la première est une vision très traditionnelle avec maison à colombages et géraniums, version XIXe siècle, la deuxième reproduit à l’identique le décor et l’ambiance de la lecture de Wieland Wagner en 1956 à Bayreuth, la troisième est une version Regietheater à la mode Castorf et Denić…Voir à ce propos notre lecture dans Le Blog du Wanderer )).
L’effet était risible, mais seulement par cette exactitude même : c’était une expérience très intéressante.
Vous avez donc aussi mis en scène Wagner, ces Meistersinger, mais aussi deux fois Tannhäuser, et enfin Die Götterdämmerung. Vos Meistersinger traitent de la réception de l’œuvre, mais vos autres mises en scène citent volontiers d’autres mises en scènes en une sorte d’intertextualité scénique. Parlons de la question intellectuelle de la mise en scène : la mise en scène doit-elle elle-même être mise en scène ?
(Rires, de nouveau)
« Doit » ? Sûrement pas ! cela dépend évidemment de l’œuvre. Mais d’abord je dirais que chez Wagner par exemple, il y a des opéras qui portent en eux une manière de métadiscours, je parle de Tannhäuser, de Lohengrin, ou de Meistersinger … peut-être pas de Tristan, et encore… Il y thématise la question de l’art dans la société. Quel art pour quelle société? La question de l’opéra dans la société, la question de l’artiste, mais aussi de l’opéra lui-même ou du théâtre musical. Et pour raconter ce type d’opéra on peut saisir aujourd’hui une forme d’intertextualité.
Ensuite chaque œuvre porte en soi sa propre histoire, son propre récit. Chaque œuvre n’existe pas une fois pour toute, comme un pur donné : une œuvre s’enrichit elle-même, quelle qu’elle soit comme ces stalactites dans les grottes que les gouttes agrandissent et transforment. Les œuvres emportent avec elles leur propre histoire. Elles grandissent tout au long des siècles. En particulier chez Wagner, dont l’histoire de la réception des œuvres est si riche, je ne peux séparer complètement l’œuvre de l’histoire de sa réception et essayer d'oublier tout ce que je sais de l’histoire de l’œuvre, parce qu'alors l’œuvre risquerait d'être perdue. Je ne peux personnellement me poser face aux œuvres de manière si naīve, comme si j’étais le premier à les mettre en scène, c’est impraticable. Il y a avant moi toute une génération de Regietheater que je tiens comme importante. Pour les Meistersinger en particulier, je me poserais de manière très offensive contre cette histoire si j’en faisais thème de mon travail comme si j’étais le premier à y travailler. C’est pourquoi je pose toujours le regard sur ce qui a été déjà fait avec le titre sur lequel je travaille.
Pour Götterdämmerung, j’ai travaillé différemment à cause de la situation spéciale de ce Ring à quatre metteurs en scène ((Au Badisches Staatstheater de Karlsruhe, avec David Hermann pour Rheingold, Yuval Sharon pour Walküre, Thorleifur Örn Arnarsson pour Siegfried)) où j’arrivais en numéro quatre. C’est pourquoi j’ai travaillé de manière intertextuelle avec les collègues parce que je pensais qu’il ne fallait pas faire celui qui est seul au monde mais tenir vraiment compte de ce qui avait été fait auparavant.
