On a découvert le travail de Daniel Jeanneteau avec la création de Into the little Hill de George Benjamin au Festival d'Automne à Paris en 2006, puis la pièce de Maeterlinck Les Aveugles au 104 en 2014 et plus récemment, Der Zwerg de Zemlinsky à l'Opéra de Lille en 2017. Depuis, cet ancien scénographe de Claude Régy a pris la succession de Pascal Rambert à la tête du Théâtre de Gennevilliers. Son univers joue volontiers sur des codes minimalistes qui concentrent sur de rares éléments de décor la charge du sens et des affects. On peut même parler à son propos d'une dissolution du décor dans un espace scénique, dans la mesure où les dimensions ne sont plus intégrées dans une notion d'espace-plan. Dans les Aveugles en particulier, le public était invité à pénétrer dans une pièce confinée dans laquelle on avait vaporisé un épais nuage de fumée duquel émergeaient les acteurs, en proximité immédiate avec le public – tout comme les musiciens de l'opéra de Benjamin, mêlés avec les chanteurs sur la scène de l'Amphithéâtre Bastille.
De la même manière, la scénographie de ce Pelléas invite à ce symbolisme qui semble fondre tous les éléments en une unité scénographique pour le moins ascétique et "spectaculaire". Le décor se réduit ici à un sol et deux pans de murs montant très haut vers les cintres – sol et murs uniformément recouverts d'un marbre gris avec, au centre, une ouverture béante dont les bords dépourvus de margelle imitent la représentation graphique d'une fuite d'énergie ou de lumière noire dans un univers quantique. La présence obsessionnelle de cet élément central dialogue avec de rares apparitions sur une galerie placée en hauteur sur fond noir à l'arrière de la scène. Il faudra attendre le dernier acte pour que se rompe enfin – avec l'irruption d'un réalisme aux airs de trivialité – ce lexique un rien répétitif. Enfin, la disposition sanitaire oblige à séparer cordes et vents, ces derniers occupant tout le parterre, éloignés un par pupitre avec un retour vidéo pour permettre au chef de contrôler un plateau et un orchestre scindé en deux devant et derrière lui.
Le prélude s'ouvre sur une fine pluie tombant des cintres et formant un rideau sur lequel se projette l'image évanescente et furtive d'une Mélisande flottant dans les airs tel un esprit de la forêt. Cet unique et circonstancié recours à l'image vidéo s'imprime avec une force que ne possède pas l'allusion répétée à la circularité centrale.
Couronne, bague, source, puits, balle… la forme-cercle attire à elle un amalgame confus, tout en soulignant "la ténébreuse et profonde unité" des symboles dont parle Baudelaire dans son poème Correspondances. Plus vraiment de forêt, ni d'Allemonde, ni de chambre ou de tour… mais, loin de nous manquer en tant que tels, ces éléments deviennent elliptiques et plongent le spectateur dans un suc conceptuel dans lequel ils se dissolvent. On compensera aisément l'absence des longs cheveux de cette héroïne à la coupe volontairement garçonne mais l'absence d'autres détails devient embarrassante. Pourquoi par exemple, céder à l'image des mains pleines de fleurs quand ailleurs l'épée sur le prie-Dieu contraint à un numéro de mime ? D'autres options sont plus convaincantes mais se bornent à des idées déjà vues et qui, prises isolément, ne font pas sens ; comme par exemple le corps de Mélisande qui prend la place de cette pierre lourde avec des "racines dans la terre" que le petit Yniold ne parvient pas à déplacer. En définitive, seule cette bouche d'ombre – hugolienne par son aspect d'abîme mystique universel – finit par concentrer l'essentiel de l'intérêt de cette scénographie. Les effets sont très simples et consistent notamment en jouant sur la proximité et la sensation de danger. On risque à tout moment de tomber dans ce gouffre sans bordures et qui attire irrésistiblement ceux qui viendraient à s'en approcher. Mélisande y a perdu sa couronne avant même que le rideau se lève ; elle y perdra – volontairement – sa bague de mariage. Le lieu sera le témoin de la rencontre avec Golaud, des mensonges et des serments amoureux. Inévitablement, le corps de Pelléas poignardé par son frère finira par tomber dans cette fosse comme aspirée par son destin. Au dernier acte, Maeterlinck se mue en auteur de mauvais polar, avec cette fosse remplie du sable que Geneviève et Arkel finissent de transporter avec leurs pelles et la présence assez triviale d'une bétonnière annonçant qu'on va couler une dalle de béton sur le cadavre.
