La production :
Nous avons souvent exprimé dans ces colonnes nos réserves sur le travail de Davide Livermore et le lecteur sait parfaitement qu’il ne compte pas parmi nos metteurs en scène de prédilection. Mais son approche de Giulio Cesare in Egitto ne fait pas partie des plus échevelées de ses productions, même si on y retrouve vidéo, ciels brouillés, avions en piqué et autres transpositions dont il est familier.
La question de Giulio Cesare in Egitto est dramaturgiquement assez complexe parce que c’est un ouvrage que la propagande romaine n’eût pas renié, tant il présente d’un côté les vertus romaines à la Tite Live, et de l’autre les dérives égyptiennes, perdues dans les complots, les trahisons, les lâches assassinats, sans références morales ni vraies « valeurs ». En soi, le livret ne fait qu’illustrer la tradition enracinée qui faisait de Rome la mère de tous les pouvoirs et de toutes les vertus, que notre culture cherchait (désespérément ?) à imiter, notamment depuis la Renaissance.
Tout commence en effet par la mort de Pompée, comme on le sait assassiné par les égyptiens pour plaire à César, ce qui ne fait que susciter sa colère réelle ou feinte. L’assassinat de Pompée, même s’il sert les intérêts de César, est une attaque à l’une des gloires de Rome et César ne peut l’accepter au moins officiellement comme une aubaine.
Il reste que César reste seul et que désormais il peut agir sans crainte, à condition de disposer sur la place d’appuis parce que son corps expéditionnaire reste assez réduit.
Voilà pour l’histoire.
Pour le librettiste de Haendel, il s’agit de montrer comment l’arrivée de César constitue une sorte de libération pour toute une série de personnages, à commencer par Cornelia, la femme de Pompée, incarnation des vertus romaines, et de son (beau-)fils Sextus, mais aussi par Cléopâtre, la reine-sœur de Ptolémée, avec qui elle entretient un rapport difficile, dans la mesure où chacun des deux veut tirer le pouvoir vers lui et que Cléopâtre est bien seule face à Ptolémée (Tolomeo) appuyée par des troupes et le général Achillas qui par ailleurs manigançait pour opposer le frère et la sœur.
On sait combien la figure de Cléopâtre a été salie par la propagande romaine, elle est ici une figure ambiguë, ambitieuse sans nulle doute, et représentante ô combien de l’Orient compliqué (même si elle était grecque…). Elle est ici une figure (placée face à la romaine Cornelia) qui va chercher en César un appui politique pour se débarrasser du frère amoral et encombrant et qui au contact du grand César va se grandir à son tour.
En fait, toute la trame va évoluer en un tous contre Ptolémée qui finira par la victoire de César et Cléopâtre après que la catastrophe eut été frôlée puisque comme l’histoire nous l’enseigne, César faillit perdre la bataille, à la tête d’un petit corps expéditionnaire contre les troupes de Ptolémée et se retrouve encerclé dans Alexandrie, mais la noyade bienvenue de Ptolémée XIII dans le Nil dénoue la situation.
Cette histoire en soi complexe va être nourrie de la légende de Cléopâtre dans laquelle le livret puise : Cléopâtre compte sur César et le séduit (amour ou calcul ?), César veut prendre pied en Égypte pour ses richesses, et préparer son retour à Rome, chacun a ses intérêts et dans l’opéra, cela devient une amour qui est coup de foudre et d’opportunité.
D’autre part, la vertueuse Cornelia est convoitée par Achillas le fidèle général de Ptolémée d’un côté, mais de l’autre par Ptolémée lui-même (un peu plus âgé dans l’opéra que dans l’histoire) : on comprend toutes les ressources que le livret peut tirer de cette « concurrence ».
Alors entre amours réels ou feints, désirs inassouvis, vertus outragées, il y a de quoi faire un bon roman policier, un bon thriller. Et comme on est au bord du Nil, on sait qu’Agatha Christie a déjà touché à la chose. Ainsi, le metteur en scène Davide Livermore, transposant le tout sur un bateau de croisière nommé « Tolomeo » (Ptolémée) va nous servir une sorte de Mort sur le Nil bis, avec une touche d’exotisme, de spectaculaire, de plumes et paillettes, faisant de ce Giulio Cesare in Egitto une sorte de revue de Music-Hall entre les coursives du navire, qui parcourt imperturbable les rives du fleuve. Toute l’Égypte ancienne des rives du Nil défile sur l’écran de fond et… ? E la nave va, dans une version de La croisière s’amuse (The Love Boat), version nilote, en sauce Agatha Christie.