En revanche pour Guillaume Tell il n’existe pas de tradition véritable de mise en scène et l’histoire de sa réception est assez pauvre. L’œuvre est rarement montée, et il n’y a pas de production « qu’il faut avoir vue »; on ne peut travailler ni sur l’intertextualité ni sur des références. Ainsi mon travail est-il « pur », libre de toute référence…
Encore que…Encore que…J’ai habillé les autrichiens de survêtements blancs et melon noir (que porte Gessler) comme les agresseurs nihilistes d’Orange Mécanique de Kubrick parce que Kubrick utilise - amusant ?- la célèbre musique de l’ouverture…Il y a donc un moment d’histoire de la réception, mais pas d’une mise en scène d’opéra, mais d’un film. Il y a avant moi toute une génération d’artistes, de cinéastes qui connaissent ou usent de Guillaume Tell, en en connaissant seulement l’ouverture à cause de Kubrick ! Cela me fait plaisir de savoir que peut-être le public reconnaît l’ouverture et en a des traces dans le matériel que nous apportons, comme par exemple peut-être le melon de Gessler. Le public peut connaître à l’avance un élément de l’opéra par des voies diverses et surprenantes, parce que le genre traîne une variété de traces et de références. Pour Médée ce sera la Callas, pour d’autres opéras italiens ce sera la publicité pour la pizza, pour d’autres opéras ce sera complètement différent mais quand je travaille à une production, je veux avoir claire conscience cet horizon de l’œuvre pour construire mon projet, que ce soit pour le commencer, pour casser cette image ou pour en faire des variations, mais c’est ce que j’aime communiquer.
Vous avez travaillé à Karlsruhe Die Götterdämmerung comme l’opéra de la fin (« The End » était le titre de votre production) d’un Ring dont les trois opéras précédents étaient faits par d’autres. Si vous aviez à faire un Ring entier, referiez-vous peu ou prou la même chose ?
(Rire) Bonne question ! Je crois que c’est une question à laquelle je devrai répondre quand on m’offrira un Ring (sourire). Je ne ferai sans doute pas pareil parce que je ne crois pas au concept d'une mise en scène qui serait un « modèle » à copier ensuite. Et mon Götterdämmerung joue très fortement avec les trois autres mises en scène. Même s’il y a des éléments permanents dans les rôles et la pensée politique.
Par exemple, referiez-vous un Gunther gay et amoureux de Siegfried, comme vous l’avez fait à Karlsruhe ?
Je ne peux vraiment pas le dire. Je ne sais pas. Je crois que cela allait parfaitement avec cette mise en scène, je trouve que ça marche et que le discours de Gunther peut le laisser supposer. Mais si j’avais à prendre en considération l’ensemble du Ring, je pourrais aussi décider de faire de Gunther quelqu’un de tout autre… mettons…un prêtre catholique ! …Je ne sais pas (éclat de rire) …bon …a priori à exclure ! (rire).
Il y a dans le Ring une énorme quantité de questions sans réponses, et c’est peut-être encore dans Götterdämmerung qu’on peut trouver le plus de raisons d’y répondre. Mais le Ring est plein d’incohérences. Je trouve que Götterdämmerung est dramatique en soi comme une tragédie parfaite, très fermée sur elle-même. Si on pense à Die Walküre, elle a sa cohérence musicale, très fermée, très cohérente, mais du point de vue dramaturgique, elle n’a pas la même cohérence, il faut tenir tous les fils de ce qui précède, et elle est ouverte sur ce qui suit. C’est différent pour Götterdämmerung parce que ce devait être le drame initial et qu’il a été composé comme « well made play » comme une tragédie fermée. Il faut toujours tirer d’autres fils, mais je n’ai pas encore fait de Ring entier !
C’est comme pour Tannhäuser, j’en ai fait deux qui sont radicalement différents, même s’il y a des points communs, comme la figure politique que représente le jeune Wagner mais de manière très différente formellement, à l’intérieur d’un tout autre récit. Je n’aime pas m’ennuyer, et donc je ne veux pas me répéter, alors attendons qu’on me propose un Ring (rire), et je ne ferai pas la même chose !
Venons-en donc à ce second Tannhäuser que vous avez mis en scène à Bayreuth. Si tout le monde a trouvé très amusants les deux premiers actes, le dernier est particulièrement noir, sur la fin de l’art, de l’artiste, presque nihiliste. Êtes-vous vraiment si pessimiste ?
