L’un était catholique, cardinal et vivait dans la Rome du xviie siècle ; l’autre était juif allemand, galeriste installé dans le Paris du xxe siècle. Malgré ces différences considérables, la même passion pour l’art de leur temps animait Scipion Borghèse et Heinz Berggruen. Leurs méthodes d’acquisition était pourtant bien différences, l’Allemand ayant toujours acheté (ou reçu en cadeau) les œuvres, là où l’Italien ne se gênait pas pour les réquisitionner manu militari. Né en 1914 à Berlin, Bergggruen eut la chance de pouvoir émigrer dès 1936 aux États-Unis, pays dont il adoptera la nationalité. Il se met à collectionner dès 1940, et c’est à Paris en 1948 qu’il ouvre sa première galerie d’art. Il prendra sa retraite de marchand en 1980 mais n’en continuera pas moins à collectionner. En 1996, redevenu allemand, il se réinstalle à Berlin et sa collection est acquise par l’État en 2000, un musée recevant son nom en 2004. Berggruen meurt à Neuilly en 2007.

Le musée Berggruen est un des lieux de visite incontournables de Berlin, et a pour particularité de compter parmi les grandes institutions consacrées à Picasso sans avoir bénéficié de la manne qu’ont constituée, pour la France et pour l’Espagne, les donations successives consenties par les héritiers de l’artiste. Les quelque cent vingt Picasso du musée Berggruen ont été acquis par le galeriste et collectionneur, ce qui rend d’autant plus admirable le fait qu’ils donnent un aperçu à peu près complet de la carrière du peintre, en tout cas sur le plan chronologique : comme permet d’en juger l’exposition accueillie par l’Orangerie, Berggruen possédait des œuvres très anciennes (1902 pour une Scène de café-concert, pastel sur carton) aussi bien que des œuvres représentatives de l’ultime période créative (un grand Matador et femme nue peint en 1970, un superbe pastel daté du dimanche 24 janvier 1971…). Et toutes les époques sont représentées : période bleue, avec un portrait de Jaime Sabartès (1904) ; période rose avec l’admirable Arlequin assis (1905), qui faisait la couverture du premier volume du Pablo Picasso de Carsten-Peter Warncke et Ingo F. Walther publié en 1992 par Taschen ; préparation des Demoiselles d’Avignon ; cubisme analytique, avec la Tête de femme (Fernande), le Portrait de Georges Braque ou la magistrale Nature morte sur un piano ; cubisme synthétique, avec tout un lot de superbes natures mortes conçues dans l’esprit du collage ; le classicisme de la transition vers les années 1920, avec notamment une monumentale Femme nue s’essuyant le pied ; les années 1930, avec des gouaches comme Le Sculpteur et sa statue ou Silène en compagnie dansante et un bel ensemble de portraits dont Le Marin de 1938 ou Le Chandail jaune de 1939 ; les décennies suivantes sont tout aussi glorieusement représentées : Grand nu couché de 1942, la Lecture de 1953…

Pour autant, on ne trouvera pas chez Berggruen tous les aspects de la production picassienne, et pour des raisons qui tiennent sans doute en grande partie au goût personnel du collectionneur, mais peut-être aussi à la disponibilité des œuvres sur le marché (ainsi qu’à leur coût, peut-être), la collection fait l’impasse sur certains points. Le Picasso politique semble totalement absent – du moins dans la sélection retenue pour l’exposition : rien en relation avec les événements du siècle qui ont inspiré l’artiste. On ne voit pas davantage de ces réinterprétations des chefs‑d’œuvre du passé, comme le peintre en produisit avant même la fin de la Première Guerre mondiale et qu’il prit plaisir à décliner en séries dans les années 1950.
Sans occulter la prédominance de Picasso dans la collection Berggruen, l’exposition de l’Orangerie entend bien montrer que le Catalan n’est pas seul, comme l’indique le sous-titre : « Picasso, Klee, Matisse, Giacometti », et encore, cette liste n’est pas limitative. Avec une soixantaine d’œuvres accumulées au fil des années, soit la moitié du nombre de Picasso, Paul Klee arrive immédiatement en second, mais c’est avec le peintre allemand que Berggruen fit ses tout premiers pas de collectionneur, lorsqu’il acquit en 1940 l’aquarelle Perspective fantomatique (dont il fit don en 1984 au Met de New York) ; sa collection ne se doterait qu’en 1952 de son premier Picasso, racheté à un Paul Eluard à court d’argent. Les Matisse sont moins nombreux, mais de grande qualité ; y sont particulièrement bien représentées les gouaches découpées, que Berggruen fut le premier à exposer en France. Le quatrième larron, Giacometti, complète ici par ses sculptures les quelques œuvres en trois dimensions de Picasso et de Matisse.

Le parcours proposé au public n’a rien de chronologique : il ne montre pas les œuvres dans l’ordre selon lequel elles ont été créées par les artistes, ou acquises par le collectionneur (mais la dernière salle s’attarde de façon tout à fait bienvenue sur le parcours de Berggruen en tant que galeriste, avec une sélection de catalogues d’exposition en vitrine, et des projets d’affiche conçus par les artistes eux-mêmes). Et si Berggruen en vint finalement, dans les années 1990, à élaguer sa collection pour ne garder que les œuvres du xxe siècle, l’exposition inclut quand même deux beaux Cézanne que la famille a conservés et qu’elle prête au musée. C’est un accrochage thématique qui a été préféré, en commençant par un ensemble de natures mortes, qui permet de rapprocher Braque et Cézanne de Picasso. On peut s’interroger sur le subtil distinguo entre « Visages multiples » et « La figure humaine », puisque ces deux sections incluent aussi bien des portraits que des corps représentés dans leur intégralité. « Territoires abstraits », qui va du réalisme à l’abstraction, est en fait une salle Klee, même si des œuvres de cet artiste apparaissaient déjà dans les précédentes sections.
Peu importe, finalement, et le visiteur saura, à n’en point douter, savourer ce rassemblement de merveilles sans trop s’embarrasser d’un prétexte quelconque : ce sont avant tout les préférences de Berggruen qui imposent ici leur propre logique, et c’est ce regard éclairé, cette sensibilité affutée que donnent à voir les œuvres.
Catalogue réunissant des contributions d’Olivier Berggruen, Blair Asbury Brooks, Juliette Degennes, Guillaume Fabius, Alice Marsal, Gabriel Montua et Veronika Rudorfer. 192 pages, 128 illustrations, 39 euros. Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Flammarion (existe en français et en anglais)