Il est évident que l’idée de Livermore en isolant le groupe de personnages sur un navire, recrée les phénomènes de petite société fermée, avec ses haines, ses ambitions, ses amours cachées ou interdites, et en appelant ce navire Tolomeo, il marque qui est le maître (au moins initial), renvoyant Cléopâtre au rang de voyageuse de luxe. De fait, le navire s’appellera dans la scène finale Cesare, qui affiche le nouveau maître, mais s’il fait de Cléopâtre une « first Lady » peut-être, elle reste encore une fois voyageuse de luxe, cette fois-ci de très grand luxe, la favorite du capitaine : mais les capitaines restent les hommes…
E la nave va, le film de Fellini qui montrait que toute société est embarquée sur un navire qui a ses règles et qu’il faut vivre avec les contextes extérieurs, chez Fellini la première guerre mondiale et le terrorisme serbe face à une société de plaisir, celle des amateurs d’opéra (tiens tiens). Il est difficile de penser que la référence fellinienne soit absente ici notamment dans les scènes de guerre.
L’autre référence à Mort sur le Nil d’Agatha Christie apparaît tout aussi évidente au spectateur, d’abord par les costumes rappelant plus le monde de la romancière britannique que celui de Jules César, ensuite par une trame où chacun a des motifs de tuer l’autre, et donc une société d’assassins potentiels réunis dans un espace clos, ce qui ne manque pas d’exciter les envies de meurtre.
Troisième source d’inspiration, le Music-Hall, notamment dans un final qui devient (presque) un remake de Show Boat, la comédie musicale d’Oscar Hammerstein II et Jerome Kern, qui se déroule sur le Mississipi, mais créée à Broadway à l’époque même où Agatha Christie écrivait ses romans (Le meurtre de Roger Ackroyd est de 1926) et Mort sur le Nil paraît en 1937, un an après le film Show Boat de James Whale.
La multiplicité des références cinématographiques et littéraires montre que mettre toute le monde sur un bateau est un huis-clos toujours productif, le bateau étant de toute manière un piège d’où on ne peut s’échapper, même s’il est aussi lieu de plaisir. Et c’est la double postulation que propose non sans humour, Davide Livermore en usant de toute sa technique un peu m’as-tu-vu habituelle (mur de Led, images vidéo impressionnantes, couleurs vives, effets divers) et lumières étudiées d'Antonio Castro.
David Livermore s’amuse à distancier l’histoire par l’ironie ou le spectacle, s’appuyant sur la tradition de l’opéra du XVIIIe qui devait faire spectacle, mais en restant très narratif, car le livret reste fidèlement exécuté et respecté.
Il ne faut pas chercher avec Livermore une direction d’acteurs raffinée, un travail sur les personnages qui soit une lecture. Il lui suffit de planter des figures grâce aux costumes essentiellement (de Mariana Fracasso), les égyptiens à Checheya (chapeau « Fez »), les « romains » en costumes « occidentaux », et Cléopâtre tantôt en costume plus sobre d’intérieur un peu doré et voyant, tantôt en Cléopâtre telle qu’en elle-même et telle que nous l’imaginons, vaguement Elizabethtaylorisée.
Inutile de trouver là du « Regietheater », mais le spectacle avance, se laisse voir, avec des effets spectaculaires comme les batailles (bombardements, bombardiers en piqué, feu général sur la mer, quand ce n’est pas le sang), et d’autres effets tenant plus à la revue des Folies Bergères, comme la scène finale avec plumes et paillettes.
Certains moments ne manquent pas d’humour, comme l’arrivée de César dans une assemblée dont il se méfie aves les fruits ou les mets qu’on goûte (un accident est vite arrivé), ou la vision d’un Ptolémée XIII, sans âge, sale gosse et capricieux (excellent Max Emanuel Cenčić) face à un César beau capitaine d’opérette. On passera sous silence que les méchants sont en Checheya et les gentils en occidentaux… un topos séculaire (un peu tintinesque) revitalisé par les temps détestables qui courent.
