Quelques remarques préliminaires
Tosca est un piège pour tout metteur en scène tellement le livret est balisé par Puccini à tous niveaux : c’est d’abord une horrible tragédie dans laquelle les trois protagonistes meurent violemment, alors que 24 heures auparavant, ils coulaient chacun des jours tranquilles ou heureux.
C’est une succession de hasards et de drames qui les emportent tous les trois en moins de 15h. L’acte I se déroule le matin du jour 1, et à l’aube du jour 2, ils sont tous morts.
C’est une œuvre inscrite dans l’histoire de manière si précise qu’elle est même datée, du 17 au 18 juin 1800, calée sur la Bataille de Marengo[1](14 juin 1800), élément central du deuxième acte.
C’est un drame romain, géographiquement parfaitement délimité, à l’acte I San Andrea della Valle, une église monumentale à 300m du Palazzo Farnese (acte II), et à une quinzaine de minutes au maximum du Castel Sant’Angelo (Acte III). Chaque lieu existe, identifiable sur tous les plans, et celui qui écrit ne manque jamais d’entrer dans San Andrea della Valle à chacune de ses visites à Rome.
C’est enfin à Rome, au Teatro Costanzi, (Le Teatro dell’Opera d’aujourd’hui) que l’œuvre a été créée le 14 janvier 1900 qui affiche encore aujourd’hui comme production fétiche une Tosca qui reproduit les décors de la création.
Il est évidemment difficile pour tout metteur en scène de faire abstraction de cet ensemble de points méticuleusement précisés par le livret qui lui donnent une sorte de réalisme historique quasiment unique dans les annales de l’opéra et étroitement lié à la pièce de Victorien Sardou (La Tosca, 1887 avec Sarah Bernhardt) qui en constitue la base. Il y a dans Tosca une sorte de mécanique, de système d’engrenage qui piège chaque personnage, mais en même temps une dramaturgie épurée qui les isole à chaque acte : au premier acte Mario/Tosca puis Scarpia/Tosca, au deuxième acte essentiellement Scarpia/Tosca (avec Mario comme « outil » en arrière-plan), et au troisième Mario seul puis Mario/Tosca.
Autour d’eux, quelques personnages dont le rôle est à la fois accessoire (« petit rôle ») mais essentiel dans la mécanique, Angelotti qui chante quelques minutes à peine est pourtant l’élément déclencheur du drame qui vient déranger la vie assez tranquille du couple Mario/Tosca, le sacristain qui découvre peu à peu des indices qu’il est bien obligé de soumettre à la police (le panier de victuailles par exemple), et puis l’armée de sbires qui accompagnent Scarpia, ses hommes de main au premier rang desquels Spoletta et Sciarrone.
À ces lignes de force s’ajoutent des détails qui peuvent sembler indifférents, comme le chant du pâtre accompagnant son troupeau dans une évocation de la campagne romaine à l’aube du troisième acte, un peu dans le style de l’aube à la barrière d’Enfer de La Bohème, introduction suspendue et poétique avant le drame, la déchirante révélation de la maladie de Mimi dans Bohème, la condamnation à mort de Mario dans Tosca.
Enfin, le rôle du Te Deum dans le final du premier acte accompagnant le chant de triomphe de Scarpia, n’est pas toujours compris, sinon comme un final spectaculaire pour terminer l’acte en point d’orgue. En réalité, comme Wotan dans Rheingold entraine les Dieux dans une montée au Walhalla riche d’incertitudes et faussement triomphale, Scarpia chante son futur triomphe, la prise d’Angelotti puis la conquête de Tosca, accompagné en arrière-plan d’un Te Deum, glorifiant Dieu et le remerciant, comme si cette « action de grâce » accompagnait les actions évoquées par Scarpia, une victoire à l’avance en quelque sorte, alors que le Te Deum et la cantate que Tosca va chanter devant la reine le soir au début du deuxième acte, célèbrent en plus la victoire qu’on dit assurée contre Bonaparte.
Mais ironie « tragique », adieu Te Deum et Cantate, adieu victoire : « Buonaparte è vincitor », et adieu plans sur la comète de Scarpia, qui finit assassiné. Tout dans ce final d’acte I résonne de la victoire à la Pyrrhus et donc de l’ironie du destin. Rien n’est gratuit chez Puccini.
Une mise en scène où le trop est l’ennemi du bien.