Non, et d’abord je ne cherche jamais à afficher ma philosophie personnelle à travers mon travail. J’essaie simplement de traduire comment la pièce fonctionne. Je trouve simplement que le dernier acte de Tannhäuser est un des moments les plus sombres, l’un des plus noirs qui soient chez Wagner, une sorte de drame à la Beckett. Bien sûr il y a la fin, cette fin est une petite lumière, mais il en va comme dans Das Mädchen mit den Schwefelhölzern de Lachenmann ((Helmut Lachenmann (1935), Das Mädchen mit den Schwefelhölzern (1990-1996) (La petite marchande d’allumettes), Livret: Hans Christian Andersen, Leonard de Vinci, Gudrun Ensslin )). Quand elle allume la dernière allumette sur la table de la grand-mère, il y a une lueur, puis c’est de nouveau la nuit, et le froid. C’est un peu ce qui se passe pour la conclusion de Tannhäuser. Il n’y a pas de rédemption fondamentale, seulement une petite lueur, qui rend le reste encore plus sombre.
Mais par exemple, dans le même espace où vous avez montré Bayreuth en arrière-plan au premier acte, vous montrez au troisième une énorme pub pour une montre de prix vantée par Le Gateau Chocolat, vous dites là clairement que toute forme d’art a disparu, que Bayreuth c’est fini. N’est-ce pas très pessimiste ?
Absolument ! Mais si c’était moi qui étais si pessimiste, il me faudrait immédiatement arrêter de travailler !
Je pense que l’ensemble de l’opéra concerne d’abord Wagner lui-même : c’est une pièce très pessimiste, parce qu’elle représente les angoisses du jeune Wagner face à son avenir: si le sens de son art n’était pas compris, et s’il construisait son propre échec ? Échec artistique, échec politique, échec humain : son échec en tant qu’homme. Mais c'est une angoisse pragmatique qui peut-être le conduit ici à la conjurer, à s’en libérer. C’est l’angoisse d’un compositeur très jeune qui craint de ne pas devenir mondialement célèbre (Dieu merci, il y est arrivé…). Il y a tout cela dans Tannhäuser et la musique du troisième acte est d’une couleur incroyablement sombre, bien plus lente, bien plus calme, bien plus mélancolique que tout ce qu’on a entendu de lui jusqu’alors. Voilà ce que je voulais traduire, d’abord cette espérance positive et joyeuse, et puis ce choc du troisième acte, pour le rendre encore plus fort.
En lien avec votre troisième acte, voyez-vous un futur au genre opéra et à Bayreuth en particulier? Votre mise en scène ne laisse aucune chance.
(Rire) Je crois que c’est comme chez Wagner. Je vous ai dit que pour moi, Wagner fait échouer Tannhäuser pour conjurer le sort et se libérer lui-même, trouver le succès et s’engager encore plus à l’opéra. Si je ne voyais pas de futur au genre, je n’aurais pas fait ce métier et je crois que l’histoire de l’opéra s’écrit au fur et à mesure des représentations, et que le futur viendra de la chaîne composée des réussites de productions singulières, je mets toute mes forces dans mon travail et ne suis pas un théoricien qui veut écrire un traité sur la fin de l’opéra, ou la décrire ou l’imaginer… Je suis par chance dans la merveilleuse situation d’avoir des contrats qui me suffisent et me permettent peu à peu de contribuer à mon petit niveau au futur de l’opéra. Après, les historiens ou les critiques peuvent venir, trouver une production sans intérêt ou une autre réussie ou non, peu importe : ce qui est formidable dans le métier, c’est qu’on n’a pas à se considérer dépendant d’une histoire, mais à travailler œuvre après œuvre à rentrer peu à peu dans ce futur !
Et d’où vous est venue cette idée d’associer le dedans et dehors, les actes et les entractes, le in et le off, dans une sorte de « Gesamtkunstwerk » ?
Oui, vous dites vous-même, et vous avez raison, qu’il y a cette idée de « Gesamtkunstwerk » ((L’œuvre d’art totale)), et j’avais un peu l’idée de mettre en regard cet autre monde représenté par Vénus, cet anti-Wartburg, qui se dresse contre l’art institutionnel. Ce monde de Vénus, on doit le montrer concrètement et pas seulement le laisser à la musique. Cette Vénus qui vient de l’extérieur, qui attaque de l’extérieur, on doit aussi « littéralement » la voir.
