Johannes Brahms (1833–1897)
Ein deutsches Requiem (1868)
nach Worten der heiligen Schrift für Soli, Chor und Orchester (Orgel ad lib.) op.45
(Un requiem allemand d'après des textes des saintes écritures)
Créé le 10 avril 1868 (Vendredi Saint) en la Cathédrale de Brême (version partielle)
Créé le 18 février 1869 au Gewandhaus de Leipzig (version complète)

Regula Muhlemann, Soprano
Florian Boesch, Baryton

Chœur de l'Opéra de Monte-Carlo
Chef des chœurs : Stefano Visconti

Les Musiciens du Prince – Monaco
Direction musicale : Ginaluca Capuano

 

Monte-Carlo, Opéra de Monte-Carlo, Lundi 29 janvier, 20h

En 2023, c’est Alcina de Haendel dans la belle production de Christoph Loy qui avait été présenté à l’Opéra de Monte Carlo, et les quatre représentations avaient été complétées par le Stabat Mater de Rossini, concert choral dirigé par Gianluca Capuano qui rappelons-le a été chef de chœur et le reste encore avec sa formation Il Canto di Orfeo. Ce concert ne tranchait en rien avec le répertoire habituel de Capuano, et donc apparaissait en pleine cohérence avec les habitudes du public.

La présente saison, la première de Cecilia Bartoli en tant que directrice de l’institution monégasque, propose en complément des quatre représentations de Giulio Cesare in Egitto, un concert inattendu a priori pour Les Musiciens du Prince ‑Monaco et le chœur de l’Opéra de Monte Carlo, Ein Deutsches Requiem, de Brahms.
Avec Brahms, on passe à un autre exercice, car c’est un répertoire pour l’instant inexploré par cet orchestre et par le chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, plus habitué à la langue de Dante qu’à celle de Goethe.

C’est bien ce qui a rendu ce concert passionnant. On a évidemment d’autres exemples d’un Requiem Allemand exécuté par des formations sur instruments d’époque, mais quand un orchestre encore jeune comme Les Musiciens du Prince-Monaco, dont l’excellence est désormais reconnue par les spectateurs et la critique, aborde de nouveaux espaces musicaux, cela mérite l’attention, d’autant que le résultat a été à la hauteur des réputations et laisse présager d’autres explorations.

Comment Capuano et tous les participants à ce concert ont-ils rompu notre accoutumance et ouvert d’autres chemins ?

 