Tout cela ne va pas bien loin, mais se laisse voir tranquillement, sans que notre cerveau de se fasse des nœuds inextricables, pour le laisser sans doute disponible pour la musique. Ce n’est pas le type d’approche que nous aimons, mais reconnaissons qu’elle n’est pas trop gênante, se laisse voir sans se fatiguer, et que Livermore est suffisamment habile pour savoir parfaitement rendre confortable aux chanteurs la mise en scène en ne leur demandant pas grand-chose sinon bien se placer pour bien chanter devant le chef… Mais comme chez Agatha Christie, la « révélation » est pour la fin, sous la forme d’un film « muet » à la mode d’alors, au moment des saluts qui s’arrêtent pour laisser voir que tous, y compris Cléopâtre, ont tiré sur Pompée et sont donc responsables collectivement de sa mort, comme dans Mort sur le Nil.
Show Boat, Love Boat et Shoot Boat.
Les aspects musicaux
Plus stimulante toute la partie musicale et vocale, grâce à un orchestre au sommet et une distribution sans faille aucune.
Il y a dans les équipes réunies par Cecilia Bartoli quelque chose d’un show boat mâtiné de love boat. Bartoli est une show-woman et construit du show (c’est pourquoi certains la détestent), c’est le côté show boat, mais ce faisant, elle impose un répertoire qui n’est pas toujours facie ou habituel à un public neuf qui vient pour elle, et qui se retrouve emporté dans Haendel, Gluck ou Monteverdi. Bartoli fonctionne comme appât, mais impose un travail rigoureux, sans concessions, avec des équipes cohérentes, engagées autour d’elle, qui ne souffrent aucune baisse de qualité.
Impossible de réussir un spectacle sans une complicité affective entre les participants, musiciens de l’orchestre, chef, solistes, c’est le côté love boat.
Il y a show, parce qu’il y a love.
En réunissant tout sur un navire, Livermore au fond métaphorise aussi l’aventure des dernières années de Bartoli, le côté Boat, où tout le monde est embarqué pour un ou plusieurs tours.
Et quand une telle qualité est atteinte, évidemment ça marche.
Premier élément de l’équipage, indispensable, l’orchestre.
Rappelons-nous : Bartoli a pris les rênes de Salzbourg-Pentecôte en installant le baroque, et Rossini : deux domaines où elle excelle, et où elle a assis sa réputation, dans un contexte favorable à sa voix (la Haus für Mozart, plus intime). Et plusieurs orchestres se sont retrouvés en fosse, jusqu’au moment où en fondant en 2016 « son » propre orchestre Les Musiciens du Prince-Monaco, avec à leur tête Gianluca Capuano, elle a trouvé une sorte d’idéal à double postulation.
D’une part un orchestre essentiellement lié à ses productions et à son activité, un orchestre d’instruments anciens, mais aussi d’instrumentistes choisis presque un à un, comme des solistes, à la manière dont Boulez jadis avait fondé l’Ensemble Intercontemporain. Un orchestre certes à géométrie variable, mais dont les membres sont pris dans un groupe déjà cohérent, à majorité italienne mais pas que, et qui travaillent non dans une routine de répertoire, mais au projet, pour le plaisir de faire de la musique ensemble.
Gianluca Capuano, organiste, chef de chœur, mais aussi philosophe que musicien, est l’artisan de ce travail de fourmi et de ce tissu de relations qui aboutissent à cet orchestre d’une qualité exemplaire. Un artisan dont les recherches et la culture ne se limitent pas au répertoire dit ancien, mais qui cherche sans cesse à montrer comment on ne peut séparer, notamment au XIXe, les musiques dites anciennes ou dites romantiques. S’il exécute le lendemain de ce Giulio Cesare l’inattendu Ein Deutsches Requiem de Brahms, c’est que Brahms était aussi un passionné de Haendel et de Bach. Le répertoire qu’il dirige, il le voit en relation avec tout l’iter de l’histoire de la musique occidentale, avec un esprit large, rempli de références musicales, mais aussi intellectuelles.
