« Jean Hélion, la prose du monde ».
Musée d’Art Moderne de Paris, du 22 mars au 18 août 2024

Commissaire : Sophie Krebs
Commissaire invité : Henry-Claude Cousseau

Exposition visitée le vendredi 29 mars 2024

Ayant passé une partie de sa vie à New York, époux en secondes noces de la fille de Peggy Guggenheim, Jean Hélion (1904–1983) fut l’un des peintres français à participer activement à la grande aventure de l’art au XXe siècle. Très bien représenté dans les collections nationales, il fait l’objet ce printemps d’une grande exposition au Musée d’Art Moderne de Paris. 

Quand on ne connaît de lui que les peintures de citrouilles, on a du mal à imaginer que Jean Hélion s’engagea d’abord dans une tout autre voie. Grossièrement résumé, le parcours du peintre français est en effet l’inverse de celui de son aîné Auguste Herbin, qui bénéficie en ce moment d’une rétrospective au Musée de Montmartre : au Musée d’Art moderne de Paris, c’est le chemin de l’abstraction à la figuration que montre l’exposition consacrée à Hélion, artiste déjà honoré d’une importante manifestation en 2004, pour le centenaire de sa naissance, au Centre Pompidou.

Arrivé à Paris à 15 ans, il lui faut quelques années pour trouver sa voie, grâce à une série de rencontres dont la plus décisive est clairement celle des représentants de l’avant-garde néerlandaise alors installé à Paris : Theo van Doesburg et surtout, bien sûr, Piet Mondrian, dont il devient aussitôt un disciple fervent, comme en témoignent les œuvres du tout début des années 1930. Lignes orthogonales, couleurs réduites au noir-blanc-jaune-bleu-rouge, le jeune Hélion se situe dans la stricte observance des principes mondrianesques. Il est alors l’un des plus jeunes parmi les fondateurs du groupe Abstraction-Création, avec des artistes qui ont pour la plupart une vingtaine d’années de plus que lui (Delaunay, Arp, Herbin, Gleizes…), mais il dirige le premier numéro de la revue. Très vite, pourtant, il rejette à son tour le rejet de la nature prôné en dogme suprême : tout en restant abstraites, ses toiles s’ouvrent à des formes moins rectilignes et la palette se fait plus raffinée : c’est l’époque où il intitule ses peintures « Equilibre », les zones de couleur semblant y flotter comme en suspens, « Composition », avec de grandes toiles que l’on prendrait de loin pour une nature morte puriste alors qu’elles ne sont qu’un assemblage de formes aux nuances délicates, ou – quelle hardiesse ! – « Figure » : les formes superposées peuvent en effet l’impression d’une silhouette, avec un buste et une tête, comme la grande Figure bleue de 1935–36, d’autant plus qu’il a également recours au dégradé de couleurs qui crée une sensation de tridimensionnalité.

ILL. 1.  Composition, 1934, huile sur toile, 144,3 x 199,8 cm. The Solomon R. Guggenheim Museum, New York. Photo © The Solomon R. Guggenheim Foundation / Art Resource, NY, Dist. RMN-Grand Palais © ADAGP, Paris, 2024