Pour comprendre la démarche qui a abouti à ce concert, il est nécessaire de se poser plusieurs questions d’ordre différent, qui tiennent à Brahms, qui tiennent à l’œuvre, qui tiennent à l’aventure des Musiciens du Prince-Monaco et bien entendu à Gianluca Capuano lui-même. Un concert en quelque sorte « inaugural » pour tous les participants ne peut ‑être considéré comme ordinaire administration, mais doit être interrogé sur le cheminement qui, peut-être, a abouti à cette soirée.
Sans assommer de rappels le lecteur, quelques mots sur Brahms qui peuvent éclairer la composition du Deutsches Requiem.
Brahms, né en 1833, a connu dès les premières années de sa carrière les premières publications musicologiques, a aussi collaboré aux éditions complètes de Bach, Mozart, Haendel, Schumann, Schubert, et nul plus que lui ne s’est plongé dans les compositeurs du passé, Couperin, Orlando di Lasso (Roland de Lassus), Palestrina et tant d’autres. Dans ses concerts et ses programmes, il insérait des œuvres des XVI, XVII, XVIIIe, pour les faire entendre, les faire connaître, et le pianiste qu’il était se plongeait dans l’œuvre de Bach, il arrangea pour piano par exemple la Toccata e fuga en fa majeur BWV 540 et connaissait par cœur le Clavecin bien tempéré.
Alors que Liszt et surtout Wagner pensaient « musique de l’avenir », Brahms se plongeait dans la musique du passé et dans les formes du passé, qu’il étudiait avec grand scrupule. Il avait ce rapport formel au passé : il ne voyait pas l’histoire de la musique en termes d’évolution ou de « progrès », mais voyait plutôt la composition « en dehors de l’histoire » selon l’expression du musicologue Christian M. Schmidt. Il portait un regard plus pragmatique qu’historique ou philosophique, en ce sens il était loin de Hegel, mais d’un autre côté, il a cherché toujours à considérer la musique du passé non comme « musique du passé », mais musique hic et nunc dans tous les domaines, et notamment en ce qui concerne la musique chorale que ses positions successives aussi bien à la cour de Detmold qu’à la tête du Chœur de la Wiener Singakademie et enfin de la Société des amis de la musique permettaient de faire exécuter, notamment les cantates de Bach et les oratorios de Haendel, mais aussi des œuvres antérieures. Il se plaignait que Bach et Haendel étaient peu connus des viennois et dans la mesure où cette musique était inconnue, elle était forcément « nouvelle ».
Ce rapport formel à la musique, livrée comme telle et pas inscrite dans une histoire ou une évolution, fait aussi comprendre qu’une œuvre comme Ein deutsches Requiem ait été exécutée par des orchestres symphoniques traditionnels et par des formations sur instruments anciens. Et sous ce rapport, il n’y a pas de surprise à voir Les Musiciens du prince – Monaco s’en emparer, à l’instar de John Eliot Gardiner avec L’Orchestre Révolutionnaire et romantique ou Philippe Herreveghe avec L’ Orchestre des Champs Élysées.
De plus, dans la mesure où Brahms lui-même avait collaboré aux éditions de Haendel et regrettait comme on l’a vu l’ignorance dans lequel le public était de ses oratorios, dans la mesure de son respect des formes anciennes, on peut aussi penser que certaines solutions de rendu ou d’interprétation de cette musique puissent se référer à des formes du XVIIIe ou du XVIIe que Brahms connaissait si bien. Enfin la forme elle-même plus intime, moins spectaculaire qu’un Requiem de Verdi (publié quelques années plus tard) ou même que celle plus ancienne (1837) de la Grande Messe de Morts de Berlioz, voire de celui de Mozart (1791), n’invite pas à l’écrasement de l’homme par le Divin, il s’agit d’autre chose.
Même si l’écrin de l’Opéra de Monte-Carlo, surchargé et surdoré, ne convient sans doute pas à l’ambiance plutôt hiératique de l’œuvre, il convient par son rapport scène-salle, car la musique instaure une relation de plain-pied entre exécutants et auditeurs. Qui imaginerait un Requiem de Berlioz, voire de Verdi dans cette salle ?…
Il y a justement dans Ein Deutsches Requiem une plasticité étrange qui convient aussi bien aux grandes cathédrales consacrées (Brême à la création) qu’aux grandes cathédrales musicales comme la Philharmonie de Berlin, aux foules énormes qu’à celles plus réduites de l’Opéra de Monte-Carlo.
Plasticité par ailleurs qui laisse une place réduite aux solistes et énorme au chœur, qui renvoie donc plus à l’univers de l’oratorio qu’à celui de l’opéra comme chez Verdi, tant les interventions tant de la voix masculine ou de la voix féminine sont limitées, allant pour la voix féminine jusqu’au simple Lied avec orchestre.
L’usage de l’allemand, bien affirmé dans le titre « Ein deutsches Requiem », « un Requiem allemand » avec ce « Un » qui d’une certaine manière rend la tentative Brahmsienne modeste, presque « anonyme », posant l’œuvre comme « au milieu » d’autres et aussi singulière pour des exécutants habitués à d’autres répertoires. L’abandon de la liturgie catholique traditionnelle par une composition de textes pris dans les Écritures qu’il a choisis lui-même dans une tradition clairement luthérienne (il est originaire de Hambourg) fait sonner le titre « Ein deutsches Requiem » comme si c’était une tentative, un essai, une exploration, une sorte de méditation consolatrice de l’homme plus qu’une « Grand-Messe » .
Comme pour sa première symphonie, « Ein deutsches Requiem » fut objet d’une longue gestation (même si le succès de l’œuvre va susciter ensuite d’autres œuvres chorales puissantes comme la cantate Rinaldo ou le Schicksalslied), puisqu’elle s’étend en gros de la mort de son ami et mentor Robert Schumann en 1856 à la mort de sa mère en 1865.
Mais nous l’avons entrevu plus haut, les années 1850 sont des années de plongée dans des œuvres chorales anciennes, celles de Haendel, mais aussi plongée dans Bach pour la fugue et le contrepoint, et dans Heinrich Schütz, dont l’œuvre couvre bonne part du XVIIe.
Nul doute que les formes baroques sont ici l’objet de reprises, de réinterprétations, dans une plongée dans l’histoire des formes qu’un chef de répertoire baroque peut utiliser à son tour pour résoudre tel ou tel point d’interprétation dans la partition.
Ainsi l’entrée en Brahms des Musiciens du Prince-Monaco est-elle totalement justifiée.