C’est ce qui fait la singularité de cette formation, habituée à faire de la musique ensemble « zusammenmusizieren » et par cela même, ouverte aux explorations, aux expériences, parce qu’elle se confronte au quotidien à un répertoire qui est lui-même source d’explorations incessantes et de découvertes nouvelles, et Bartoli elle-même a montré qu’elle ne cessait s’exhiber des airs et des espaces musicaux nouveaux dans les différents disques baroques qu’elle a enregistrés.
Il ne faut donc pas se tromper. Dans les entreprises de Bartoli, le show est une partie émergée de l’iceberg, mais derrière, il y a ouverture, recherche, rigueur, travail et intelligence dans une ambiance chaleureuse.
Gianluca Capuano ne s’étale pas dans les médias, mais il est l’architecte qui ne cesse de consolider les fondations musicales de la maison Bartoli et son travail se remarque de plus en plus, il suffit de rappeler l’éclatant succès remporté à Salzbourg-Pentecôte 2023 dans L’Orfeo de Monteverdi dans la production pour marionnettes dont nous avions rendu compte en son temps.
Gianluca Capuano a une grande familiarité avec Haendel, avec les Musiciens du Prince-Monaco on lui doit notamment Ariodante en 2017 et Alcina en 2019 à Salzbourg, mais aussi et plus récemment en 2023 avec Semele à la Bayerische Staatsoper avec le Bayerisches Staatsorchester. Il aborde cette fois Giulio Cesare in Egitto avec la même rigueur et la même précision, mais aussi la même fantaisie.
Il y a chez Haendel une vaste palette de situations qui correspondent tout autant à des ambiances musicales différentes, il y a des moments étourdissants de fantaisie, et d’autres plus sombres, plus intérieurs, en une succession dramatique qui ménage toute une série d’effets divers qui vont du feu d’artifice vocal spectaculaire aux moments plus méditatifs.
Toujours droit, toujours raide, Gianluca Capuano n’est pas un histrion de la baguette à la Currentzis qui ferait concentrer les regards sur lui. Mais si son geste précis et son regard acéré montrent une rigueur d’approche notable, il sait aussi libérer une fantaisie, une imagination, une liberté de ton qui offre à l’orchestre une présence souvent plus marquée, avec des couleurs très recherchées, des sons particulièrement travaillés dans l’épaisseur orchestrale qu’on n’a pas toujours l’occasion d’entendre dans les formations sur instruments anciens, et dans ce répertoire. Chez Gluck, il avait su à Salzbourg cet été et à Pentecôte faire entendre des rythmes, des tenues de son qui montraient aussi quelle influence Gluck pouvait avoir eu sur le futur, chez Wagner par exemple. Il ménage des effets sonores surprenants, des ruptures de tempo, une tension et en même temps une variété d’approches qui rend passionnante une exécution de bout en bout, d’autant qu’il prend soin toujours de donner au continuo un vrai rôle théâtral. Ancien chef de chœur, il soutient sans cesse les voix, notamment quand il en sent les faiblesses. Ce qui me frappe toujours dans son approche, et qu’il confirme ici, c’est à la fois le tempo vif, mais qui ne court jamais gratuitement, et le souci de donner du poids, une vraie présence théâtrale à l’orchestre, qui sonne évidemment magnifiquement dans la salle Garnier aux dimensions idéales pour ce type de répertoire, comme nous en donne déjà l’idée l’ouverture en deux parties, d’une vivacité rare…
Et c’est aussi dans cette manière d’accompagner la scène sans jamais se cacher derrière les voix, mais être l’un des protagonistes du spectacle qu’on vérifie la qualité d’un orchestre qui démontre une maîtrise technique hors du commun, un allant très singulier, et en même temps une volonté d’aller jusqu’au bout des possibles, et même d’en reculer les limites.
