Outre La Clemenza di Tito, il fallait que les deux soirées qui restaient proposassent des moments alléchants capables d’attirer un public nombreux, c’était le 20 avril pour la conclusion du festival le gala dédié aux 50 ans de Placido Domingo à Salzbourg, et ce fut le 18 la « Folle journée », airs de Mozart-Da Ponte en forme de pasticcio.
Cecilia Bartoli, dans la bonne tradition de ce type de soirée, qu’elle adore, voulait une manière de mise en scène, ne mobilisant évidemment pas trop de moyens, tout en restant spectaculaire.
David Livermore a un immense avantage, celui, de permettre des images d’un réalisme saisissant grâce à un mur de Leds (Giò Forma et D‑Wok) avec les costumes hétéroclites de Giovanna Fracasso et les lumières de Fiammetta Baldisseri, d’en mettre « plein la vue », sans mobiliser trop de mouvements scéniques.
L’idée générale est simple, celui d ‘un hall d’aéroport, le Lorenzo da Ponte Airport, à une porte d’embarquement (sièges d’attente et petit ameublement) de la compagnie aérienne WAM, vous l’aurez compris Wolfgang Amadé(deus) Mozart, usant du vieux logo des années 1960 ou 1960 de la compagnie aérienne disparue (en 2001) TWA.
Et pour chaque air, on embarque pour Séville (Don Giovanni) ou pour Naples (Cosi fan tutte) avec mouvements divers, et on y chante les adieux, les rencontres et les ruptures. Seul le début est un peu articulé puisque la soirée ouvre sur une fulgurante ouverture de Nozze di Figaro dirigée par Gianluca Capuano à la tête de ses Musiciens du prince-Monaco et s’enchaine par la première scène de l’opéra, avec la prise de mesures d’un plan de meuble très IKEA compatible.
Tout le monde rit, l’idée est sympa… et pour le reste quelques gags amusants et d’autres moins sur lesquels il n’est pas très utile de s’étendre parce qu’ils ne correspondre à aucune construction, mais juste un petit plus inutile par ci par là.
Ce qui intéresse, au-delà de l’aéroport et de ses avions qui quelquefois volent ou explosent dans un mur de flammes (il y a aussi des crises chez Mozart), c’est la succession d’airs et de duos qui sont un exemple de « bel canto » mozartien. D’abord un vrai travail sur les récitatifs quand ils sont mis en scène, avec les accents, le mouvement, la justesse de ton, le jeu de l’orchestre aussi. A ce jeu, le dialogue initial Mattia Olivieri (remplaçant Ildebrando d’Arcangelo, malade), dans Figaro avec la Susanna de Cecilia Bartoli est incroyable de vivacité, de couleur, avant même de juger du chant.
Mattia Olivieri, qui va chanter après les premiers échanges avec Susanna le fameux Se vuol ballare, puis reprendre dans la soirée les airs de Don Giovanni, le duo La ci darem la mano, et l’air dit du champagne Fin ch’han dal vino puis participer aux ensembles (final du deuxième acte de Nozze di Figaro), a été précipité à Salzbourg entre deux Malatesta de Don Pasquale à la Scala de Milan et il est apparu un peu en deçà de ses possibilités dans Figaro alors qu’il a repris nettement du poil de la bête dans Don Giovanni, phrasé impeccable, diction modèle, couleur, expressivité, sans jamais forcer sur la voix, avec un beau timbre velouté et sonore, jamais couvert et fortement soutenu par un orchestre, on le verra, totalement exceptionnel.
Cecilia Bartoli est de son côté, Susanna, puis Zerlina, puis Despina, avec à chaque fois une prise nouvelle sur le rôle et la couleur. Elle chante là des rôles qui ne sont plus dans son répertoire, et pourtant à chaque moment, elle est directement et d’emblée le personnage avec sa délicatesse, son expressivité et sa couleur. Susanna et Zerlina, sont deux voix différentes, et elle est différente, pliant sa voix comme un outil complètement plastique aux nécessités musicales et expressives, ne forçant jamais, avec une science de la projection et de la pose de voix exemplaire. A chaque fois, on y croit parce qu’elle est immédiatement et l’espace de quelque minutes une véritable incarnation, avec délicatesse, sans histrionisme. On entend notamment de gros extraits de Cosi’ fan tutte et de Nozze di Figaro et dans l’ensemble Eccovi il medico, elle est une Despina désopilante, déguisée pour les besoins de la cause en pourvoyeuse de joint, qui chante impeccablement une caricature éblouissante qui met la salle en joie, juste en nasalisant sa voix sans jamais une faute de ton ni de style.