Gianluca Capuano (Direction), Stefano Visconti (Chef des chœurs), Florian Boesch (baryton), Regula Mühlemann (soprano), Chœur de l'Opéra de Monte-Carlo, Les Musiciens du Prince-Monaco

Depuis 2016, année de sa fondation, le rôle de cet orchestre est essentiellement d’accompagner Cecilia Bartoli dans les spectacles qu’elle propose, dans les productions qu’elle anime, à Monte-Carlo, à Salzbourg ou en tournée. En quelques années, il a acquis une réputation d’excellence reconnue, avec des succès de plus en plus chaleureux de la part du public, que les orchestres sur lesquels s’appuyait Cecilia Bartoli précédemment ne rencontraient pas toujours.Mais le fait même que ce soit une formation d’excellence pose évidemment la question de sa pérennité. Un tel orchestre ne peut être « que » l’orchestre d’accompagnement de Cecilia Bartoli qui de tour en tour et de production en production rencontre toujours d’extraordinaires succès, mais la star arrive à un point de sa carrière où la question de l’après se posera assez vite. À l’automne d’une carrière stellaire dans le domaine du chant, se pose pour elle également la question de la trace qui sera laissée. Sa prise de fonctions à Monte-Carlo la montre explorant d’autres domaines de compétences où son nom peut avoir une valeur médiatique forte à la tête d’une institution. Et donc il s’agit pour l’orchestre de prendre racine, de s’installer dans un paysage particulièrement riche en France et en Italie notamment, de construire une autonomie, plus qu’une identité (je déteste ce mot) par ailleurs déjà bien établie. Une autonomie, cela signifie exister en dehors de Cecilia Bartoli, cela veut dire aussi montrer une ductilité dans les choix de répertoire et son élargissement. 7 ou 8 ans pour un orchestre c’est encore la jeunesse, le tronc est encore en train de croître et grossir. Pour la Principauté, c’est aussi afficher un souci de proposer, outre l’orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, bien connu, une autre formation, sur un répertoire différent ou dans des directions différentes, qui permet d’avoir une offre musicale plus large et diversifiée, dans une région à l’offre pas si riche, que ce soit du côté français où tous les opéras en région PACA sont des salles municipales et où les deux orchestres labellisés, l’Orchestre National Avignon-Provence et l’Orchestre national de Cannes l’ont été récemment (le premier en 2020, le second en 2022) et assoient leur politique territoriale. Du côté italien (Les deux opéras les plus proches, Turin et Gênes, sont distants de plus de deux cents kilomètres et Turin est la capitale régionale la plus musicale avec l’Orchestra RAI, un orchestre de valence nationale et de qualité internationale alors que du côté français, aucune métropole régionale, Nice ou Marseille, ne peut rivaliser en qualité). Il y a donc un avenir à construire pour Les Musiciens du Prince-Monaco et en ce sens, proposer Ein Deutsches Requiem c’est aborder un acte II de sa jeune histoire, l’acte I ayant évidemment consisté à s’assurer une réputation dans le répertoire baroque. En abordant un autre répertoire, a priori inattendu, le répertoire germanique du XIXe, il s’ouvre un autre espace.
Mais ce que nous avons écrit sur Brahms et sur son souci du passé, et aussi la permanence de formes issues du XVIIIe dans le répertoire du XIXe, c’est une vision déjà défendue par Capuano, notamment dans le bel canto (Donizetti) qu’on ne peut comprendre autrement qu’en regardant les siècles passés, même si aujourd’hui le style belcantiste se gauchit vers le vérisme pour beaucoup de chanteuses et chanteurs, mais aussi à l’orchestre.
Il y a donc pour les Musiciens du Prince-Monaco, un espace d’exploration large qui est le travail « HIP » appliqué non pas au baroque, mais au XIXe, et même jusqu’à Wagner, qui ne sonnait évidemment pas hier comme aujourd’hui. Wagner a construit sa musique de l’avenir en explorant les formes de son temps, tributaires d’un passé encore récent, dans ses œuvres de jeunesse évidemment, mais aussi dans Rienzi, Tannhäuser, Der Fliegende Holländer et Lohengrin, la bascule étant Tristan und Isolde. L’exploration des formes, la culture de l’écoute, et d’une écoute différente, est un champ très vaste et pas aussi exploré qu’on ne le croit.

