Polifemo est l'un des joyaux oubliés et la trace d'une fièvre musicale qui déchira l'Europe du XVIIIe entre deux pôles stratégiques que furent l'Angleterre et l'Italie, à coups de récitatifs et d'airs da capo. Avec la virtuosité comme arme de domination massive des têtes et des cœurs, on vit se développer de véritables batailles de styles qui firent monter en flèche les émoluments de compositeurs et des interprètes selon les règles d'un mercato qui n'a rien à envier à notre moderne cinéma ou football. La Royal Academy of Music de Haendel est concurrencée par l'Opéra of Nobility qui fait appel au compositeur napolitain Nicola Porpora (1686 – 1768). La guerre entre les deux hommes passera par le débauchage de tel ou tel interprète pour passer à la concurrence, dont la basse Antonio Montagnana et le fameux castrat Senesino, qui avait depuis 1722 créé tous les rôles principaux des opéras de Haendel, et qui interpréta Ulisse dans le Polifemo de Porpora. Carlo Broschi di Farinelli, le plus célèbre des castrats (et ancien élève de Porpora au conservatoire dei Poveri di Gesù Cristo de Naples) rejoignit l'entreprise dans le rôle d'Aci aux côtés de la Galatea de Francesca Cuzzoni. Ce troisième opéra londonien de Porpora répond au succès d'Ariodante, créé par Haendel un an auparavant. Ils ne réussirent, ni l'un ni l'autre à renouveler profondément un genre seria désormais passé de mode et dont la disparition s'avéra inéluctable. Malgré l'ajout d'effets de machinerie ou d'interventions chorégraphiés, le public tourne le dos à ces opéras et les deux sociétés musicales ferment leurs portes. Haendel fera évoluer son écriture vers la forme oratorio tandis que Porpora retournera en Italie où il occupera des postes d'enseignant mais sans pouvoir éviter une fin misérable.
Le cyclope Polyphème avait déjà fait une apparition dans une pastorale héroïque de Lully et plus tard dans le semi-opéra Acis and Galatea que créa Haendel à partir d'une serenata composée durant son séjour en Italie. Cette histoire inspirée des Métamorphoses d'Ovide conte les amours de la nymphe Galatée pour le berger Acis et la jalousie du cyclope Polyphème qui le mettra à mort en l'écrasant sous un rocher. Une source jaillit du corps du malheureux berger, dans laquelle la nymphe plonge en guise d'union posthume. Porpora trouvera dans cet épisode, l'occasion d'un air emblématique de tout le répertoire baroque – le fameux Alto Giove que lance Acis vers les cieux, miraculeusement ressuscité. Mais il en fallait davantage au librettiste Paolo Rolli pour construire une intrigue de grande ampleur, qu'il souhaitait développer en symétrie de la première. Il alla donc puiser chez Homère la seconde occurrence au cyclope et l'épisode de l'Odyssée où Ulysse détourne l'attention de Polyphème en l'enivrant et en lui crevant son unique œil à l'aide d'un pieu rougi au feu. Le livret réinvente le couple que forme Ulysse avec la nymphe Calypso sur son île Ogygie (voisine de l'Etna pour les besoins de l'intrigue). Les rôles d'Acis et de Galatée sont le primo uomo et prima donna (respectivement castrat et soprano) tandis que Ulysse et Calypso forment le secundo uomo et secunda donna (castrat et contralto), avec le cyclope Polifemo attribué à une basse.
Après le rare Stiffelio de Verdi mis en scène à l'automne 2021, Bruno Ravella revient à l'Opéra National du Rhin avec cette "Extravaganza" musicale in "technicolori" – telle qu'annoncée sur la facétieuse fausse affiche réalisée par sa scénographe Annemarie Woods. Le baroque prouve qu'il fait bon ménage avec l'univers du peplum romain, montrant les héros dans de délirants atours comme cet Ulysse en caligae et poitrail latex imitant les muscles du bodybuilder Steve Reeves ou bien ces nymphes en robes plissées et serre-têtes. Outre cette esthétique vaguement antiquisante et kitsch, la mise en scène trouve dans l'idée d'un tournage à Cinecittà le même principe exploité dans le Mépris de Godard avec une action principale enchâssée dans un cadre secondaire par le principe d'une mise en abyme. Le jeu des acteurs en costumes alterne avec des scènes de la vie quotidienne où se développent fidèlement les intrigues amoureuses du livret de Rolli. La méthode a de quoi séduire, créant une distance entre le mauvais goût des costumes et la réalité des acteurs. Pas mal de souvenirs de navets et série Z remontent à la surface, comme Jason et les Argonautes (1963) de Don Chaffey et surtout le Septième Voyage de Sinbad (1958) de Nathan Juran, dont s'inspire la décoratrice Annemarie Woods pour le personnage du cyclope cornu mi-démon mi-géant. Ce rôle de Polyphème est attribué au personnage du metteur en scène, prétexte à des scènes off où il maltraite les acteurs et les techniciens de plateau, tout en convoitant la jeune Galatea au passage. La ligne narrative est moins claire et moins percutante que les effets spéciaux en eux-mêmes, montrant par exemple le gigantisme de la créature sortant de l'Etna et s'adressant à Ulysse et ses compagnons représentés par des marionnettes miniatures, rappelant le procédé inventé par Ray Harryhausen dans ces films hollywoodiens.