Il y a des chefs qui dirigent vite et il y a d’autres très bons orchestres baroques, c’est évident, mais Capuano a un tempo soutenu sans jamais courir, sans jamais survoler, sans jamais oublier l’épaisseur de la partition, livrant quel que soit le tempo une lecture claire, limpide, des sons nets, il est en quelque sorte horizontal et vertical, laissant respirer les musiciens sans jamais les brider, mais ne les quittant jamais d’une semelle, parce qu’il a un autre trait important : il regarde le plateau, il saisit la mise en scène, il en tire aussi les conséquences musicales et il suit les rythmes des chanteurs et leurs mouvements. Alors il compose au sens où il décide sur le moment quelle respiration adopter selon ce qui se passe en scène, voire si ce qui se passe est inattendu ou pas tout à fait prévu. Et l’orchestre, rompu à l’exercice et pleinement en phase avec le chef dans ce Zusammenmusizieren, s’adapte immédiatement.
Le résultat est clair : il y a une sorte de correspondance serrée entre le texte et les mots et les instruments, de l’orchestre, non que l’opéra soit un opéra de conversation à la Richard Strauss, mais chaque moment a sa couleur, chaque ambiance est dessinée, et les ambiances sont multiples et changeantes, si bien que l’orchestre répond à l’expressivité des chanteurs par une palette de couleurs expressives qui prolongent la voix, qui font comprendre en même temps les mécanismes dramatiques, comme dans le récitatif accompagné Alma del gran Pompeo (Acte I, 7) et d’une manière très différente la scène Achilla-Tolomeo-Cesare (Acte I sc.9) où toute la conversation est en demi-teintes ou en allusions, voire en phrases à double sens avec un continuo vif et presque quelquefois légèrement ironique suivi par l’air de César, annoncé par un enchaînement orchestral lié de manière fluide à ce qui précède, et qu’une musique un peu pompeuse ouvre cet air formidable qu’est Va tacito e nascosto qui est un vrai dialogue avec l’orchestre qui répond, reprend l’initiative, échange avec la voix et où le cor d’Ulrich Hübner se taille la part du lion comme seconde voix de l’aria. Nous évoquerons plus avant le duo Thibault Noally au violon et Carlo Vistoli, autre temps fort de la représentation mais je m’arrête un instant sur l’air d’Achilla Tu sei il cor di questo core où à la voix grave de baryton-basse fait écho la légèreté des violons, comme relativisant ce que dit Achilla, et composant un système contrasté. À chaque fois l’orchestre s’adapte, accompagne, entoure avec une sorte de pointillisme à des situations très différentes avec une souplesse étonnante. Jamais on a l’impression d’une sorte de rituel récitatif-aria-da capo, où la trame serait une succession de moments interrompus par des récitatifs qui rempliraient, c’est au contraire l’impression d’un tout unifié, sans aucune rupture, dans une fluidité étonnante qui rend à l’expression théâtre musical tous ses droits.
Ainsi l’orchestre par sa qualité prend une place déterminante offrant aux voix un confort particulier et construisant à chaque moment un contexte, une ambiance qui fait de ce Giulio Cesare une fête de la couleur qui lie l’instrument et la voix en une véritable unité.
Si le chœur dirigé par Stefano Visconti n’a pas un rôle déterminant dans l’œuvre, ses interventions sont à chaque fois contrôlées et vives, porteurs d’une joie de vivre qu’on mettra du côté show-boat.
Deuxième élément de l’équipage, les voix
L’autre force de ce Giulio Cesare in Egitto c’est la distribution, où si l’on excepte Péter Kálmán, (Achilla) qui est une basse, les femmes ont des voix plutôt graves (deux mezzos, et quels mezzos ici !) et trois contreténors se partagent les rôles (aigus) masculins, ce qui du point de vue de la couleur vocale de l’ensemble est assez singulier et en même temps passionnant parce que chaque voix, même dans des registres voisins a une personnalité propre et une ductilité, un timbre, une expression qui la distingue de toutes les autres.
Nous le soutenons sans cesse, pour réussir pleinement, une distribution doit être homogène de bout en bout, à commencer par les rôles de complément, ici Luca Vianello (Curio) et federica Spatola (Nireno), tous deux sans reproches.