 

Gianluca Capuano (Direction)

Enfin Gianluca Capuano est un chef un peu particulier dans le paysage, s’il était bien connu du milieu musical italien comme théoricien, organiste, chef de chœur, il entre vraiment dans la carrière de chef en 2016 en dirigeant Norma à Edimbourg avec Bartoli et sept ans après, il est récompensé fort opportunément par le Premio Abbiati le prix le plus prestigieux en Italie, comme chef d’orchestre de l’année. Le parcours est rapide.
Nous renvoyons le lecteur à la longue interview qu’il nous a accordée en 2020 dont nous donnons le lien ci-dessous, qui donnera les clefs d’un chef au profil intellectuel, réfléchi, très intéressé par le théâtre et la mise en scène, et ce qui n’a pas laissé d’étonner certains, par exemple passionné de Wagner dont il connaît par le menu les partitions.
Il n’est pas étonnant qu’il ait lui aussi l’idée de l’exploration d’un répertoire élargi : chef principal des Musiciens du prince-Monaco depuis 2019, il porte la responsabilité de porter cet orchestre vers des horizons nouveaux, pas à pas, et de s’y frotter avec eux. Rien de plus étranger que la volonté de se cantonner à un répertoire, à une époque, à un style. Sa connaissance profonde de la composition, de la théorie musicale, de l’histoire culturelle et philosophique conduit à cet élargissement et à cette vision qui respire vers le large.
Je n’oublie jamais la passion de Boulez pour Gesualdo, et à l’inverse un chef dit baroque a tous les instruments en main pour s’intéresser à toutes les formes musicales et à leurs évolutions. En ce sens, l’inscription de Ein deutsches Requiem dans la programmation de son orchestre prend évidemment tout son sens étant donné ce que nous avons écrit sur Brahms et sa relation au passé et la volonté exploratoire de Capuano dans le travail effectué avec ses musiciens.-

Mais ne nous y trompons pas : programmer, ce n’est pas explorer, c’est inscrire une performance dans un présent hic et nunc et faire une proposition avec l’assurance qu’on va apporter quelque chose d’autre à l’histoire de l’œuvre, c’est certes comme je l’ai écrit, l’acte II de l’histoire des Musiciens du Prince-Monaco et de Capuano dans un parcours au futur très ouvert. Nous ne sommes qu’au début de l’acte II et l’acte III n’est pas encore écrit.

Regula Mühlemann (Soprano),Gianluca Capuano (direction) Florian Boesch (Baryton)

Alors, qu’en est-il de ce Deutsches Requiem ?

