Claude Gillot n’est guère connu des amateurs que par ricochet, parce qu’un peu de la gloire d’Antoine Watteau rejaillit sur lui. On sait que le Valenciennois se forma auprès de lui : les deux hommes moururent l’un à la suite de l’autre, le plus jeune en premier, mais Watteau atteignit de son vivant même une réputation que Gillot n’eut jamais. C’est sans doute au moins en partie parce que Gillot était bien plus dessinateur que peintre, même si les quelques toiles qui lui sont attribuées avec certitude montrent qu’il maîtrisait aussi cet aspect du métier. Si Watteau avait du génie là où Gillot n’avait que du talent, il n’en mérite pas moins le regard que porte sur lui une exposition présentée ce printemps à Dijon, au musée Magnin.
A l’automne dernier, c’est au musée du Louvre que les œuvres de Gillot auraient dû être visibles. Hélas, des infiltrations d’eau dans les salles de l’institution parisienne ont entraîné la fermeture de l’exposition deux jours après son inauguration. Quelques mois plus tard, c’est à Dijon qu’elle est à nouveau présentée, dans une version légèrement réduite, les salles du musée Magnin n’ayant pas exactement la même capacité d’accueil que les espaces du Louvre. Qu’on se rassure cependant : parmi les œuvres qui étaient exposées au Louvre mais qui ne sont pas retenues dans ce nouveau cadre figure notamment une toile attribuée à l’entourage de Gillot, ou des dessins d’autres artistes inclus à titre de comparaison.

Ce n’est pourtant pas de sitôt que l’on détachera Gillot de Watteau. D’emblée, d’ailleurs, l’exposition rapproche les deux hommes par le biais de leurs portraits gravés, tous deux sans perruque, en collerette, comme les personnages de fantaisie dont ils furent tous deux spécialistes. Mais la proximité va bien au-delà de cette simple coïncidence. Dès cette première salle, une des rares toiles présentées attire l’œil, un Triomphe de Bacchus vraisemblablement peint au cours de la première décennie du XVIIIe siècle : si le sujet, avec ses nombreuses nudités, n’a qu’un lointain rapport avec les fêtes galantes, l’inscription des personnages dans un paysage y fait néanmoins songer, tout comme la palette et le rendu des étoffes. Pour le reste, Gillot manifeste un goût tout à fait personnel pour les scènes de sorcellerie, avec grands boucs, corps torturés et femmes nues chevauchant des balais volants, ainsi que pour les bacchanales et autres scènes de la vie des satires (naissance, mariage, obsèques…). Autre aspect de la production de Gillot évoqué ensuite, la décoration d’almanachs. On sait que les articles du Grand Siècle étaient régulièrement sollicités pour illustrer la couverture des thèses, Gillot travaille dans un format plus modeste, mais non sans manifester son goût satirique, par exemple dans les almanachs dénonçant la spéculation financière (en 1710–1711, la Bulle des mers du sud et la banqueroute de Law se profilent à l’horizon).

Le grand public ignore qu’entre La Fontaine et Florian, d’autres fabulistes se firent connaître au cours du XVIIIe siècle. Quant au nom d’Antoine Houdart de La Motte, il n’est plus guère connu que pour ses nombreux livrets d’opéra, de L’Europe galante de Campra à Pygmalion de Rameau, en passant par Alcione de Marin Marais et bien d’autres. Pourtant, Houdart de La Motte publia en 1719 ses Fables nouvelles illustrées par celui qu’il nomme « Gillot, mon frère en Apollon, / Car ce n’est pas par fantaisie / Que la Peinture avec la Poésie / Fraternise au sacré vallon » (« Les Animaux comédiens », fable dédiée « A monsieur Gillot »). L’exposition présente quelques exemples des gravures d’assez petit format qui accompagnaient les volumes imprimés, et surtout toute une série de dessins préparatoires, pour la plupart réalisées avec un mélange de sanguine et de gouache rouge, où les animaux jouent le rôle principal. Egalement en rapport avec le monde de l’opéra, Gillot fut sollicité pour illustrer des partitions : une réédition de Thésée et d’Amadis de Lully en 1711. Un superbe dessin du Sommeil de Renaud semble également lié à la scène lyrique, sans qu’on puisse en préciser la destination. Et Gillot eut aussi une activité de concepteur de costumes, notamment pour l’opéra-ballet de Destouches et Lalande Les Eléments (1721). L’affiche de l’exposition reproduit d’ailleurs trois costumes dessinés pour des personnages de la quatrième entrée, « La Terre » : le choix allait de soi, tant cette image a de séduction, avec ces costumes colorés (contrairement à ceux des Spectres ou des Capitans, à la seule sanguine) où les étoffes à reflets changeants, par exemple pour le Temps, peuvent évoquer les robes des bergères et des belles écouteuses chez Watteau.

Néanmoins, l’aspect central de la production de Gillot, celui qui lui est le plus durablement associé, reste la représentation de scènes de théâtre interprétées par les Comédiens-Italiens. Arlequin y figure régulièrement sous les oripeaux les plus divers, coiffé d’un empilement de chapeaux dans La Fausse coquette ou d’une fontange démesurément haute dans Les Deux Carrosses (la célèbre toile n’est que de l’entourage de Gillot, mais le dessin préparatoire est bien du maître). On admire la vivacité des mouvements, notamment lorsqu’Arlequin, toujours, affronte à coups de batte la tête d’un géant tout droit sorti de la Jérusalem délivrée.
Une scène tirée d’Arlequin, esprit follet semble faire le lien avec un autre univers graphique défendu par Gillot, car le décor semble constitué d’une improbable architecture symétrique au sommet de laquelle sont juchés des personnages. On croirait ici ces arabesques dont Gillot fut, avec Watteau et Audran, l’un des principaux praticiens dans la France des années 1710. L’exposition montre quelques projets de décor de ce genre, et inclut les pages d’un ouvrage réédité à la fin du XIXe siècle, le Nouveau Livre de principes d’ornements, qui réunit des projets de Gillot, avec ce curieux principe lié à un désir de gain de temps : chaque planche juxtapose en fait deux moitiés de dessin que l’utilisateur n’a plus qu’à compléter par symétrie.

Enfin, preuve de la diversité des talents de Gillot, la dernière salle, à défaut d’inclure son morceau de réception à l’Académie en 1710, Le Christ dans le temps qu’il va être attaché à la Croix (église de NoaIlles, Corrèze), propose plusieurs scènes religieuses de petit format, dont une esquisse préparatoire pour le sujet ci-dessus (à moins qu’il ne s’agisse d’une réduction a posteriori) et plusieurs exemples des illustrations destinée à un projet laissé inachevé, une série de dessins illustration « La Passion ou la rédemption des hommes », scènes de la vie du Christ qui étonnent par leur proximité, parfois, avec les scènes de satyres – personnages au corps dégingandé, envols de figures, compositions peuplées de nus héroïques…
Catalogue : 219 pages, broché, 19,7 x 25 cm, éditions Liénart, novembre 2023, 32 euros