Achilla, c’est Péter Kálmán, baryton-basse bien connu des scènes internationales et familier des distributions des productions de Cecilia Bartoli (Alcina, Norma et d’autres), il est ici un Achilla à mi-chemin entre le sérieux et le bouffe, et Livermore le tire vers la basse-bouffe, où il excelle. Le personnage commence par être l’âme damnée (ou le soldat loyal) au service de Tolomeo, mais a la faiblesse de jeter un regard insistant sur Cornelia, la veuve de Pompée désormais libre, elle-même convoitée par Tolomeo. Elle lui est refusée, alors il passe de l’autre côté, considérant que sa loyauté a été mal payée. Il excelle dans les récitatifs vifs, très expressifs, et il est scéniquement très convaincant, en personnage un peu balourd et finalement assez inoffensif, typique personnage d’un album de Tintin. Vocalement, il n’a pas la ductilité des autres notamment dans les vocalises, qui manquent un peu de souplesse, mais il a l’expression, la projection, la présence vocale par exemple dans son air Dal fulgor di questa spada au troisième acte ou dans le plus distancié Tu sei il cor di questo core.
Extraordinairement mobile et juvénile, virevoltant même par moments, le jeune contreténor Kangmin Justin Kim (qui par ailleurs s’est fait une spécialité de l’imitation de Cecilia Bartoli) est une révélation de cette distribution, un Sesto doué d’une présence scénique forte, qui tranche avec la raideur romaine de la Cornelia de Sara Mingardo. Les deux voix se combinent d’ailleurs bien ensemble lors de leur duo son nata a lagrimar, dans un travail précis avec l’orchestre que j’ai trouvé stupéfiant, d’abord avec le récitatif accompagné en fosse par le continuo dans une forme non d’accompagnement, mais de dialogue dans la plainte et ensuite dans le duo avec des accents tant dans l’orchestre, vraie partie prenante, que dans les voix qui se reprennent l’une l’autre en une sorte de duo d’amour qui, oserais-je le dire, m’a évoqué l’espace d’un instant le Pur ti miro de l’Incoronazione di Poppea. Il y a dans le chant de Kangmin Justin Kim une énergie, une fraicheur, et une virilité adolescente qui frappent, (son air en II,11 L’aure che spira tiranno e fiero). Le timbre n’a pas la pureté d’autre contreténors, il n’est pas dépourvu d’une certaine acidité, mais il a dans la voix une forte expressivité, un sens du pathos, une énergie qui fonctionnent parfaitement dans cette mise en scène, mais peut-être moins dans une exécution concertante.
Sara Mingardo reste une des références du chant baroque, elle est ici Cornelia, la (seconde) femme de Pompée et belle-mère de Sesto. Familière du rôle, il a une tenue scénique impeccable, un timbre inaltéré, une science de l’émission et un sens du mot qui restent stupéfiants. C’est une masse de granit du chant baroque, tant chaque apparition est toujours impeccable, sans scories et ne trahit aucune faiblesse, son Deh piangete o mesti lumi (II, 3) merveilleusement et délicatement accompagné est un miracle de clarté, de simplicité, de noblesse sans fioriture. Sara Mingardo est une pierre miliaire du chant baroque.
Max Emanuel Cenčić est Tolomeo et fait face au Cesare de Carlo Vistoli : deux contreténors de deux générations différentes. Cenčić est un styliste, d’une rare élégance, ce qui peut n’être pas conforme à l’idée qu’on a de Tolomeo, le méchant et brutal souverain d’Égypte. Il faut d’abord saluer la composition scénique, où il incarne un personnage vipérin, instable, une sorte d’adolescent attardé qui joue avec son pouvoir et les gens comme avec une balle de bilboquet, sans foi ni pitié. Personnage négatif, il doit le faire entendre dans son chant, qui refléter l’inélégance de l’âme. Il donne au personnage une présence scénique forte, dès son apparition. Il fait sentir par ses gestes, sa manière de déplacer le décalage par rapport aux autres. À vue, il respire la trahison. Et son chant incisif, incroyablement précis et expressif, est tout entier au service de l’incarnation du personnage comme dans L’empio, sleale, indegno (I,6) avec un chant vigoureux, homogène, sans à‑coups dans les changements brutaux de registre, toujours clair dans l’émission et une puissance notable des aigus ou la suprême élégance de Belle dee di questo core (II,9). Il réussit à n’être jamais caricatural, mais de plus en plus inquiétant et venimeux dans un rôle dont on fait souvent un méchant de pacotille.