Nous l’avons souligné précédemment nous sommes loin du rituel catholique en latin du Requiem, c’est une « œuvre de consolation pour ceux qui souffrent » (Ein Trostwerk für die Trauernden), ou mieux, parce que l’expression rappelle le deuil de sa mère, une phrase du texte de l’œuvre (partie 5)  « Je vous consolerai comme on console sa mère »  (Ich will euch trösten wie einen seine Mutter tröstet), et par ailleurs le paragraphe « titre » du texte du premier mouvement « Heureux ceux qui souffrent, car ils seront consolés » (Selig sind, die da Leid tragen, denn sie sollen getröstet werden) est tiré du Serment sur la Montagne. Ceux qui souffrent au sens où ceux qui sont affligés du deuil.
Il s’agit d’accompagner les vivants dans la consolation d’un deuil et non d’accompagner le mort devant le Créateur comme dans la messe de Requiem, c’est en même temps une cérémonie collective où le chant a une signification qui va bien au-delà de l’esthétique (d’où l’importance du chœur) dans la liturgie luthérienne. Le culte protestant ne peut se concevoir sans l’expérience de la musique et du chant, en ce sens, la valeur religieuse de la musique (qu’on perçoit aujourd’hui dans bien des sociétés et depuis l’antiquité, dans la mesure où expérience musicale et expérience théologique se rapprochent) ne peut être séparée du théologique dans Ein Deutsches Requiem.
C’est aussi la raison pour laquelle le choix des textes par Brahms – il l’a souligné lui-même- n'est pas seulement un choix de sens, mais aussi un choix « musical », une musique textuelle qui pénètre et faire percevoir le religieux par sa valence même, son être même de texte comme dans la poésie où musique et sens du texte doivent s’alimenter l’un l’autre . Les textes ont une valeur peut-être à la fois fonctionnelle (musicale) et signifiante. Il s’agit de faire travailler ensemble écriture et musique, au-delà d’un sens, pour un effet musical d’apaisement.
Ainsi évidemment le phrasé doit-il être impeccable pour démultiplier l’effet fonctionnel (=musical) du texte mais aussi pour le faire « entendre » (au double sens entendre/comprendre). Il ne s’agit pas comme dans l’éloquence, de faire accompagner le signifié du texte d’une musique textuelle qui le scande ou le souligne, mais d’utiliser le texte pour la manière dont il peut contribuer à une harmonie qui fait à la fois image sens et son.
Cette cérémonie de consolation de funérailles, dans le sillon tracé par le Musikalisches Exequien de Schütz (1636) est une œuvre sur l’humain, « humaniste » donc, et confiante, qui alimente l’homme et surtout ne l’écrase pas.

  • Selig sind die das Leid tragen

Le premier moment des sept qui vont se succéder est un moment plutôt sombre, en fa majeur, et la première impression est une sorte de surprise. Dans les versions habituelles au disque ou même à l’exécution en salle, cet aspect sombre est souligné, comme une sorte de musique provenant des profondeurs (c’est frappant chez Klemperer ou Mengelberg). La surprise vient ici du son, à la fois clair, presque lumineux, avec en même temps des moments rêches. L’obscurité évoque la tristesse et la mort, cette presque lumière initiale installe au centre le vivant, tout à fait en phase avec le sens de l’œuvre. Alors que dans d’autres interprétations c’est une certaine rondeur qui domine, il y a des reflets grinçants surprenants notamment avant la première intervention du chœur (assez « bachienne »), comme un lamento amer au bord de la dissonance ( et au seuil de Mahler) qui donne à ce moment une autre couleur, non pathétique, mais presque tragique, l’amertume d’un refus, l’amertume de l’injuste qui a frappé.
Le chœur qui aborde l’œuvre pour la première fois (c’est important de le souligner) a une belle respiration musicale, un vrai sens des nuances et des accents, même si la clarté du texte serait peut-être à retravailler.
L’orchestre est un écho avec le chœur en accentuant les aspects de lamento (à la manière dont Verdi fait pleurer l’orchestre dans Boccanegra à la fin quand Simone dit à Fiesco piangi et qu’Abbado traduisait de manière si déchirante).
Il faut souligner aussi la clarté du rendu et la mise en exergue des harpes dans les dernières mesures, si claires, si présentes, si surprenantes et en même temps prenantes par une certaines étrangeté.

