Lors du « thé chez les fous », alors qu’Alice soutient que « Je dis ce que je pense » est strictement équivalent à « Je pense ce que je dis », le Chapelier lui rétorque qu’il est impossible d’affirmer, suivant ce modèle que « Je vois ce que je mange » équivaut à « Je mange ce que je vois ». Nous laisserons aux logiciens le soin de débattre de la validité de ces propositions, pour affirmer que l’équivalence semble en tout cas avoir fonctionné pour Picasso. L’exposition « Picasso iconophage » montre en effet que l’artiste a toujours su se nourrir d’une foule de références visuelles antérieures ou contemporaines, consommant l’art des autres pour mieux alimenter le sien. Guidé par une passion dévorante pour les images, qu’il regardait et admirait, Picasso les avalait, les digérait, les régurgitait parfois. Sans aucunement viser à l’exhaustivité – un relevé complet de toutes les sources iconographiques possibles dans l’œuvre de l’artiste occuperait plusieurs volumes et remplirait un espace bien plus grand que le premier étage de l’Hôtel Salé, dévolu aux expositions temporaires – le Musée Picasso s’appuie avant tout sur ses collections pour proposer une exploration suggestive de ce sujet proliférant.
Passé une introduction qui présente la toile baptisée Etudes par Christian Zervos, juxtaposition sur un même support d’études de main, d’un monumental profil féminin, d’un couple de danseurs et de natures mortes cubistes (voir l’affiche de l’exposition), rapprochée d’esquisses indépendantes qui rappellent celles d’Etudes et qui montrent que les sources d’inspiration de Picasso étaient extrêmement diverses – Renoir ou la statuaire grecque pour le couple et les femmes colossales du début des années 1920, par exemple – , la présentation se divise en cinq espaces, ou plus précisément quatre salles correspondant à une figure, à un personnage récurrent : « Héros », « Minotaure », « Voyeur » et « Mousquetaire », articulées de part et d’autre d’une pièce nommée « Atelier ». Cette dernière, bien qu’elle n’inclue qu’une seule œuvre de Picasso (les soixante-six plaques de cuivre réunies en 1968 autour du thème de La Célestine), permet une plongée fascinante dans la mémoire visuelle de l’artiste, puisqu’elle réunit dans des vitrines une sélection parmi l’immense collection de documents iconographiques amassée par le Catalan tout au long de sa vie. On est frappé par la diversité des objets ici rassemblés : cartes postales achetés dans les musées, bien sûr, en noir et blanc ou en couleurs (avec même la Déposition du Tintoret, conservée à l’Accademia, dans ces deux catégories), magazines d’art copieusement illustrés, comme , Le Musée Vivant, publication de l’Association Populaire des Amis des Musées, mais aussi bien d’autres sources plus inattendues : manuel de conseils pour photographes amateurs, journaux satiriques et bandes dessinées, revues de tauromachie, L’Almanach du Nu pour l’année 1910 et vignettes pornographiques, etc.
« Héros » évoque la relation de Picasso avec la peinture d’histoire, genre honoré par les anciens que ce moderne par excellence parvint à subvertir pour l’adapter à ses besoins. Même lorsqu’il intitule L’Enlèvement des Sabines (d’après Poussin) sa toile de 1962 – cette œuvre appartenant au Centre Pompidou est ici rapprochée de la grande toile de Poussin conservée au Louvre – Picasso ne « copie » en aucun cas (on peut ici se rappeler la magistrale exposition « Copier/Créer » présentée au Louvre en 1993) mais il s’approprie et réinvente, mélangeant Poussin avec un autre célèbre Enlèvement des Sabines, celui de David, et il n’est pas interdit de penser qu’il avait également en tête d’autres chefs‑d’œuvre de l’art occidental, comme L’Enlèvement des filles de Leucippe de Rubens. De David également, lorsqu’il reprend Marat assassiné, il phagocyte l’œuvre de départ pour mieux nourrir sa création et refléter ses obsessions du moment : La Femme au stylet, huile sur toile réalisée en 1931, lui permet d’introduire une Charlotte Corday terrifiante et brandissant un poignard, la meurtrière prenant toute la place et dominant sa victime de son immense corps décomposé ; l’image de la femme revient en 1934 dans Le Meurtre ou, la référence devenant enfin explicite, dans La Mort de Marat, où c’est une Olga déchaînée qui assassine Marie-Thérèse. Autre exemple de peinture d’histoire, Massacre en Corée est visiblement nourri du Tres de Mayo de Goya autant que de L’Exécution de Maximilien par Manet.
« Minotaure » ajoute à cette créature mythique, très employée par Picasso dans les années 1930, un certain nombre de déclinaisons de la tauromachie, et remonte même jusqu’à Parade (1917) et à son cheval incarné par deux danseurs. Vases grecs, fresques antiques, gravures de Goya, affiches de corrida, Picasso digère toutes ces influences pour montrer ses taureaux conquérants ou terrassés.
« Voyeur » évoque deux séries produites par Picasso dans les années 1960 : le Déjeuner sur l’herbe et Les Ménines (le musée Picasso de Barcelone, qui détient l’intégralité de ces variations, en a prêté un bel exemple), mais s’appuie sur le Vélasquez pour élargir le thème au sujet bien plus vaste de la présence de l’artiste dans l’œuvre, souvent dans le rôle de Voyeur (c’est-à-dire de Mangeur, sans doute, ou du moins de Consommateur). Dans les gravures de 1971 inspirées par les scènes de maison close de Degas, le peintre des danseuses devient le client rendant visite aux filles – coïncidence amusante, dans La Fête de la patronne, pastel sur monotype que possédait Picasso, Degas pratiquait lui-même l’iconophagie, puisque la position des deux filles nues sur la droite évoque selon Vollard un « bas-relief égyptien ». Et Degas n’est pas le seul à avoir été mis dans cette posture, Picasso ayant aussi beaucoup joué avec la figure de Rembrandt.
La trogne du maître hollandais, ses chapeaux et sa chevelure, on les retrouve dans la dernière salle, « Mousquetaire », thématique qui occupa les ultimes années de la vie de Picasso. Figure chevaleresque mais aussi un peu ridicule, comme Don Quichotte, le mousquetaire picassien, qu’il soit peint à l’huile ou gravé à l’eau forte, porte la fraise comme les hommes sur les portraits de Greco, le chapeau comme les héros de films de cape et d’épée des années 1960, souvent la barbe et la moustache comme les hippies des années 1970. Le parcours se referme sur un superbe Arlequin également lui aussi prêté par le Centre Pompidou, toile de 1923 chargée de résumer tout ce que Picasso devait à la tradition dont il était nourri en même temps que toute l’inventivité dont il était capable.
Catalogue relié, 170 x 220 mm, 448 pages, 250 illustrations. Coédition Musée national Picasso-Paris / GrandPalaisRmn, 49,90 €