Et c’est là l’erreur de Kornél Mundruczó qui a exclusivement réfléchi sur la mythologie qu’il y a derrière Tosca en oubliant Tosca, en se concentrant notamment la mythologie Callas qu’il plaque sur Tosca, objet de désir et instrument aux mains de prédateurs qui voulaient l’inscrire sur leur tableau de chasse (Scarpia dans l’œuvre, Onassis pour Callas), et donc il fait enfiler à Scarpia les lunettes épaisses et la coiffure qui rappellent vaguement l’Aristote Onassis qui abandonna la Diva en rase campagne au milieu des années 1960.
Et de la relation Mario/Tosca, Mundruczò construit de manière assez rigoureuse une relation réparatrice Pasolini/Callas, profitant en même temps des années troubles qui commencent en Italie avec les brigades rouges, appuyée sur le film Médée (1969), et sur une amitié qui se poursuit au-delà du film, une amitié amoureuse qu’une Bande dessinée récente (octobre 2023) a mis en lumière[2] .
Évidemment, Callas a marqué le rôle d’une manière définitive et il était tentant de traiter ensemble de la question de la Diva (ce que Christophe Honoré avait fait dans sa Tosca d’Aix et de Lyon, question déjà posée par la pièce interprétée en 1887 par Sarah Bernhardt, autre diva de la scène), de l’artiste, Pasolini cinéaste remplaçant Mario le peintre, et des circonstances politiques, la naissance des brigades rouges ces années-là dans une Italie dominée par une Démocratie Chrétienne en eaux troubles, mais qui interroge aussi l’œuvre de Pasolini dont le film Salò o le centoventi giornate di Sodoma (1975) qui devait être le premier volet d’une Trilogie de la mort, est en fait le dernier, puisqu’il a été assassiné dans des circonstances très mal élucidées en novembre de la même année. Le film, adossé à l’œuvre terrible du Marquis de Sade, dénonce les effets logiques et extrêmes du fascisme dans les classes dominantes en termes de violence.
C’est dans ces circonstances que commence la Tosca munichoise, dont le rideau se lève sur le tournage d’une des scènes célèbres du film, dans un silence glaçant.
On comprend à la lecture de ces remarques préliminaires à la fois l’intrigue puccinienne simple et épurée, concentrée sur l’action, au temps compté, et d’un autre côté la lecture complexe en millefeuille qu’en fait Kornél Mundruczó cherchant à transposer l’action dans un univers qui est le sien, le cinéma, autour de personnages, Callas et Pasolini, essentiels certes, dans leur rapport au monde de l’art, mais aussi pour Pasolini notamment dans son rapport au monde de la religion et de la politique. Cependant dès le premier acte, on se heurte à l’épure puccinienne, qui résiste, si bien que la mise en scène finit par diluer l’action sans rien dire de bien net, voire de la noyer dans l’anecdote dans le style bien connu du « pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? ».
Ainsi piégé au premier acte, il se trouve les poings liés au deuxième acte où malgré ses efforts et un énorme contresens, il ne peut guère aller au-delà de ce que Puccini prévoit, et au troisième acte où il cherche désespérément à retrouver un cap et un fil qui lui permettent de se relier à son concept sans y arriver vraiment : Mario finit quand même fusillé et Tosca se jette dans le vide (même si on se demande lequel).
Bref, much ado about nothing, beaucoup de bruit pour rien, pavé de (bonnes ?) intentions, et qui se termine en un vide sidéral où un metteur en scène essaie de raconter quelque chose de « personnel » mais se heurte sans cesse à un livret qui résiste, et donc finit par se fatiguer et renoncer.
Au lieu de chercher à partir de la structure de base, il a cherché d’abord la superstructure pour étouffer la base… mais la base l’a écrasé. Tel est pris qui croyait prendre. Autant son Lohengrin, qui n’est pas un chef d’œuvre inoubliable, raconte une histoire qui fonctionne, autant cette Tosca ne raconte rien, ou plutôt en raconte tant qu’elle se perd dans les fils préparés au premier acte, qui font des nœuds tels qu’on finit par les éliminer mentalement, chaque spectateur tranchant son nœud gordien et retrouvant la Tosca de toujours. Comme il l’a lui-même reconnu dans le programme de salle, à la fin de l’acte II, il faut bien un couteau pour tuer Scarpia…
Acte I
Après la première scène muette du tournage du cortège de mariage avec les « victimes » de Salò nues et offertes, que Mario-Pasolini regarde dans un des décors du film (tourné dans diverses villas d’Émilie Romagne et au bord du Lac de Garde, à Villa Feltrinelli qui appartenait à Mussolini.