  • Da alles Fleisch ist wie Gras

Ce deuxième moment, peut-être le plus connu de l’œuvre, est un moment où se succèdent tension et détente.
Dans l’architecture interne de l’œuvre, si le premier et le septième mouvement se répondent (commençant chacun par « Selig », les deuxième et troisième répondent au sixième en évoquant une vie terrestre qui n’est que passage.
Le deuxième mouvement est donc une marche funèbre, au rythme ternaire, contrastée par un mouvement central « Soyez patients mes chers frères » (So seid nun geduldig, liebe Brüder) plus animée, plus sereine, qui est comme une irruption de vie presque bucolique dans l’atmosphère funèbre sur laquelle le mouvement s’ouvrait.
Il y a dans ce mouvement une unité forte qui est non la mort, mais la vie, le tempo est vif, un poil plus que d’habitude dans la « marche funèbre », puis l’alternance des moments très divers et contrastés donne droit à une symphonie de couleurs étonnantes, le mouvement central bucolique, une sorte de vision de l’Arcadie, puis la reprise du thème initial et enfin le final en fugato, où l’on sent une vraie dramaturgie, en contrastes, en échos, en réponses, qui n’est pas sans faire penser au Messie de Haendel que Brahms connaissait si bien, dans un ultime paradoxe puisque le Deutsches Requiem élude presque totalement le Christ. Un Messie des hommes, non messianique en quelque sorte, et Capuano fait de ce mouvement un organisme tellement vivant, tellement terrien, qu’on est au bord du théâtre.

  • Herr, lehre doch mich

Gianluca Capuano (direction) Florian Boesch (Baryton)

Le troisième mouvement marque l’entrée du baryton dont la voix est constamment reprise par le chœur, interrogations urgentes du soliste, et reprise ou réponse du chœur et de l’orchestre, sur un mode plus dramatique. Simon Keenlyside prévu à l’origine est ici remplacé par Florian Boesch, un des grands spécialistes de la musique sacrée germanique et du Lied, et donc un « diseur » du texte particulièrement affûté, au timbre très velouté, très doux, sans aspérités, qui tranche un peu avec le son de l’orchestre un peu plus acéré. Le mouvement est ici tout en interrogations sur le destin humain et sur l’inévitable finitude de l’homme. La présence de la voix soliste évidemment est incarnation, et le chœur, un peu abstrait dans les premiers mouvements, est ici dans une sorte de jeu dramatique de questions et réponses qui fait évidemment penser à Bach, avec ce final où finalement la voix soliste disparaît comme happée par le chœur qui reprend l’initiative de manière puissante. Il y a dans l’interprétation de Capuano quelque chose de théâtral au sens vrai et fort du terme, de ce théâtre que Brahms a refusé parce qu’il refusait l’idée que la musique puisse faire spectacle. Mais c’est ici comme un théâtre intérieur bouillonnant, et sans concessions.

  • Wie lieblich sind deine Wohnungen

Ambiance plus pastorale… qui n’est pas sans rappeler le court moment bucolique du deuxième mouvement quand la marche funèbre est interrompue par ce que j’ai appelé une vision arcadienne. C’est ici d’ailleurs que je trouve particulièrement juste l’harmonie entre ce chœur pastoral et l’orchestre emmené par des cordes au son presque « rupestre », avec une couleur chtonienne, directe, absolument pas cotonneuse comme on peut l’entendre dans d’autres interprétations, comme une sorte de timbre « originel » et sans « trafic », ce qui donne à l’ensemble (un peu plus court que les autres mouvements) à la fois une fluidité naturelle sans rien qui soit décoratif, et en même temps quelque chose d’un peu brut, non retravaillé qui s’accorde parfaitement avec la volonté d’ancrer ce moment de l’œuvre dans une « terre qui ne ment pas ».

Il y a dans l’approche ici quelque chose qui n’est jamais brutal, particulièrement sensible, et en même temps un refus de tout ce qui serait habillage et presque « maquillage ». Les rythmes, le ton, tout secoue un peu dans une sorte de pathos, une tendresse qui débouche sur une ouverture céleste, non pas de ces Ciels noirs à agités à la Tintoretto mais de ces Ciels rassurants à la Tiepolo. Ici le chœur est protagoniste (son intervention dans ce mouvement est très réussie) et l’orchestre se fait discret, mais toujours présent avec ce son toujours un peu aigu et affûté et surtout particulièrement transparent. Nous sommes au centre de l’œuvre, dans son noyau le plus lumineux, et tous les interprètes concourent ici à cette lumière qui diffuse avec l’accord final légèrement modulé une sérénité attendue qui semble commencer à s’installer.

