Face à l’obligation « honorer les JO ou mourir » qui semble peser cette année sur les musées parisiens, il en est un qui a su magistralement tirer son épingle du jeu, se soumettant à la règle dictée par les autorités supérieures, mais sans aucunement vendre son âme ou renier sa spécificité. Fondée en 1886, installée depuis 1961 dans l’Hôtel de Sens, ancien logis parisien des archevêques de cette bonne ville, la Bibliothèque Forney est spécialisée dans les arts appliqués, les arts décoratifs, les métiers d’art et les arts graphiques. A ce titre, elle accueille les chercheurs désireux d’étudier les abondants documents qu’elle conserve. Et depuis plusieurs décennies, elle rend ses collections visibles au public par le biais d’expositions aux thèmes variés.
L’idée de se focaliser sur une année en particulier n’est pas nouvelle : en 1986, la Bibliothèque Forney proposait ainsi « La France de 1886 », exposition évoquant un millésime qui n’avait rien d’exceptionnel pour l’histoire du pays, mais qui avait vu naître l’institution et méritait donc d’être commémoré à travers un panorama général présentant les différentes facettes de la vie quotidienne des Français sous la Troisième République naissante. Il aurait été simple de proposer cette fois une « France de 1924 », à cela près que l’époque des garçonnes et des Arts Déco apparaîtrait peut-être moins exotique à nos yeux que ne pouvait l’être en 1986 le temps des robes à tournure et du général Boulanger. « Paris 1924 », titre de l’exposition, annonce une ambition plus limitée en apparence, mais le sous-titre montre que l’objectif est encore plus pointu, et bien plus intéressant : « la publicité dans la ville ». Puisque la Bibliothèque Forney conserve des affiches, mais également toutes sortes d’objets imprimés à vocation commerciale, elle a très judicieusement décidé de les faire voir (complétés par des prêts venus de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris et d’autres musées), selon l’angle arbitraire de l’année des premiers Jeux Olympiques de Paris. Mais cet arbitraire ne l’est finalement pas tant que ça, puisqu’il permet de résumer ces années 1920 où « la réclame » reprend du poil de la bête après l’interruption de 14–18 et où naissent tant de nouveaux procédés devenus si familiers depuis (enseignes électriques, messages radiodiffusés).
Tout commence par une section consacrée à « la rue parisienne, espace de propagandes ». C’est l’affiche à message socio-politique qui triomphe ici. 1924, c’est encore le temps de la reconstruction d’un pays meurtri, qui invite ses habitants à mettre la main au porte-monnaie : on y voit notamment la belle affiche conçue par le peintre Henri Lebasque, défendant « L’Emprunt de la Paix ». Les élections législatives de 1924 portent au pouvoir le Cartel des Gauches, qui doit faire appliquer la loi de 1919 sur les 8 heures de travail (l’Union des syndicats ouvriers de la Seine alerte l’opinion par voie d’affichage), et les Françaises sont en retard sur leurs voisines, britanniques notamment, qui peuvent être élues au Parlement depuis 1918 : « La Femme doit voter » est un slogan qui commence à apparaître sur les murs de la ville. La publicité est aussi très présente dans les journaux, sous des formes variées, notamment les jeux-concours organisés par Le Petit Parisien (un grand « Jeu de l’oie automobile » en 1924). Néanmoins, la réclame a mauvaise presse, car on la soupçonne d’être complice d’escroqueries en tous genres. Le sujet même de la publicité donne lieu à des impostures, comme ces extraordinaires fascicules signés « William B. Harley Smith » et commercialisés par deux escrocs, les frères Rossignol, méthodes-miracles révélant par exemple « Le Secret de la Fortune au Moyen de la Publicité ». Les années 1920 font donc naître chez ceux que l’on commence seulement à appeler des « publicitaires » le désir de moraliser leur profession. Sur un modèle tout droit venu des Etats-Unis sont alors créés des magazines professionnels comme Vendre : tout ce qui concerne la vente et la publicité, ou Pan dans l’œil, qui explique, exemples à l’appui, et avec plus ou moins d’honnêteté, ce qui fait une bonne ou une mauvaise réclame.
La suite de l’exposition passe aux méthodes commerciales de publicité. Dans une salle où la vitrine principale prend l’aspect d’une façade de marchand de chaussures, les différentes innovations de la période sont présentées, à une époque où les magasins ont compris tout le profit qu’ils peuvent tirer des divers objets gratuits offerts à leur clientèle, des plus minuscules (calendriers de poche, cartes parfumées) aux plus volumineux (catalogues somptueusement illustrés), en passant par diverses babioles (plans de Paris, éventails, chapeaux publicitaires, etc.). Certaines entreprises n’hésitent pas à s’inventer une histoire glorieuse, comme la maison Nicolas qui se décrète centenaire en 1922, année où elle commande au dessinateur Jules Isnard Dransy ce qui deviendra son personnage emblématique, le livreur Nectar (Nicolas imprime même des réclames au dos des tickets de métro !). Et si la Bibliothèque Forney souligne le rôle pionnier de quelques femmes illustratrices dans un secteur encore très masculin, beaucoup semblent encore penser, comme Dédé, héros éponyme de l’opérette de Christiné, que « Pour bien réussir dans la chaussure », il faut surtout une vendeuse portant « un corsage dont l’échancrure / Laisse voir des trésors charmants » (c’est aux lyrics de Willemetz qu’est également emprunté le titre du présent article).
Même si les dames ont bien changé depuis les séductrices opulentes de Mucha un quart de siècle auparavant, une image de femme continue à faire vendre. C’est la recette que continue à appliquer un des maîtres de l’affiche : Leonetto Cappiello. Après avoir choisi en 1900 une élégante de la Belle Epoque pour vanter les cachous Lajaunie, l’Italien reprend la même idée en 1922, la jeune femme rousse ayant cette fois les cheveux courts et une robe plus « moderne », mais consommant toujours des pastilles de réglisse pour masquer l’odeur du tabac sur son haleine. Cappiello a ses imitateurs, comme Jean d’Ylen, mais les années 1920 voient s’imposer des affichistes ouvertement Art Déco, comme Cassandre, mais aussi Charles Loupot ou Jean Carlu, le peintre Jean Dupas, typiquement « 1925 », signant l’affiche du Salon des artistes décorateurs au Grand Palais.
La dernière section de l’exposition porte inévitablement sur les Jeux Olympiques de 1924, avec leurs affiches, leurs timbres-poste, leurs cartes postales, mais aussi leur programmation culturelle. Cette année-là, le Théâtre des Champs-Elysées, tout juste vieux de onze ans, présentait une « Grande Saison d’art de la VIIIe Olympiade » s’ouvrant sur l’Agamemnon d’Eschyle et se concluant sur un cycle Mozart par la troupe de l’Opéra de Vienne, en passant par la Passion selon saint Jean, la Neuvième Symphonie et les Ballets-Russes. Autres temps, autres mœurs…