Tout le premier acte se déroule dans l’agitation du plateau de tournage, où l’action se retrouve avec peine avec des personnages noyés dans la masse (la nasse ?). Par exemple, Recondita armonia fait apparaître trois toiles blanches devant lesquelles trois modèles nus enduites de peinture rouge se collent sur les toiles faisant apparaître trois formes de sang, tandis qu’on photographie au Polaroid (Années 1970 oblige) les trois modèles…
Comme il faut bien une Madone et des fleurs, alors on fait apparaître sur le set une statue de la Vierge et une série de pots de fleurs pour insérer l’action de Tosca dans l’action de Salò, mais qui n’a pas vu le film de Pasolini ou arrive « innocent » dans la salle sans lire le programme est perdu et se demande ce qui se passe en scène. C’est carrément illisible à qui n’a pas un minimum de clefs. Mario a donc de faux airs de Pasolini et Tosca de faux airs de Callas sans en avoir le physique, ce qui renforce le côté illisible de l’ensemble. Alors que la trame du livret est d’une clarté voulue, la trame de Mundruczò est carrément de la bouillie.
Quand Scarpia arrive avec sbires et gendarmes apparaît une violence immédiate, l’oppression, la mort : soit. Une violence dirigée par un État fascisant contre les brigades rouges, mais ni Angelotti ni Mario ne peuvent être assimilés à des brigadistes, à moins que les combattants pour la liberté des années 1800 apparaissent à un Scarpia comme les brigadistes apparaissent à l’État italien des années 1970. Ce qui reste à discuter.
De plus, comme nous l’avons précisé, Mundruczò donne à Scarpia de faux airs d’Onassis, puissant, oppressif, et vaguement vulgaire, ce que Scarpia n’est pas ; c’est seulement dit le texte, un sadique coincé entre ses désirs louches et sa piété exagérée et démonstrative. Mais comme il n’y a pas d’église dans cette mise en scène, qui joue sans cesse avec les scènes du film de Pasolini, peu importe, n’est-ce pas ?
Ainsi, Mundruczò est coincé entre son désir d’une Tosca-Callas amoureuse d’un Mario-Pasolini dans leurs œuvres cinématographiques, et un livret qui lui place sans cesse en travers des peaux de bananes qui le contraignent à des détails dont on sent qu’il se serait bien passé.
Ainsi de la Chapelle de l’Attavanti, devenue une sorte de malle énorme dans laquelle se cache Angelotti (on dirait une grosse malle de magicien dans laquelle on va faire passer des épées multiples…) à qui en plus on glisse le panier de victuailles ! Le malheureux doit sans doute faire le contorsionniste dans sa malle pour finir le panier après une évasion… Si bien que le spectateur rit, que peut-il faire d’autre devant le ridicule ?
Autre détail : l’Attavanti reconnue par Tosca n’est plus le tableau, taches de sang abstraites (c’est l’art contemporain…) mais le modèle nu et reconnu sur une photo polaroid, bien plus réaliste évidemment…
Et ainsi de suite…
Quant au Te Deum final, si important dans le sens qu’il donne au « triomphe » annoncé de Scarpia, il devient une sorte de happening global hétéroclite dont on n’arrive pas à voir le sens, sinon celui d’une image finale de cinéma colorée et désordonnée, une sorte de fête à Cinecittà qui est du pur cinéma, au sens ironique de l’expression avec un assemblage de personnages comme sortis de divers films.
Alors évidemment, une bordée de huées accueille ce final, ni fait ni à faire, qui noie l’action sans rien clarifier, et qui n’est qu’une vision onanistique du metteur en scène refusant l’action du livret mais coincé jusqu’au contresens.
Certes, on a mis en scène des Tosca fascistes (Jonathan Miller), on en a tournées (E avanti a lui tremava tutta Roma de Giuseppe Fracassi en 1946 avec Anna Magnani), on a aussi travaillé sur la Diva (Honoré, à Aix et à Lyon) et Mundruczò trouve du sens à mettre tout ensemble à travers le film de Pasolini, profitant de ce que le cinéaste était lié à Callas depuis Médée, Callas qui fut et reste Tosca de référence : mais à jouer à Marabout, bout de ficelle et selle de cheval, on finit par superposer des éléments hétéroclites, qui écrasent tout sens sous un « réalisme » de bric à brac cinématographique. Et c’est un immense ratage.
