Ce n’est en aucun cas une version de plus. David et Jonathas ne manque certes pas de versions au catalogue, et la musique de Charpentier jouit depuis longtemps d’une considération telle que bien des « baroqueux » ont voulu enregistrer cette partition. Il y a près d’un demi-siècle, Michel Corboz fit œuvre de pionnier, avec une équipe internationale où l’on reconnaît plus d’un nom glorieux : les contre-ténors René Jacobs et Paul Esswood, la basse Roger Soyer, le baryton Philippe Huttenlocher, ou la soprano Colette Alliot-Lugaz. En 1981, l’Opéra de Lyon avait fait le pari de remonter cette œuvre scéniquement, dans une mise en scène de Jean-Louis Martinoty. A l’orchestre de l’English Bach Festival s’adjoignaient deux maîtrises lyonnaises pour le chœur. La première intégrale sortit dans la foulée, chez Erato. Quelques années après cette résurrection moderne, et au lendemain du triomphe d’Atys, William Christie se lança à son tour dans l’entreprise, et proposa sa version au disque chez Harmonia Mundi, toujours avec un contre-ténor dans le rôle de David (Gérard Lesne, en l’occurrence). Au XXIe siècle, toujours en relation avec le chef américain, apparaît le premier DVD, dans la foulée de la production montée par Andreas Homoki au festival d’Aix-en-Provence en 2012. Changement radical : c’est cette fois un ténor qui incarne David, signe qu’avec les décennies, la voix de haute-contre a retrouvé droit de cité. Tout récemment, sous le label Château de Versailles Spectacles, une version discographique dirigée par Gaëtan Jarry se faisait l’écho de représentations données en la chapelle royale de Versailles en novembre 2022.
Pour une partition déjà bien défendue, le disque que fait paraître Aparté présente néanmoins un atout qui faisait défaut à tous ses prédécesseurs. Pour la première fois, c’est une voix d’enfant qui incarne Jonathas, là où l’on a toujours entendu et vu sur scène une soprano. Certes, ce n’est pas un jeune garçon qui chante le rôle, mais le timbre de Natacha Boucher, membre des Pages du Centre de musique baroque de Versailles, a la fraîcheur adolescente qu’appelle le personnage. On peut se demander pourquoi l’entreprise n’avait jusqu’ici jamais été tentée : elle l’a été ici dans le cadre de deux concerts donnés en avril et juillet 2021, l’absence de mise en scène favorisant peut-être la démarche. Ce cadre abstrait éloigne en effet tout ce que pourrait avoir de scabreux la visualisation du lien d’amitié intense unissant un adulte à un jeune enfant (les productions modernes ne se gênent pas pour rendre explicite l’attraction homosexuelle pouvant exister entre David et Jonathas). En tout cas, le présent enregistrement en a fait le pari, et avec succès. Si l’on a longtemps pu penser que seuls les pays germanophones disposaient de jeunes chanteurs aptes à incarner les rôles d’enfants au théâtre, notamment dans La Flûte enchantée, la preuve éclatante est ici apportée que la France n’a pas à rougir sur ce plan : les Pages du CMBV chantent juste, c’est la moindre des choses, mais surtout avec tout l’investissement dramatique nécessaire, et avec un style parfaitement maîtrisé, fruit de la longue fréquentation de ce répertoire. Peut-être pour des raisons de protection de l’enfance, le livret d’accompagnement n’inclut aucun portrait de Natacha Boucher alors que ses partenaires adultes ont tous droit à une photographie personnelle.
Très émouvant David, Clément Debieuvre prouve, de son côté, que ce rôle éprouvant, qui sollicite beaucoup l’aigu de la tessiture de haute-contre, peut également trouver un titulaire dans notre pays. Après sa brillante prestation dans l’Orfeo de Sartorio cet automne à Paris, le ténor confirme ses dons, que l’on pourra prochainement vérifier dans les différents personnages secondaires qu’il interprètera dans la Médée du même Charpentier donnée au Palais Garnier. David Witczak était aussi Saül dans la version proposée par l’ensemble Marguerite Louise ; il trouve ici une nouvelle occasion de déployer ses solides moyens et ses talents d’acteur, déjà bien connus grâce aux différentes productions du CMBV auxquelles il a participé. Au théâtre, le rôle de la Pythonisse se prête en général à toutes sortes d’excès expressionnistes, la scène où Saül la consulte pour interroger l’ombre de Samuel inspirant souvent la verve des metteurs en scène (Andreas Homoki l’avait même déplacée vers le centre de son spectacle). Rien de tel ici, et Jean-François Lombard propose du personnage une interprétation pleine de noblesse et de retenue, à cent lieues de l’hystérie de certains. Les figures plus épisodiques sont incarnées par Jean-François Novelli, pour les rôles de haute-contre, par Edwin Crossley-Mercer, pour les rôles de basse ; tous deux se montrent extrêmement convaincants et très en voix.
Les Pages et les Chantres du CMBV, que l’on a pu jadis soupçonner parfois de manquer un peu d’engagement théâtral, ne s’exposent ici nullement à cette accusation, et livrent une prestation au-dessus de tout reproche. L’orchestre Les Temps Présents, fondé il y a une vingtaine d’années et dirigé par l’organiste Dominique Serve, est encore assez peu connu au disque : il n’en possède pas moins une belle unité de son, qui sert bien la partition de Charpentier, sous la direction experte d’Olivier Schneebeli, qui a tenu à terminer sur cette œuvre son mandat à la tête du chœur du CMBV, qu’il dirigeait depuis 1991.
Autre originalité de cette version, qu’il convient de mentionner bien qu’elle ne soit pas « musicale ». On le sait, David et Jonathas n’est pas une œuvre continue, mais un ensemble de fragments qui s’intercalaient avec les actes d’une tragédie jouée en latin par les élèves du lycée Louis-le-Grand en février 1688, à l’occasion du Carnaval. Le texte de ce Saül n’a pas été conservé, et même s’il l’avait été, il est peu probable que l’on se risquerait aujourd’hui à l’interpréter pour reconstituer l’expérience vécue par les spectateurs de la fin du XVIIe siècle. Il faut donc, à chaque fois, prendre une décision quant à la façon dont la partition sera donnée, surtout sur le théâtre. Une production récente, coproduite par plusieurs théâtres, a fait le choix de commander de nouveaux textes parlés. Olivier Schneebeli, lui, a su trouver un texte en vers sensiblement contemporain de la partition de Charpentier, une Paraphrase de la Plainte de David sur la mort de Saül et Jonathas, d’Antoine Godeeau : des extraits en sont déclamés au début de chaque acte, notamment par les jeunes membres du chœur, et cette solution a le grand mérite de rester dans l’esprit du temps.