En 1939, il signe avec Figure tombée sa dernière œuvre abstraite. Une page se tourne, irrévocablement. Hélion revient à la figuration explicite, mais sans renier une certaine liberté dans la représentation du réel. C’est d’abord une série de visages réduits à leurs composantes géométriques : Le profil intitulé Edouard réduit les surfaces à une opposition tranchées de zones de lumière et d’ombre, et même le canotier qui surmonte cette tête devient un assemblage composé de deux horizontales jaunes (la paille) et d’une alternance de rectangles et trapèzes gris (le ruban et son nœud). Apparaissent des personnages en pied, dans un décor urbain réduit à l’essentiel, dans une palette renouant avec le premier style Mondrian : visages découpés en surface grises, bleues et rouges, géométrie stricte d’une toile comme L’Escalier (1944), où l’on reconnaît malgré tout l’inscription « Essuyez vos pieds, S.V.P. ». Même lorsqu’il met le corps humain au cœur de son art, Hélion n’en renonce pas moins à une indéniable inventivité dans la représentation. Lorsqu’il peint Les Salueurs, les chapeaux et le geste permettant de les soulever sont autant de motifs recomposés, presque inventés, où les contours deviennent volutes et spirales, où les couleurs semblent se répartir de manière arbitraire, loin de tout asservissement au réel. Dans la Femme accoudée (1946), l’opulente chevelure du personnage ses réduit à de larges virgules rouges bien distinctes qui flottent autour de la jeune femme, tandis que ses deux bras qui soutiennent son visage fusionnent en un W d’un seul tenant. Hélion propose une stupéfiante synthèse de son évolution dans la grande toile A rebours (1947) : cette variante sur le thème du peintre et son modèle oppose, à gauche la toile que peint l’artiste représenté au centre (qui rappelle les « Equilibres » d’une décennie auparavant) et à droite, un nu renversé où la stylisation est extrême, avec notamment ces deux seins réduits à deux cercles flottant au milieu d’une zone orangée délimitée par les bras de la femme. Avec ses grands Lecteurs de journaux (1948), les formes et les couleurs semblent devenir de plus en plus décoratives, et Hélion n’ira pas plus loin.

Jean Hélion (1904–1987). "Grande mannequinerie". Huile sur toile. 1951. Paris, musée d'Art moderne.

La période qui suit est marquée par un assagissement. Plus de réalisme dans le dessin, même si les sujets restent emprunts d’un surréalisme à la Magritte, avec notamment ces mannequins et les fameuses citrouilles dans des vitrines. L’audace persiste dans les compositions, avec ces objets incongrus, chaussure ou chapeau melon posé à terre, mais la représentation devient de plus en plus fidèle aux canons traditionnels. Hélion renonce à la frontalité opiniâtre qu’il avait pratiquée jusque-là, la perspective revient en force, et même la facture devient plus pâteuse, loin de ce style très graphique qu’il pratiquait depuis le renoncement à l’abstraction. Les années 1950–60 se caractérisent par un virage réaliste tout à fait inattendu, qui s’ouvre notamment au paysage, et où l’intérêt non démenti pour les objets se manifeste désormais d’une manière bien différente (voir l’étonnant Képi, qui trône sur une nappe blanche, où la touche est devenue bien visible, épaisse, avec coulures et marques de pinceau).

A la fin des années 1960, l’artiste renoue avec un certain nombre d’éléments de ses premières toiles figuratives (scènes de rue, stylisation des contours, palette réduite) mais dans des formats de plus en plus vastes, comme en témoigne le Triptyque du Dragon (1967) ou la non moins gigantesque représentation des événements de Mai 68, que le visiteur découvre à la sortie de l’exposition. Le message politique affleure dans plusieurs œuvres de cette époque. Hélion peint aussi beaucoup d’objets hétéroclites, étals du Marché aux Puces, rencontre surréaliste de chapeaux, d’instruments de musique, de mannequins de couturière… dans des couleurs parfois criardes. Dans ses dernières années, alors que le peintre perd peu à peu la vue, la touche se fait plus large, plus grossière parfois, et tout en revisitant ses sujets de prédilection (en 1982, L’Instant d’après juxtapose citrouille au premier plan, nu renversé au centre de la toile, et chevalet derrière lequel est assis l’artiste dont seule manque la tête, coupée par le cadre), Hélion revient inlassablement au miroir, les autoportraits se multipliant en une interrogation toujours recommencée.

ILL. 3 Festival d’automne à l’atelier, 1980, acrylique sur toile, 146 x 113,5 cm. Courtesy Galerie Alain Margaron, Paris / Photo Pauline de Fontgalland © ADAGP, Paris, 2024``

 

Catalogue : 248 pages, Editions Paris Musées, 45 euros

 

 

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © The Solomon R. Guggenheim Foundation / Art Resource, NY, Dist. RMN-Grand Palais © ADAGP, Paris, 2024
© Paris Musées, Musée d’Art Moderne © ADAGP, Paris, 2024
© Pauline de Fontgalland © ADAGP, Paris, 2024

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