Dans l’acte II, Mundruczò est malgré tout contraint de se soumettre au huis-clos voulu par le livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa. Il inscrit donc dans le décor initial du premier acte un « décor dans le décor », un salon bourgeois très privé où Scarpia est en robe de chambre servi par des Lolita… Ce n’est pas Rome oubliée depuis le début alors que Rome est un « personnage » de l’œuvre, ni le palais Farnese, mais on fait contre mauvaise fortune bon cœur.
Et cet acte qui est terrible en soi commence par des rires puisque les Lolita en question apportent une table de massage pliée, on se dit que Scarpia va se faire masser genre massage thaïlandais (on n’est plus à cela près), mais non , c’est Spoletta (qui arrive paralysé de peur ‑c’est dans le livret- à l’idée d’annoncer qu’Angelotti n’a pas été trouvé chez Mario) qui est allongé sur la table et « torturé » par les trois Lolita par un massage à percussion. Rires en salle, c’est du cinéma…
Le personnage de Scarpia est ici plutôt brute épaisse que sadique élégant et froid décrit par le livret, mais malgré tout Mundruczó est contraint de suivre le drame et donc l’acte ressemblerait plutôt à une Tosca traditionnelle, mais comme il faut à tout prix montrer qu’on existe et qu’on est au cinéma, au moment des cris de torture de Mario, on va au contresens.
Le livret est évidemment centré sur la réaction de Tosca aux cris de Mario torturé, c’est le plan de Scarpia de faire « craquer » la femme pour avoir les réponses voulues, le livret le dit clairement. Donc c’est le point de vue de Tosca que le spectateur doit épouser, d’où les cris venant de Mario, qu’on ne voit pas, et on voit seulement de temps à autre Roberti, l’exécuteur des basses œuvres. Tout est dans l’effet produit sur Tosca de ces cris.
Alors, pour montrer le piège, pour montrer qu’on est au cinéma. Mundruczó casse l’effet en faisant apparaître sous le décor du salon la salle de torture, si bien que la focale se déplace de Tosca à Mario, ce qui n’est pas l’effet voulu par Puccini et les librettistes (dont on se moque éperdument) et efface Tosca de la scène pour nous montrer dans une salle de torture- cage de verre une performance à la Marina Abramović où deux « tortionnaires » aspergent de peinture rouge (rouge-sang évidemment) un Mario suspendu à un crochet, puis l’électrocutent.
C’est du cinéma, mais l’effet sur Tosca doit fonctionner et fonctionne puisque la scène se remet d’équerre, Mario apparaît, Buonaparte è vincitor, puis Vittoria, bref un retour au livret, contraint et forcé.
Une autre idée qui aurait pu être mieux exploitée et celle d’un Vissi d’arte où Tosca sort du décor comme pour une performance personnelle, isolée par un projecteur, comme une Liza Minelli ou une Barbra Streisand. La diva sera toujours Diva…
Vissi d’arte est bien une parenthèse, comme un halo isolé où Tosca se raconte, revient sur elle, revient sur son existence faite d’art et d’amour, plus qu’une prière ou une supplique, c’est une interrogation de type « pourquoi moi ? pourquoi ai-je mérité ça ? », adressée à la Madone, au Ciel, à elle-même, mais pas vraiment à Scarpia dont il n’y a rien à attendre. Ici, cela devient une abstraction, la performance de Diva hors sol, le passage obligé, et cela perd en émotion contenue, pour devenir une démonstration…
Dernière image de l’acte, qui n’est pas la traditionnelle vision de Scarpia les bras en croix entre deux chandeliers, mais une Tosca qui s’était préparée à l’assaut de l’homme en ôtant sa robe et ses bas, se retrouvant en combinaison, qui avait même initié avec son foulard un jeu sado-maso d’étranglement pour le faire tomber mieux dans le piège et sous son couteau (pas une si mauvaise idée d’ailleurs) et qui se retrouve au milieu de toutes les Lolita visiblement déflorées que Scarpia avait déjà usées et consommées violemment puisqu’il le chante d’emblée, la violence sur la femme qui résiste fait tout son plaisir. Scarpia-Onassis ou Scarpia-Harvey Weinstein ?
Dans l’acte III, l’aube sur la campagne romaine tombe à plat et le chant du pasteur (merveilleux soliste du Tölzer Knabenchor) se déroule comme un fond sonore d’ambiance, une ambiance dans le même décor de salon devenu cette fois prison alors que ce chant, en romanesco, dialecte de Rome, est totalement enraciné dans cette romanité intrinsèque de l’œuvre, complètement ignorée à Munich.
