Il faut saluer la belle initiative de l'Opéra de Lille de présenter un opéra comme Le Nain d'Alexander von Zemlinsky, œuvre brève mais à l'écriture musicale pleine de bruit et de fureur. Cette heure et quart fait défiler un assemblage composite à mi-chemin entre Salomé et Siegfried qui projette à flux tendu un scintillement et une robustesse lyrique à toute épreuve. L'ombre d'Oscar Wilde plane sur un personnage incongru, dont la seule description physique sert d'identité. Adapté du conte cruel racontant l'"anniversaire de l'infante", le Nain présente le handicap majeur de ne durer qu'une heure et quart – tout juste un acte, à l'aune de Wagner. L'extrême concentration dramatique et musicale contredit diamétralement une question de durée qui reste un cauchemar pour les directeurs de salles. Impossible d'imaginer un couplage satisfaisant, comme en témoigne la tentative de l'Opéra de Paris sous l'ère Conlon d'apparier Le Nain avec L'enfant et les sortilèges de Ravel. Hélas ! La divergence des deux univers n'a pas trouvé dans la mise en scène de Richard Jones et Antony Mc Donald une solution adéquate.
Un seul Nain donc, pour ces trois représentations lilloises mais une surprise (de taille ?) avec une partition réduite à un effectif chambriste de 18 musiciens par Jan-Benjamin Homolka, en lieu et place de la quasi centaine requise par cette puissante machine post-romantique. Le pari est risqué car il touche à la rutilance imposante de l'ouvrage mais dans le même temps, en sous-dimensionnant la fosse, il est impossible d'imaginer sur scène un Heldentenor qui serait, dès lors, ridicule. Impossible également d'imaginer un Mathias Vidal affronter le mur de décibels de l'orchestre tel qu'imaginé par Zemlinsky. On devra donc se satisfaire d'un choix qu'il serait fortement injuste de qualifier de demi-solution puisqu'il permet en définitive d'entendre une œuvre jamais jouée.
Le metteur en scène et scénographe Daniel Jeanneteau a imaginé en guise de dispositif scénique une sempiternelle boîte à chaussures dont la modernité ordinaire met en avant l'épure et la netteté des gestes et des détails. Les lumières de Marie-Christine Soma offrent au déroulement de l'action un climat psychologique et une lisibilité très efficaces. A la surbrillance des sols et des murs répond un arrière-fond ténébreux, qui se transforme en un immense miroir liquide et ondulant, instrument-clé de la dramaturgie de cet opéra. C'est en effet dans ce reflet que le Nain découvre sa véritable apparence – découverte qui précipite la crise et la chute d'un personnage inconscient de la monstruosité physique et sociale qu'il représentait. Le miroir englobant dans son reflet la salle tout entière, le spectateur est également invité à y contempler son propre reflet dans une très littérale et très psychologique monstration.
Les costumes d'Olga Karpinsky mettent l'accent sur ces questions de taille et statut avec, notamment, ces variations autour de la hauteur des talons et de la symbolique politico-sexuelle qui fonctionnent avec la subtilité d'un poteau indicateur. Donna Clara et ses compagnes arborent de curieux escarpins qui les tiennent haut perchées en équilibre, comme au sommet d'un pouvoir aussi fragile que puissant et exhibé façon Walkyries de salon. Les caméristes sont plutôt du genre tailleur-talons, tandis que le chambellan Don Estoban marche avec de curieuses semelles compensées… Tous ces personnages se distinguent d'un Nain à la bouffonnerie limitée à l'écart social que représentent un blouson streetwear et une paire de baskets. Promenant cette prosaïque dégaine parmi un aréopage de filles-fleurs vaporeuses, le Nain fait donc figure de "monstre" et d'être socialement inférieur – à défaut d'être original, on pourra trouver le procédé efficace.
On a parlé de l'ambiguïté et de la problématique d'une voix spécialisée dans le répertoire de haute-taille baroque ou ténor-bouffe chez Hervé ou Offenbach. L'emploi dans Zemlinsky occasionne quelques irrégularités dans le grand-écart des registres qui trahissent l'effort et la concentration que demande un rôle pour l'essentiel hors-limites. L’émotion est aussi portée par la distribution que permet cette version de chambre. Jennifer Courcier est une Donna Clara à la ligne vocale très déliée et d'une naïveté volontiers adolescente. Une émission sous-surveillance rappelle à l'auditeur les exigences techniques d'une écriture musicale qui fait regretter une caractérisation un brin corsetée. La Ghita de Julie Robard-Gendre a, sur ce plan, une ampleur et une présence supérieures, tout comme le Chambellan incarné par Christian Helmer. La belle homogénéité des caméristes et des compagnes tient surtout à la direction précise et mesurée de Franck Ollu à la tête d'un ensemble Ictus qui joue sur des sommets.