Mais le sommet (en dehors des ensembles où elle a été aussi l’espace d’un instant une Fiordiligi éthérée) est l’interprétation de l’Air de concert Ch’io mi scordi di te, retravaillé à partir de l’air d’Idamante d’Idomeneo (texte de Giambattista Varesco) prévu pour castrat et retravaillé en air de concert pour soprano qui date de 1786 (année de Nozze di Figaro), qu’on a attribué aussi à Da Ponte, qui en a peut-être écrit le récitatif.
Cet air, un moment suspendu où Bartoli apparaît en diva de récital, accompagné au pianoforte par Daniil Trifonov est l’un des sommets de la soirée, à la fois par la délicatesse poétique du toucher du pianiste, complètement ailleurs, suspendu, éthéré, céleste, avec ce son si particulier et de la manière dont Bartoli entre dans le texte et la situation pour proposer en un instant tout un univers mélancolique, délicat, un univers intérieur dont la profondeur semble insondable, effleurant chaque mot, donnant à chaque moment un accent, dans une incroyable osmose avec le pianiste. Sans nul doute pour moi l’un des plus beaux moments mozartiens jamais vécus…
Si Cecilia Bartoli en « chef de troupe » montre les incroyables facettes de ce talent polymorphe qu’on lui connaît, si Mattia Olivieri malgré son arrivée « in medias res » s’affirme aussi comme une des voix mozartiennes qui comptent, d’autres interventions ont émaillé la soirée, à commencer par celle de Lea Desandre.
Lea Desandre en effet, dans Cherubino (Non so più cosa son, cosa faccio), puis Despina (Una donna a quindici anni) arrive elle aussi dans chacun des extraits à immédiatement tracer un univers, stimuler l’imaginaire. La voix est magnifiquement posée, particulièrement claire, et l’artiste est douée d’une musicalité qui émeut (dans Cherubino, notamment), elle « est » un personnage avant de le chanter et le fait est assez rare pour le signaler, sans compter l’impeccable diction, le poids de chaque mot, qui donnent à ces moments la couleur de l’exception.
La couleur de l’exception, nous l’avons connue avec Alessandro Corbelli, le vétéran du plateau qui à presque 72 ans a donné une leçon de chant dans l’air du catalogue de Leporello de Don Giovanni, Madamina. D’abord la voix est forte, posée, projetée, sans aucun problème de volume, ensuite, il est accompagné d’un manière si expressive par l’orchestre en fosse qu’on croirait un « unicum », voix et musique, enfin il affiche une science du mot, un souci de l’expression juste à chaque moment, différenciant les différents moments de l’air, du début avec les pays et les nombres de conquêtes affichés sur le tableau d’affichage aéroportuaire, primesautier, léger, superficiel et descriptif tout en étant vaguement cruel, puis changeant complètement la couleur du chant dans la deuxième partie de l’air quand il aborde les préférences de son maître avec à chaque exemple une couleur et un ton et ce sommet quand il décrit
ma passion predominante
è la giovin principiante.
Il y a fort longtemps que je n’avais pas entendu chanter ainsi cet air, qui confirme la perte d’un style et d’une manière de chanter Mozart aujourd’hui que je ne cesse d’évoquer : combien d’airs du catalogue passepartout, chantés et presque guignolisés, alors qu’ici, c’est toute la rouerie et l’intelligence du personnage qui apparaît. C’est le second sommet de la soirée, un Leporello référentiel par un des plus grands chanteurs des trente dernières années à la carrière solide, mais jamais vraiment reconnue à sa juste valeur. Un authentique moment d’exception.