Et puis arrive un prêtre, au fond, et le geôlier demande à Mario s’il en désire l’assistance, ce qu’en bon « voltairien » (comme le définissait le sacristain au premier acte) il refuse. Mais geôlier et sbires s’agenouillent ostensiblement devant le prêtre pour se faire pardonner (?) ou montrer la « vraie » foi des vrais assassins. Utile ? pas vraiment, mais il faut bien remplir les vides des idées quand le livret suffit…
Comme c’est du cinéma, Mario prépare E lucevan le stelle en installant des projecteurs de films qui projettent sur les murs tous les films de Pier Paolo Pasolini, de Mamma Roma (1962) avec Anna Magnani à Médée (1969) avec Maria Callas. Salò (1975) étant son dernier film puisque peu après il mourra assassiné, autant réunir film et (presque) réalité… Mundruczó joue sur le double sens de stelle (les étoiles comme les stars au sens hollywoodien du terme) et apparaissent toutes les héroïnes de ses films. Là encore, l’idée en soi a vraiment du sens dans son concept, mais distrait totalement de l’air et de sa signification.
Puis, le duo avec Tosca-Callas se déroule avec la vision un peu triviale de Tosca arrivant avec ses valises, avec une vision de Lac de Garde en arrière-plan : « Rome n’est plus dans Rome elle est toute où je suis » comme dit Sertorius dans la tragédie de Corneille.
La scène avec Tosca, faite d’espoir, de désir et de chair (un moment très fort du livret) se déroule comme il se doit, et Mario est conduit au supplice avec, comme au deuxième acte, réapparition des dessous de la salle blanche des tortures, comme si de nouveau c’était du cinéma (« simulato »).
Mais ce n’est plus du cinéma, et le sang pisse en veux-tu en voilà. Dans ce qui est en réalité un assassinat.
Tosca découvre la réalité, et comme il se doit, monte au-dessus de la salle de mort et se jette dans un vide inconnu, sans château Saint Ange. Mais l’honneur est sauf, Tosca s’est jetée dans le vide… le spectateur en a eu pour son argent.
Cette production riche de détails et de concept est hélas passée, comme on dit, à côté de la plaque, parce qu’elle essaie à toutes forces de faire rentrer un concept ou une idée dans un cadre qui s’y refuse, qui résiste, et qui contraint le metteur en scène à faire du remplissage pour affirmer son existence dans une sorte de désespérance de l’artiste en mal de création et qui remue désespérément dans les sables mouvants, en s’enfonçant de plus en plus.
Après un premier acte illisible sans des clefs de lecture que seuls des spectateurs cinéphiles peuvent posséder et qui apparaît donc totalement hors de propos à un œil profane, la force du livret fait que bon an mal an, le metteur en scène doit composer ensuite de manière plus serrée et ne se concéder que de petites échappatoires, d’où des réactions moins vives du public de la première au rideau final. Il reste que cette production est triplement erronée :
- Il faut être toujours prudent avec les standards du répertoire. Ce sont des standards, certes, mais il y aura bien une raison, qui tiennent à la musique d’une part, et à la qualité du livret d’autre part. Ici il y a une très grande pièce de théâtre de Victorien Sardou à l’origine, très détaillée, qui a cadré le livret de Giacosa et Illica qui en ont fait une épure. Que le metteur en scène tienne un concept, c’est évidemment sa liberté, mais qu’il n’ait pas la modestie de réaliser que son concept ne tient pas, c’est une faute : fascisme+diva+artiste ne fait pas une Tosca, d’abord parce qu’il y manque Rome, élément essentiel du drame, ensuite parce que faire de Cavaradossi un cinéaste détermine un système collectif qui n’a rien à voir au premier acte notamment avec le système singulier et individuel d’un peintre et ce faisant change totalement la physionomie de l’acte et donc de l’œuvre.
- L’art de la mise en scène, chez tous les grands metteurs en scène est de partir du livret et du texte, pour le traduire en vision, non le diluer en survision, en superstructure, comme un comprimé blanc et pur qu’on plonge dans l’eau et qui se dilue en effervescence ou comme pour dire : moi, je vais vous dire ce que j’y vois, sans prendre en compte ce qui est. Il y a dans cette production un contresens tragique qui donne des arguments à tous les esprits rassis qui pestent contre la mise en scène à l’opéra.
