Ce n’est pas si souvent que L’Avant-Scène Opéra ouvre ses portes à une œuvre d’aujourd’hui. De fait, ce n’est pas si souvent qu’une création s’impose avec suffisamment d’évidence pour justifier pareille intronisation. Si l’on se penche sur les compositeurs vivants ou assez récemment disparus que l’ASO a déjà reçus, le tour est assez vite fait : John Adams, George Benjamin, feu Philippe Boesmans, Charles Chaynes, Gérard Condé, Antoine Duhamel, Peter Eötvös, Philippe Hersant, Claude Prey, Aribert Reimann, Wolfgang Rihm. Et encore, parmi cette douzaine, force est de reconnaître qu’un certain nombre d’opéras ont déjà largement disparu des radars lyriques, la série « Opéra Aujourd’hui » ayant jadis courageusement soutenu des créations hexagonales hélas sans lendemain. L’événement est donc notable, puisque grâce à une entrée au répertoire de l’Opéra de Paris – comme c’était le cas pour la Beatrice di Tenda de Bellini, devenu ASO 337 en novembre dernier –, Thomas Adès, déjà accueilli pour The Tempest en 2004, l’année même de sa création londonienne, gagne un deuxième volume qui ouvre l’année 2024. C’est d’autant plus remarquable qu’en incluant désormais The Exterminating Angel, L’Avant-Scène Opéra présente deux des trois opus lyriques d’Adès (il ne reste plus à traiter que Powder Her Face, créé en 1994 et de plus en plus présent sur les scènes internationales), ledit Thomas Adès, né en 1971, étant également le plus jeune de tous les compositeurs honorés par l’ASO.
Tant de couronnes sur son front n’étonneront sans doute pas ceux qui ont pu suivre le parcours du compositeur britannique d’origine syrienne. Très vite, Adès a été salué comme un de ceux qui ont de bonnes raisons d’écrire des opéras, parce qu’ils savent écrire pour le théâtre et pour les voix, et non pas seulement parce que c’est la mode et que les maisons d’opéra passent des commandes. Trois opéras à peine plus de vingt ans, c’est aussi peut-être un gage d’exigence de la part d’un créateur soucieux de faire œuvre plutôt que d’accumuler les titres. On pourrait invoquer un modèle britténien car, après Powder Her Face, inspiré d’un fait divers scabreux, les deux autres opéras d’Adès se sont coulés dans le moule de l’adaptation. Comme Britten s’emparant de Shakespeare pour A Midsummer Night’s Dream en 1960, Adès a jeté son dévolu sur La Tempête pour en tirer son deuxième opéra. Mais si adaptation il y eut aussi pour le troisième, The Exterminating Angel se classe dans ce relativement nouveau sous-genre lyrique qu’est l’opéra d’après un film. Cet aspect de la question est évidemment au cœur du volume ASO.
Gabriela Trujillo expose très clairement les enjeux du film de Buñuel, El Ángel Exterminador (1963), qu’elle resitue au sein de la carrière du cinéaste espagnol, en soulignant la constante présente du thème de l’empêchement. Ici, les invités des Nobile se trouvent inexplicablement incapables de sortir de cet intérieur où ils ont été conviés pour une soirée mondaine. « Conte philosophique, satire sociale truculente, comédie bourgeoise », mais aussi « énigme répétitive à la fois burlesque et terrifiante », le film échappe à la logique ordinaire. Maîtresse d’enseignement et de recherche à l’université de Fribourg, Delphine Vincent a consacré son HDR aux opéras tirés de films : elle était donc la spécialiste toute désignée pour aborder ce passage d’un medium artistique à un autre que les compositeurs pratiquent depuis les années 1980, mais qui a véritablement pris son essor au cours des deux dernières décennies. De toute évidence, les théâtres apprécient la garantie que présente un titre déjà connu lorsqu’il s’assortit d’une musique qui, par la force des choses, ne l’est pas du tout encore : une création lyrique s’appuyant sur un film célèbre (que ce soit à travers son seul scénario, ou même en remontant directement à l’œuvre souvent littéraire qui en était à l’origine) a plus de chances d’attirer un public déjà trop frileux. Comme pour l’adaptation d’un roman ou d’une pièce de théâtre, l’adaptation d’un film en opéra suppose un « processus d’élagage », avec réduction des dialogues, mais aussi du nombre de personnages, déplacement de scènes, mise en relief de certains thèmes, afin d’aboutir, assez logiquement, à une « dramaturgie opératique ». Tant mieux d’ailleurs, car ce qui fait notamment le prix de la partition de Thomas Adès, c’est qu’elle accepte les duos et les ensembles, parfois bannis par les compositeurs d’aujourd’hui au nom d’une conception plus naturaliste de l’opéra.
Dramaturge attitrée de plusieurs institutions, Raphaëlle Blin interviewe Tom Cairns, le metteur en scène avec qui Thomas Adès a co-écrit le livret de The Exterminating Angel. Selon lui, ce qui a pu séduire le compositeur dans le film de Buñuel (qu’il connaissait de longue date, y ayant été initié par sa mère, historienne de l’art et spécialiste du surréalisme), c’est l’alliage d’une situation de départ plausible, avec des personnages crédibles, mais qui bascule dans l’absurde et l’irrationnel. Détail qui ne gâte rien : dans le film, ces dames et ces messieurs viennent d’assister à une représentation lyrique, et la chanteuse principale fait partie des invités. Thomas Adès a également eu l’excellente idée d’inclure dans le livret et dans sa musique une pointe d’humour, trop rare dans les créations d’opéra. Enfin, parce que Buñuel avait d’abord intitulé son film Les Naufragés de la rue Providence, quelques extraits des mémoires des survivants du radeau de la Méduse sont proposés en guise de contrepoint aux scènes de violence et de délire qui émaillent la deuxième partie de l’opéra.
Bien sûr, avant ces articles, la majeure partie du volume est occupée par l’Introduction et Guide d’écoute confiés à Hélène Cao, qui expose admirablement, avec force exemples à l’appui, le déroulement d’une partition fondée sur de nombreux motifs mélodiques, dont un « Cycle Générateur », enchaînement d’intervalles qui revient constamment sous les formes les plus variées. Naturellement, l’œuvre n’ayant encore connu qu’une production, toutes les images proviennent de la production de Tom Cairns qui, partie de Salzbourg, est passée par New York, Londres et Copenhague, avec un certain nombre de variantes dans la distribution (intégralement renouvelée pour l’ultime étape danoise), production captée au Met et diffusée dans les cinémas du monde entier, puis commercialisée en DVD. En attendant le spectacle parisien, signé Calixto Bieito, qui proposera sans doute une vision bien différente.