Face à lui, Carlo Vistoli, un Cesare de performance et (presque) d’opérette ce qui n’est pas une critique loin de là, la mise en scène en faisant le capitaine gentil et souriant de Musical américain. La performance, il l’accomplit dans son air Se in fiorito ameno prato, en vedette Rock avec micro et cris en anglais (one, two, three…) face au violon virtuose de Thibault Noally sur scène, une sorte de « pezzo ironico chiuso » où il remporte un triomphe, par la puissance, par l’expression, par l’entrain et les rythmes, et surtout par une largeur vocale et une ligne de chant qui ne laissent d’étonner. La voix s’est élargie, a pris de l’assise et du corps, et donne un Cesare à la présence scénique incroyable, engagé et complice de la mise en scène, avec une intelligence et un à propos qui séduisent totalement. Il se montre vraiment versatile, ironique ou même comique, quelquefois pathétique (comme dans l’aria Aure deh per pietà, précédé du beau récitatif Dall'ondoso periglio) variant les facettes du personnage sans jamais se départir d’une certaine distance, comme s’il savait par avance ce qu’est le jeu de pouvoir, même avec Cléopâtre avec laquelle il forme un couple peut-être plus « politique » qu’affectif, un couple pour les paparazzi et les journaux. Il vient en Égypte en politique : sa première apparition et son premier air Presti omai l'egizia terra est vu par Livermore comme une sorte de conférence de presse. Il nous offre là une véritable composition. La voix est dense, formidable de ductilité dans les agilités, mais sait aussi tenir une ligne parfaite dans les moments plus sombres, avec des graves inhabituels pour ce type de voix, mais aussi avec un registre central charnu. Il y a dans cette voix quelque chose qui vit et qui vibre, quelque chose d’éminemment théâtral, et qui en fait l’un des Cesare les plus justes vus ces dernières années. Magnifique prestation, là encore un vrai « momentum ».
Enfin Cecilia Bartoli, pour la troisième fois Cleopatra sur une scène, montre elle-aussi une adaptation singulière aux contextes et à sa propre voix. Bartoli a toujours su travailler avec ses limites vocales et ses qualités intrinsèques, avec une intelligence hors du commun, qui donne à chacune de ses interprétations une particularité, une versatilité qui entend donner à chaque fois le maximum possible dans la perfection d’un style qui ne cède jamais à la facilité. Le rôle de Cleopatra est écrasant, avec de nombreux airs, mais aussi des moments plus alanguis, plus méditatifs, plus mélancoliques aussi mais avec des changements d’humeur à l’intérieur même des airs comme dans Piangerò la sorte mia. Comme Mingardo, elle est une « diseuse » du texte et lui donne une clarté et une expressivité rares. La mise en scène joue sur son personnage mythique à la Elizabeth Taylor, et sur son personnage privé, relégué au départ comme je l’ai dit au range de passagère de luxe du navire nommé Tolomeo, et elle joue dans la manière d’aborder les airs sur ces deux faces d’un même Janus, le public et le privé, qui correspond à chaque fois à une manière de chanter différente, tantôt enjouée en feu d‘artifice, tantôt intérieure, tantôt pour elle-même, tantôt pour les autres, y compris Cesare, donnant à chaque moment un inflexion différente, usant d’artifice techniques différents. Elle a une manière unique de traduire des évolutions psychologiques, jouant sur les volumes, sur la couleur, sur les fausses fragilités et les vraies solidités. Elle joue du pathétique dans Se pietà di me non senti (II,8) avec une maîtrise technique sans failles. Comme toutes les grandes, elle met au service de l’expression son état vocal du moment, voire de la soirée, ce qui rend chaque prestation un moment singulier et intense. Elle réussit à rendre la science belcantiste non un exposé technique d’artifices acrobatiques, mais un art de la carnalité vocale, où la parole, le mot, la respiration donnent au personnage d’abord une incroyable humanité. C’est pourquoi celle qui fut il y a quelques années une incroyable Norma est aujourd’hui une Cleopatra encore et toujours irremplaçable.
Cette représentation référentielle, vous aurez l’occasion si vous pouvez faire le voyage, d’en profiter à l’Opéra de Vienne les 6 et 9 juillet 2024 avec même orchestre, même chef et même distribution. Ne manquez pas ces deux rendez-vous.