- En fait, l’erreur de Kornél Mundruczó a été de se tromper de support ; en cinéaste, il a créé un magnifique scénario de film sur Pasolini et Callas qui aurait pu s’appuyer sur Tosca, et là, l’allusion à l’opéra de Puccini prenait tout son sens, y compris un Onassis-Scarpia, mais croire que l’inverse était possible a été fatal. Ce qui peut fonctionner au cinéma ne fonctionne pas forcément à l’opéra, et souvent les cinéastes qui travaillent à l’opéra tombent dans le piège tendu. Comme quoi l’Enfer est pavé de bonnes intentions. Voilà un travail signé d’un artiste estimable, que je respecte énormément, mais qui s’est trompé de combat jusqu’au contresens.
Les aspects musicaux
Même si le public a accueilli chef et chanteurs de manière plutôt favorable, la réalisation musicale ne laisse pas d’être là encore, problématique.
A Munich, Puccini a été notamment défendu par Carlos Kleiber, Zubin Mehta, Kirill Petrenko… Excusez du peu. Le confier à un chef comme Andrea Battistoni pouvait avoir du sens, si ce chef qui fut prometteur avait comme on dit tenu la promesse des fleurs, ce qui n’est pas tout à fait le cas.
Être à la tête d’une production aussi importante, avec en plus une prise de rôle d’Eleonora Buratto suppose une responsabilité forte, une assurance qui va au-delà du démonstratif. Or, Andrea Battistoni dirige en donnant sans cesse l’impression qu’il a quelque chose à prouver, et donc faisant plus attention à lui-même et à ses effets de manche qu’à la partition elle-même, atteint en quelque sorte du même « Hybris » que le metteur en scène. Si bien que tout à ses effets, il ignore les chanteurs dans leurs difficultés spécifiques. Il faut un artiste consommé comme Ludovic Tézier qui n’a plus rien à prouver pour surnager et vraiment passer la rampe.
D’abord, il dirige souvent inutilement fort, privilégiant la mélodie et les effets faciles à la précision de l’écriture puccinienne, sauf à de rares moments, ne profitant jamais de la qualité de l’orchestre qu’il a à disposition, ni par la recherche de couleur, ni par le souci d’équilibre, ni par les jeux sur les volumes, c’est à la fois fort et plat, et c’est presque un paradoxe.
Il en résulte un manque de profondeur de la lecture, on s’en tient aux lignes superficielles en confondant drame et volume.
Le paradoxe signalé plus haut se lit notamment dans l’accompagnement de certains moments clefs, où l’orchestre doit accompagner et soutenir la voix et non l’inverse, par exemple dans deux moments où le chant de Scarpia est mis en avant.
Dans le crescendo de l’acte I où Scarpia évoque son futur triomphe, l’orchestre doit accompagner et soutenir la voix, respectant les respirations et les différentes étapes du monologue, fortement scandé en différents moments mais l’orchestre n’a pas ici de de présence réelle, reste désespérément inexpressif, sans profondeur, sans aucune scansion (notamment les percussions et les cloches, presque obsessionnelles et sinistres qu’on entend ici en arrière-plan et de manière mollassonne), sans aucune limpidité de l’orchestre, sans ligne, laissant la voix seule alors qu’elle doit être fortement soutenue.
Même remarque dans l’acte II dans l’air initial de Scarpia, sorte de credo à la Iago, Ha più forte sapore la conquista violenta (la conquête violente a une saveur plus marquée), où l’orchestre joue et sonne, mais sans scansion, sans respirations, sans discours qui accompagnerait le chanteur, abandonné à lui-même avec le texte, alors que c’est un subtil tressage parole et musique qui fait l’effet terrible de cet air. Quand on n’entend pas les différents niveaux, quand certains pupitres (les bois par exemple) sont noyés, plus rien n’a de relief et tout semble une sorte d’universelle bouillie sonore, dont émerge une mélodie, mais jamais un vrai discours, jamais un vrai drame, jamais une véritable « mise en son ». C’est un travail superficiel, de répertoire au sens ordinaire du terme, sans travail sur les détails, engloutis dans les seuls effets, et donc sans portée ni signification. Il n’y a pas de théâtre dans cette direction musicale, laissé aux chanteurs quand ils le peuvent et comme ils le peuvent, dans la mise en scène que l’on sait. Il n’y a qu’un effet de montagnes russes, entre fortissimi et moments où toute tension est perdue, entre fortissimi et mollissimi.