Cette attaque qui part de l’étang du parc, ça a été l’une des premières images qui m’est venue lorsque j’ai commencé à travailler « dans le dur ». Je voulais montrer cette Vénus qui prend ce monde d’assaut pour en faire sortir Tannhäuser de nouveau. Je voulais qu’on puisse la voir « pour de vrai ».
Au deuxième acte, le décor semble très référencé à une époque : est-ce la reproduction d’un décor spécifique ou d’une production précise ?
Non, rien de concret. Nous voulions simplement évoquer un style de représentation, une ambiance, c’est une fantaisie, une vision condensée de ce qu’était la Wartburg sur la scène. Ce qui est concret, c’est que nous nous sommes appuyés avec beaucoup de fidélité sur la salle de la Wartburg pour construire le décor. Par exemple, les chapiteaux un à un ont été très exactement pris à la Wartburg, moulés et reproduits. C’est comme une fantaisie historique qui ne visait pas à une mise en scène précise, mais à ce qui pouvait en être la quintessence. C’est toutes les mises en scène et aucune à la fois.
Certains ont été choqués de voir Tannhäuser en clown…
(Rire). J’ai été vraiment très étonné de voir néanmoins le succès de la mise en scène, et surtout l’unanimité dans la presse ! J’étais très agréablement surpris naturellement, parce que dans l’équipe nous pensions que cela allait provoquer de la bagarre. Bien sûr, nous nous en sommes réjouis, mais quand même étonnés !
Et comment avez-vous travaillé avec Gergiev ?
Je dois dire que ça a été très facile. Nous avons eu deux conversations avant les répétitions et il n’a voulu aucun changement dans la mise en scène, il n’a émis aucune réserve sur nos propositions, notamment en ce qui concerne la position du chœur et particulièrement du chœur final. Aucun problème d’aucune sorte
Allez-vous procéder à des modifications dans votre mise en scène, selon le principe du « Werkstatt Bayreuth » ? ((Werkstatt (atelier/laboratoire) Principe bien connu à Bayreuth qui veut que le metteur en scène puisse chaque année revenir sur son travail et le modifier))
L’an prochain nous allons procéder à quelques ajustements sur des points qui manquaient un peu de précision cette année. Je ne veux pas changer profondément la mise en scène. Il y a aussi des modifications dans la distribution parce que Ekaterina Gubanova revient, mais elle connaît la mise en scène, elle a déjà travaillé cette année pendant les répétitions ((NdR : avant son accident)) et cela ne devrait pas poser problème. Il y aura à faire un travail sans doute plus aigu, plus précis sur tous les aspects musicaux ((NdR : c’est Axel Kober, bien connu à Bayreuth pour Der Fliegende Holländer qui succède à Valery Gergiev)) qui a un peu manqué cette année. Je prévois de revoir le travail plus fortement la troisième année. Quand les changements de distribution sont plus importants, il faut toujours travailler à d’autres démarches.
Au cours de votre carrière vous avez fait beaucoup d’opéra. Avez-vous aussi travaillé au théâtre ?
Oui ! Au tout début de ma carrière, j’ai mis en scène du théâtre, notamment une comédie de Franz Grillparzer Weh dem, der lügt ((Mahleur à celui qui ment, créé à Vienne en 1838)), mais très vite on m’a demandé de l’opéra et comme souvent, le métier ne ressemble pas à ce qu’on pensait faire… il se peut que je refasse du théâtre, mais pour le moment j’aime bien mettre en scène l’opéra. Il faut dire aussi que les délais au théâtre sont bien plus courts qu’à l’opéra où l'on programme au minimum avec quatre ans d’avance et il n’y a plus de place dans l’agenda pour du théâtre en ce moment.
Et à l’opéra vous n’avez pratiquement fait que des œuvres du XIXe, pourquoi ?