D'autres éléments plus heureux et plus discrets, signent le profil psychologique des personnages, à commencer par l'uniformité de ces costumes sombres qui ne distingue pas les différences d'âge et de condition chez les trois personnages masculins, tandis que Mélisande passe d'une robe rouge à ce même costume masculin comme si la société d'Allemonde se refermait sur elle-même comme une communauté qui s'isolerait du reste du monde.
La disposition orchestre-plateau oblige les interprètes à jouer avec un équilibre que déstabilise le rideau des instruments à vents placés entre la scène et le public. S'ajoute à ces paramètres, le choix d'une combinaison voix de soprano (Vannina Santoni) et ténor (Julien Behr) qui donne au drame des couleurs a priori moins contrastées que dans le cas d'un baryton dit "martin" et d'une mezzo. C'est pourtant sur le terrain de la personnalité et de la présence que se dessine la ligne de partage entre ces protagonistes. Le Pelléas de Julien Behr possède dans le phrasé et l'élégance ce qu'il lui manque dans la densité du timbre pour pouvoir rivaliser avec les nombreux écueils de la partitions. La transparence des couleurs font paraître plus contrastées les interventions de Vannina Santoni, Mélisande au caractère volontaire et affirmé. Le jeu d'acteur lui donne une priorité et une urgence qui ferait presque pâlir les répliques de Golaud, même dans les moments où sa colère devient vertigineuse. Rien de chlorotique ou d'évanescent dans ces aigus dardés et cette ligne longue et appuyée qui se souvient de récentes Violetta et Leila. Après une prise de rôle remarquée en 2018 à l'Opéra national de Bordeaux, Alexandre Duhamel prouve ici de belles ambitions pour un Golaud à la fois humain et fragile. Son personnage ne cherche pas les effets délétères d'une déréliction et d'un basculement psychologique. Une forme de tristesse attendrie et désabusée colore l'amour passion qu'il porte à Mélisande, sans oser noircir les humiliations du Absalon ! Absalon !
Le choix, risqué mais judicieux, d'une voix d'enfant pour Yniold donne au jeune Hadrien Joubert (membre de la Maîtrise de Caen), l'occasion de faire entendre de belle manière les arrière-plans et la complexité psychologiques d'un enfant pris dans les tourments du monde des adultes. Jean Teitgen s'impose une nouvelle fois en Arkel avec toute l'évidence d'une voix pleine et dense qui ferait presque oublier ces "vieilles lèvres" que la mise en scène imagine volontiers entreprenantes à l'égard de Mélisande. Ni Damien Pass en Médecin, ni surtout Mathieu Gourlet en Berger ne dépareillent un effectif de si belle composition. En définitive, seule la Geneviève de Marie-Ange Todorovitch pourra décevoir par cette tendance à poitriner dans la lecture de la lettre, avec un vibrato excessif qui semble à plusieurs reprises diviser curieusement le timbre en deux couleurs distinctes.
La (double) fosse est dirigée par un François-Xavier Roth absolument maître de ses intentions et de ses moyens, à la tête de "son" Orchestre Les Siècles. Les instruments utilisés sont tous contemporains de cette fin du XIXe – début XXe, réservant à l'harmonie de Debussy une inédite et très touchante signature sonore. Les boyaux filetés, les bois et les cuivres offrent un matériau dont la rugosité et la lumière plongent au plus profond des phrases. L'engagement du chef à dessiner avec précision les contours et les lignes se double d'une profusion d'idées dans la façon de varier les climats comme dans l'étourdissante descente dans les souterrains ou la tension étouffante de la scène du meurtre. Il faut noter que cette lecture de tout premier plan a bénéficié dans la foulée de ces deux soirées lilloises d'une captation à paraître en janvier 2022 chez Harmonia Mundi. De quoi compenser, en partie seulement, l'annulation des représentations prévues en avril prochain au théâtre de Caen…
Cette production a été captée les 20 et 22 mars 2021 pour être diffusée à partir du 9 avril 2021 sur la plateforme www.operavision.eu