Enfin, dernière remarque, laissant les chanteurs à leur destin, il ne les aide pas, Castronovo incapable de tenir recondita armonia avec la juste émission et la juste pose de voix est couvert par l’orchestre souvent au lieu d’être mis en valeur, Buratto qui a de grandes, d’immenses qualités valorise trop l’aigu et le suraigu sans que le chef l’aide à assurer des équilibres alors que pour une prise de rôle, le rôle du chef devrait être de créer les conditions d’une ligne homogène entre les différents registres, et Scarpia fait le job seul, comme on l’a vu plus haut.
En somme, une direction sans intérêt ni relief dramatique ou théâtral, souvent lente comme si la lenteur valait profondeur, à moins que l’on considère que le bruit et le volume n’en fassent office. Où est Puccini là-dedans, où sont les détails de la partition, où sont les rôles dramatiques de chaque pupitre, et notamment de la petite harmonie, emportée corps et biens… ? On en sort grandement frustré, voire agacé, peut-être encore plus que de la mise en scène, qui a au moins, un concept et une ligne, même erronée.
Les voix
C’est tout de même la partie vocale qui s’en sort avec les honneurs dans l’ensemble, et qui globalement mérite le bon accueil du public, à commencer par le chœur, impressionnant et puissant dans le Te Deum, et le chœur d’enfants parfaitement en phase et en ton, sans parler du jeune soliste du Tölzer Knabenchor en pasteur au troisième acte, proprement incroyable de justesse et de poésie.
La plupart des comprimari essentiellement attribués à la troupe, tiennent parfaitement la route eux aussi, à commencer par le sacristain souvent vu comme un personnage semi-bouffe et qui, ici chanté par Martin Snell ne manque ni de tenue, ni d’émotion, c’est suffisamment rare pour être signalé. Milan Siljanov en Angelotti est solide comme toujours et « fait le job » dans un rôle un peu ingrat, encore plus ici dans les conditions de la mise en scène, de même Tansel Akzeybek en Spoletta, avec cette voix claire qui est toujours bien projetée et porte, ainsi quela voix chaude du jeune Paweł Horodyski membre du studio, en geôlier.
Mais Tosca, c’est essentiellement trois protagonistes. Nous l’avons souligné, c’est un livret assez épuré, qui impose trois personnages au nécessaire relief.
Scarpia est Ludovic Tézier.
La star des barytons affiche une voix insolente, un phrasé impeccable, une projection qui lui permet sans difficulté de dominer les flux orchestraux débordants, dans une mise en scène qui impose un personnage qui n’est pas forcément le personnage voulu par Puccini, peut-être plus duplice, plus élégant aussi et donc d’autant plus sadique. Ici, la mise en scène l’a voulu ouvertement prédateur sans limites, à la limite du maniaque sexuel, violent et au total assez vulgaire dans son allure d’Onassis des faubourgs. Tézier est formidable de présence, de violence, mais aussi de maîtrise des volumes et d’un style de chant imposé par le contexte de la mise en scène qui sait dominer le parlar cantando quand il faut, qui a un sens de la respiration et du drame, avec un sens du mot et de la couleur qu’on ne trouve pas dans la fosse, qui en fait sans conteste la tête d’affiche de la soirée qui triomphe totalement au final.
Charles Castronovo en Mario affiche des qualités éminentes dans la recherche de modulations vocales, travaillant sur les mezzevoci, articulant au mieux le texte toujours clair, on sent le travail et le soin apporté à un rôle qui n’est pas du tout fait pour lui, tant il peine au niveau du volume (et le chef y semble totalement indifférent qui va son chemin gesticulatoire et fortissimo) et surtout d’une émission qui n’a notamment dans recondita armonia ni l’éclat ni la luminosité voulus. Il n’a pas le timbre solaire d’un Meli qui peut maîtriser bel canto, jeune Verdi et Puccini. Sa voix convient mieux au jeune Verdi (il était excellent dans Masnadieri) mais ici il n’arrive pas à colorer de la juste manière, et surtout peine à imposer sa présence vocale, quand on lui demande aussi scéniquement d’être un Pasolini un peu caricatural. Si bien qu’il n’est ni Mario, ni Pier Paolo, il est dans un entre deux vocalement mal à l’aise et scéniquement au total indifférent. Castronovo est un ténor correct, sérieux, mais il ne peut être le ténor à tout faire, on le constate dans cette production où il est à la peine.