Corbelli est aussi ici Don Alfonso avec ses qualités évidentes de débit syllabique, de vivacité de la parole, de justesse vocale et de présence immédiate. Un véritable maestro
Daniel Behle a chanté à la fois Ottavio (Il moi tesoro intanto), un Ottavio énergique, au timbre moins suave mais avec une exactitude dans chaque inflexion et un soin dans le phrasé qui stupéfient. C’est cependant dans Un aura amorosa de Cosi fan tutte qu’il apparaît incroyrablement lyrique et qu’il réussit à faire de l’air de Mozart une sorte de Lied délicat, très intérieur, laissant immédiatement percevoir le personnage. Un très beau moment.
Quant à Melissa Petit, on lui a confié ce petit cadeau empoisonné qu’est Porgi amor, air d’entrée de la comtesse de Nozze di Figaro dont elle se sort avec les honneurs, laissant percevoir non seulement la mélancolie, mais aussi la douce amertume, bien soutenue par un orchestre au son particulièrement délicat et raffiné. On l’a constaté dans La Clemenza di Tito, Melissa Petit chaque année gagne en maturité
Jamais Cecilia Bartoli n’oublie d’associer Rolando Villazon dans les soirées de ce type, et le voilà dans l’air de Basilio de Nozze di Figaro, souvent coupé à la scène, où il supplée à une voix qui n’est plus ce qu’elle fut par une expressivité et une indéniable présence, qui lui vaut toujours ici la sympathie du public accentuée par les gags dont il ne cesse d’être le sujet au long de la soirée.
Enfin, Anna Tetruashvili et Ruben Drole assurent des parties limitées dans des ensembles ou des duos : elle est une Dorabella à la voix qui mérite d’être mieux entendue très sentie et très présente, et luI Guglielmo dans les extraits de Cosi’ fan tutte tandis qu’il est Masetto auprès de la Zerlina de Cecilia Bartoli dans Giovinette che fatte l’amore. Le timbre de baryton est séduisant, le volume assez marqué, le style manque un peu d’élégance, mais l’ensemble passe.
Last but not least, le chœur Il Canto di Orfeo et le Bachchor Salzburg se font entendre dans deux extraits de la cantate Davide penitente, créée en 1785 (la période de collaboration de Da Ponte et Mozart commence à peu près à ce moment) cantiamo le glorie e le lodi et surtout un lacérant et bouleversant se vuoi puniscimi. D’une part le texte en a longtemps été attribué à Lorenzo da Ponte et d’autre part, l’essentiel de la musique en est prise à la Messe en ut mineur que Les Musiciens du Prince et les deux chœurs interprèteront le lendemain. Deux raisons de trouver ces extraits chantés dans la soirée, d’autant plus qu’ils constituent là encore un moment d’exception, interprété sublimement par l’ensemble du chœur, et deux solistes qui en sont issus, Laura Andreini et Pier Marco Viñas en deux moments qui rompent de manière bienvenue avec l’agitation ambiante.
La soirée se clôt par un discours de David Livermore qui conseille de voir les difficultés de la vie avec légèreté et par la montée dans un ballon de Mattia Olivieri en Lederhose et Cecilia Bartoli en Dirndl…
Sans doute sans l’orchestre Les Musiciens du Prince-Monaco et Gianluca Capuano, la soirée n’eût-elle pas virevolté musicalement avec cette justesse et surtout ce raffinement. Capuano donne toujours du sens au rôle de l’orchestre, qui dialogue avec les voix, et qui valorise le texte, le commente et lui donne aussi une respiration autre notamment en jouant sur la présence du pianoforte, sorte de regard interne et externe qui donne une couleur très originale sans doute correspondant aussi aux modes de l’époque et à la manière dont Mozart dirigeait et accompagnait. L’énergie inhérente au rythme qu’il impose est toujours alliée – on l’a constaté aussi dans La Clemenza di Tito à une épaisseur de la pâte sonore qu’on n’entend pas toujours dans les formations d’instruments anciens. C’est cette alliance d’un son charnu et d’un rythme très soutenu, d’un tempo vif (l’ouverture de Nozze di Figaro est totalement étourdissante et justifie à elle seule l’appellation « folle journée ») et l’incroyable précision jamais prise en défaut, qui donne à l’ensemble cette singularité et cette personnalité. Il y a comme une troupe fosse-scène, dont la sensibilité, mais aussi l’ironie et le sens de l’humour vont bien au-delà des sketches et pitreries de la « mise en scène ». La folle journée, ce soir, est d’abord une folle musique pour notre plaisir fou.