Tout est manipulé à vue, faisant de la frontière entre illusion et absence d'illusion un motif esthétique continu avec cette présence très didactique de la caméra permettant de signaler au spectateur une alternance coulisse-plateau qui ne tarde pas à faire rapidement long feu. L'intrigue tourne à l'amourette entre l'actrice (Galatea) et le modeste peintre de décor (Acis), déclenchant la fureur jalouse d'un Polifemo à la fois metteur en scène, mais sans porte-voix ni cigare, et acteur… tandis qu'Ulysse est ce bellâtre dont les muscles disent trop bien les intentions. La mort d'Acis est montrée telle un accident de plateau, avec un projecteur qui tombe et se brise avant de remonter vers les cintres avec une belle pluie argentée en guise de miracle de dernière minute. Les lumières de D.M. Wood s'attardent sur la riche palette de pastels qui composent la longue série de chromo montrant les actrices en pareo ou le cortège des figurants compagnons d'Ulysse. L'ensemble ne réussit pas à créer une énergie qui emporterait le spectateur, soit dans une lecture distanciée où réel et fiction se croisent, soit franchement dans la veine burlesque transposant les incohérences du livret dans un univers hémoglobine et Grand-Guignol. La lecture de Bruno Ravella se tient en équilibre sur le fil d'un rasoir ménageant l'une et l'autre option et finissant par donner changer en serioso un seria dont on tente de suivre sagement le fil.
Vocalement, on est sur les hauteurs avec un Paul-Antoine Bénos-Djian (Ulisse) dont le timbre ferme et assuré se double d'une capacité à nuancer la ligne avec une profondeur remarquable de sens et de couleur (Core avvezzo al furore dell'armi). Moins étoffé que le rôle d'Acis, le héros grec trouve dans cette interprétation une infinité de moyens et de pensées qui finit par focaliser davantage l'attention que son alter ego. Empêtré toute la première partie dans des ornementations et des trilles invariablement secs et staccato, Franco Fagioli ne se montre vraiment à son aise que dans la seconde partie, avec un Alto Giove épuré et serein. La Galatea de Madison Nonoa ne cherche pas à surjouer une surface vocale relativement discrète par des effets hors propos. La projection et la précision des vocalises (Smanie d'affanno) nourrissent une ligne vocale parfaitement maîtrisée d'un bout à l'autre. La Calypso de Delphine Galou n'a pas l'aisance de sa collègue dans des airs dont l'écriture moins exposée limite les occasions de briller, tout comme Alysia Hanshaw dont la Nerea doit se contenter d'une seule véritable intervention. José Coca Loza donne au cyclope une palette et un souffle un rien distant et effacé qui contraste avec les passages où l'amplification crée un effet comique assuré.
Le Concert d'Astrée est conduit avec fougue et énergie par le geste brillant d'Emmanuelle Haïm. La version présentée se base sur un autographe de la British Library de Londres, dans lequel les coupes pratiquées ne déstabilisent pas l'architecture générale. Le nombre important de récitatifs accompagnés rompt avec la suite traditionnelle des airs et des récitatifs secs présents dans le dramma per musica. La première partie se perd en cadences et ondulations, avec des lignes vocales où les trilles, appogiatures et notes de passage finissent par prendre le pas sur l'élément orchestral en tant que tel. Il faut attendre la seconde partie et l'Acte III pour trouver dans la mort d'Acis, la déploration de Galatea et la lieto fine, une profusion et une complexité dramaturgique enfin rendue à sa juste valeur par une écriture vocale plus concentrée et naturelle. Après Strasbourg, l'équipage mettra le cap sur Mulhouse et Colmar, avant de débarquer à l'Opéra de Lille la saison prochaine.