Enfin, Eleonora Buratto était Floria Tosca et c’était une prise de rôle ; on imagine l’importance d’un tel moment pour une chanteuse qui s’affirme comme l’une des voix de référence en Italie aujourd’hui. On peut aussi s’imaginer la difficulté pour elle de se glisser dans la Tosca voulue par la mise en scène, clairement référencée à Callas dont elle n’a ni le profil ni évidemment le style vocal. D’emblée, il faut noter ses qualités qui sont éminentes, une diction claire où chaque mot est compris, une voix aux lignes puissantes, qui s’est résolument dirigée vers les rôles de lirico spinto, alors qu’elle était un lyrique de rêve et sans doute une mozartienne d’exception. La voix a donc été cultivée dans ce sens, avec un aigu triomphant. Mais on aime entendre dans ce type de voix une globalité de ligne et non une démonstration de volume et d’assurance à l’aigu, on aime une aisance qui laisse entendre non des limites, mais des réserves de voix.
Tout le rôle est à mûrir, parce qu’un tel personnage se cultive de l’intérieur : la mise en scène trop systématique et extérieure au rôle réel l’en empêche : on ne peut être et Tosca et Callas tout en une, l’une doit répondre à une allure et des gestes, l’autre à une intériorité, un phrasé qui doit dégager une émotion immédiate par le jeu des volumes, par la couleur, par la ligne, l’usage des mezzevoci, la conduite et la montée à l’aigu.
Et tout cela est bien vert encore. D’abord, on ne sent pas de travail réel avec le chef, qui laisse faire, comme les autres, et qui n’aide pas à s’approprier la partie. Ensuite, on la sent toute concentrée sur la volonté de montrer qu’elle peut le faire, se concentrant notamment sur des aigus triomphants il est vrai, mais avec des problèmes d’homogénéité, de ligne, de discours, de couleur. Le texte est dit, très clairement. Est-il pour autant chanté avec la charge émotionnelle voulue, avec le poids du personnage ? Évidemment pas, ou pas encore. On sait que le rôle devait être assuré par Anja Harteros, Tosca historique et éprouvée qui par son charisme pouvait en assumer le profil. Il eût mieux valu le confier à une autre chanteuse plus familière du rôle car on sent ici qu’Eleonora Buratto est une belle chanteuse, mais pas une Tosca, en tout cas pas encore. Elle est trop neuve, trop soucieuse de bien chanter et de donner une belle performance : elle n’est jamais une incarnation, et c’est tellement visible dans Vissi d’arte où la mise en scène la met à nu, et où on la sent sans défense, sans arguments sinon faire très bien son air d’abord, mais être Tosca, pas encore.
Certes, au rideau final, elle obtient un triomphe, et c’est tant mieux pour elle parce qu’elle a tant de qualités, mais Tosca est UN RÔLE, plus que Traviata, plus qu’Aida, plus que Mimi. S’il n'y a pas d’immédiate incarnation, dès l’entrée en scène, il retombe tel un soufflé. Et donc Eleonora Buratto n’est pas encore dedans : il lui faudra un chef qui la soutienne et un metteur en scène qui travaille sur elle, sur sa propre personnalité et ne lui mette pas un simple postiche. A suivre donc…
Hélas, hélas, hélas, il y a loin de la coupe aux lèvres et Puccini a piégé ici chef et metteur en scène, mais il les a piégés de manière surprenante presque par ignorance. De ce qu’il est vraiment parce qu’on l’a pris à la légère, comme si on pouvait faire un peu ce qu’on voulait avec cette partition et ces personnages, mais aussi avec ce cadre et cette ambiance vus revus et rebattus. Puccini s’est rebiffé, en grand compositeur, en grand metteur en théâtre. D’une certaine manière, c’est bien fait pour eux, mais bien malheureux pour la Bayerische Staatsoper.
[1] Marengo se trouve a mi-chemin entre Milan et Gênes, près de la ville de Tortona.
[2] Briotti et Dufaux, La Callas et Pasolini, un amour impossible, Dupuis, Oct.2023
Pour compléter votre lecture :
Tosca à la Bayerische Staatsoper 2016
Tosca à la Bayerische Staatsoper 2014
Et voir les liens ci-dessous.
Il y a trente ans on disait que le chant wagnerien était en crise. Le chant italien post rossini l est tout autant de nos jours. La musique comme toute activité intellectuelle ou économique à des cycles. Pour Puccini comme Verdi c est le creux de la vague… il y a encore des chefs d'orchestre mais les chanteurs..
Beaucoup de metteurs en scène trouvent les livrets de puccini inconsistants, donc surchargent …