Cela vient un peu des propositions qui me sont faites. Bien sûr on m’a appelé parce qu’on considère que je sais travailler les grosses machines, mais le XIXe est quand même le grand siècle de l’opéra où l’on trouve toutes les pierres miliaires du genre, et où il y a encore des œuvres à tirer de l’oubli, mais il est vrai que j’aimerais faire du XXe siècle et aussi une création. J’aimerais aussi mettre en scène du Strauss. Mais vraiment j’aimerais aller vers le XXe, et des œuvres nouvelles, c’est mon seul souhait personnel. Voilà pourquoi aussi j’essaie aussi de sortir un peu des sentiers battus, et d’être un peu plus libre. Par exemple l’an prochain j’ai un projet sur Bach (Weihnachtsoratorien/oratorios de Noël) mêlé à des musiques de Hanns Eisler. Je fais en revanche moins de baroque, c’est un peu une question d’attirance personnelle.
Y-a-t-il un opéra que vous mettriez volontiers en scène et qui ne vous a pas été encore proposé ?
Vous savez, ce n’est pas forcément les œuvres qu’on a envie de faire qui vous réussissent le mieux. Dans mon cas, les mises en scène qui ont eu le plus de succès n’étaient pas celles qui m’intéressaient au départ. J’ai fait par exemple en tout début de ma carrière, la deuxième année après mes débuts, un Rosenkavalier à Brème qui a été un très gros succès. Je n’étais pas forcément attiré par cette œuvre, mais souvent le fait d’être un peu extérieur est un atout. C’est pourquoi je suis prudent avec les œuvres aimées ou souhaitées. En anglais on dit « be careful what you wish for ! » (Rire). J’aime qu’un intendant me dise « je voudrais que tu fasses telle ou telle œuvre pour telle ou telle raison », j’aime moins qu’on me demande ce que je veux mettre en scène : je peux répondre, du XXe ou une création, mais pas d’œuvre « préférée », ça je m’en méfie. Je préfère me laisser étonner par les propositions. (Rire)
Vous travaillez toujours avec le même scénographe, Rainer Sellmaier. Est-ce pour vous nécessaire, obligatoire, déterminant ? Barrie Kosky dit qu’il en appelle alternativement trois ou quatre selon l’univers qu’il veut construire. Y-a-t-il une vérité en la matière ?
Je dirais que ça dépend. Il n’y a pas de règle, je ne veux pas de règle en la matière. La seule limite, c’est de ne pas se répéter. Si on ne commence pas à s’ennuyer l’un l’autre, alors il n’y a pas de problème. La seule règle que nous avons établie, c’est que la question n’est pas un tabou. Du coup, cela dépend beaucoup des individus et notre relation artistique est restée très fraiche. Rainer Sellmayer est un scénographe incroyablement ouvert qui a beaucoup de ressources, très polyvalent. Il n’est pas de ceux qui restent dans la même esthétique, les mêmes idées, dans le même type d’espace. Au contraire, pour chaque œuvre, il repart à zéro et il construit un monde très différent et je trouve ça vraiment exaltant. En plus on sait ce qu’on a fait ensemble et on peut aller ensemble plus loin, à un niveau supérieur. C’est quelquefois difficile, mais aussi et surtout fort productif parce qu’un travail commun se construit sur des références communes et conduit à de ne jamais se répéter ce qui est une constante très importante. Je travaille aussi toujours avec Manuel Braun pour les vidéos, et ça aide beaucoup car c’est quelqu’un qui vient du théâtre, des arts plastiques, et il apporte toujours des espaces et des aspects nouveaux. Tant qu’on s’amuse, qu’on invente, qu’on forme un vrai « team », c’est bien…mais je ne veux pas en faire une règle absolue.
Pouvez-vous pour conclure nous parler de vos projets ? On sait que vous avez un Fidelio à Londres au printemps 2020…
Oui bien sûr ! Je vais faire Faust à l’Opéra-Bastille… Oui, j’aime les grands défis ! (Éclat de rire)...Une grande opérette de Strauss, Der Zigeunerbaron, à la Komische Oper de Berlin, ensuite une petit projet Bach /Hanns Eisler, un Strauss à la Deutsche Oper Berlin, puis une rareté à Francfort (puis à la Komische Oper), Maskarade de Nielsen ((Opéra créé en 1906 à Copenhague)). Je crois que c’est tout dans les deux prochaines années.
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