  • Ihr habt nur Traurigkeit

Regula Mühlemann (Soprano), Gianluca Capuano (de dos)

Contrairement à l’intervention “urgente” de la voix du baryton au troisième mouvement, celui-ci, le dernier composé par Brahms qui l’a ajouté en 1868, et qui a été créé de manière privée à Zurich puis à Leipzig en 1869, est une sorte de LIed interne, qui prolonge l’impression « céleste » du mouvement précédent. La voix très bien posée, très contrôlée, de Regula Mühlemann en fait une sorte de pierre miliaire qui n’est pas sans rappeler l’univers de Bach, tout en arabesques et paradoxalement tout en simplicité aussi. C’est un Lied et dans les couleurs données par Capuano à l’accompagnement aux instruments à vent (magnifiques) très discret et très léger de l’orchestre presque diaphane, j’ai cru entendre l’esquisse des premiers Lieder de Mahler en une ambiance « apaisante », j’emploie ce terme à dessein, c’est celui que Clara Schumann emploie plusieurs fois pour caractériser l’œuvre. Et encore une fois cet accord final à l’orchestre presque suspendu, très clair, qui ajoute presque une respiration supplémentaire après l’un des moments les plus poétiques au sens verlainien (de la musique avant toute chose, dans le texte et dans le son).

  • Denn wir haben hier keine bleibende Statt-

Un début de voix alternées chœur, cordes et bois particulièrement équilibré dans sa palette de couleurs (qui entend l’orchestre de Capuano à l’opéra sait qu’il veille fortement à travailler à la variété de la palette de couleurs, pour prolonger celles des voix). Cette diversité correspond aux divers textes qui évoque la rédemption possible (Apocalypse, épître aux Corinthiens etc…), l’intervention du baryton accentue l’aspect plus dramatique et angoissée du mouvement qui tranche avec celui qui précède. Là encore Capuano sait ménager les effets avec un sens marqué du drame, où il se montre (presque) opératique. Il y a là une urgence, une respiration large. C’est à ce moment où Brahms appuyé sur le texte « Dann es wird die Posaune schallen » (ensuite sonnera la dernière trompette) « und dieToten werden auferstehen unverweslich » (et les morts ressusciteront imputrescibles/non corrompus) fait sonner effectivement les trompettes, exemple d’utilisation du texte en jouant sur texte et musique en dialogue et en correspondance, en une des images les plus puissantes de l’œuvre. La fugue finale en ut majeur a justement cette puissance, cette urgence, mais aussi quelque chose d’un « Dies irae » qui n’en est pas tout à fait un. Il y a là l’énergie, la dynamique, il y là quelque chose d’haletant, qui marque l’attente et l’espérance (chœur des voix de femme qui entame la partie finale) avec intervention des flûtes et après les trompettes puissantes, c’est une conclusion fuguée en allégresse.
Ce long mouvement me paraît l’un des plus réussis formellement par sa fluidité et son dynamisme (où on retrouve le sens aigu du rythme de Capuano), par sa distribution équilibrée, par la rigueur aussi dans les attaques et le jeu contrasté des moments vifs et retenus, non dépourvu de théâtralité, mais aussi d’une intensité venue des profondeurs, quelque chose qui est à l’opposé des autocélébrations sonores à la Karajan, mais au contraire une sorte d’expression directe du vrai. Splendide.

  • Selig sind die Toten

La boucle est bouclée. Pour Brahms, l’essentiel est là, être auprès de Dieu, dans une sorte de sérénité pour l’éternité. La consolation des vivants, c’est aussi l’assurance des morts d’être au repos auprès du Divin. L’œuvre avait ouvert sur l’errance des vivants assurés seulement de leur finitude, elle se ferme dans la même tonalité fa majeur et avec le même mot « Selig » (Bienheureux). C’est le moment du repos (Ruhe). L’œuvre se termine par cette Phrase de l’Apocalypse « Bienheureux sont les morts qui meurent dès à présents dans le Seigneur. Oui, dit l’Esprit, car ils se reposent de leurs travaux et leurs œuvres les suivent. » (Selig sind die Toten, die in dem Herren sterben, von nun an. Ja der Geist spricht, dass sie ruhen von ihrer Arbeit, denn ihre Werke folgen ihnen nach).
L’œuvre qui était ouverte sur « Heureux ceux qui vivent dans la douleur » se ferme sur « Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur », telle une parabole qui tient en son dernier mouvement le même texte utilisé par Schütz dans son Musikalisches Exequien déjà cité. L’œuvre s’ouvrait sur quelque chose de sombre, et ce n’est pas le cas ici : il y a un travail exemplaire de tissage de l’orchestre et du chœur un travail qui exalte la simplicité des formes et cette volonté de « dire le vrai ».
La seconde partie qui s’ouvre sur « Ja der Geist spricht » est un jeu merveilleux des bois (flûte et hautbois qui sont des pupitres splendides de l’orchestre de Musiciens du Prince-Monaco) avec une science consommée du cantabile  et des enchainements qui se reprennent comme des voix d’un canon qui font de ce final un moment incroyable d’humanité apaisée et de poésie qui rend la mort heureuse, cette mort douce que Brahms évoquera aussi dans d’autres de ses œuvres, et l’accord final qui fait entendre très distinctement les harpes, comme dans le premier mouvement, m’évoque ici irrésistiblement (est-ce une obsession wagnérienne personnelle ?) l’accord final de Tristan dont la dernière parole est « Höchste Lust », plaisir suprême… et qui se termine aussi par les harpes qu’Abbado faisait si distinctement et fortement entendre… on n’en est pas si loin ici.

Impossible de ne pas saluer la performance d’un orchestre et d’un chœur qui entrent en Brahms en laissant une interprétation forte, assez neuve, vivante, humaine, directe, sans complaisance, avec un son quelquefois rude, mais sans brutalité, une théâtralité toujours présente, une épaisseur sonore qui combine texte et musique, voix singulières remarquables (les deux solistes sont vraiment excellents) et voix collective, sans jamais que l’orchestre ne cesse de prendre sa part, mais seulement sa part dans une démarche profondément partagée, non dépourvue de sensualité presque haendélienne, et sans jamais rien de trop.

On sentait qu’il y avait notamment au départ une certaine tension, et Gianluca Capuano, toujours un peu raide dans sa manière de diriger, diffusait un peu cette tension, mais les choses peu à peu se sont détendues, notamment dans les parties les plus bucoliques et les plus dramatiques, peut-être un peu moins dans les parties les plus intérieures (le début).

Une petite réserve sur les projections led de vastes nefs et de détails baroquisants, qui derrière l’orchestre et le chœur changeaient à chaque mouvement, mais allaient contre la concentration, dispersant un peu l’attention, et faisant un peu « tape à l’œil ».

Enfin on doit regretter que cette première exploration dans ce répertoire, globalement si réussie, n’ait fait l’objet que d’une seule exécution. Cet orchestre, l’un des meilleurs orchestres sur instrument d’époque, ne peut garder pour les 400 personnes présentes une exécution qui mérite plus ample diffusion. Il y a là un vrai travail « médiatique », qui doit prolonger pareils moments. Plus largement, depuis désormais des années, chaque production de Bartoli et de l’orchestre est saluée, mais quelle trace en reste-t-il ? Les hommes sont mortels et connaissent leur finitude, nous dit Brahms, mais la consolation du musicien est que la musique reste. C’est vraiment ce qu’on peut souhaiter après un Deutsches Requiem si prenant, il ne peut rester un joyau dans un écrin aussi doré soit-il, il faut inscrire cela dans un parcours progressif et plus large, parce que dans cet orchestre souffle l’Esprit.
Ja der Geist spricht, dass sie ruhen von ihrer Arbeit, denn ihre Werke folgen ihnen nach… 

Gianluca Capuano (Direction)

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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