Ce milanais pur jus est apparu dans le monde lyrique il y a un peu plus de cinq ans comme chef d’orchestre. Auparavant, il était connu et estimé comme chef de chœur et surtout comme organiste, spécialiste de musique ancienne. Immédiatement il s’est imposé comme l’un des chefs les plus intéressants du paysage baroque, notamment comme chef d’orchestre des Musiciens du Prince-Monaco, la formation baroque de l’Opéra de Montecarlo dont Cecilia Bartoli va prendre la direction. Depuis, il a d’ailleurs régulièrement dirigé Cecilia Bartoli, aussi bien dans Rossini que Haendel (une magnifique Alcina à Salzbourg) et dernièrement à Zurich dans Iphigénie en Tauride de Gluck mené à un train vif, incisif, débarrassé de cette grandeur compassée dont on revêt habituellement le compositeur bavarois.
Et en discutant avec lui très librement, on découvre un parcours intellectuel de très haut niveau, parce que le musicien est aussi philosophe, diplômé (« Laureato ») de l’université de Milan auprès du grand philosophe Carlo Sini, et qu’il nourrit une passion affirmée pour Wagner, qui l’a introduit au monde de la musique et de l’opéra.
Esprit ouvert et disponible, il parle de sa passion pour Wagner et Strauss, pour la réflexion philosophique, de son goût pour la voix et de sa manière d’aborder le répertoire de la musique ancienne.
Cette personnalité atypique du paysage musical devait aborder le Belcanto et Don Pasquale au Festival de Salzbourg-Pentecôte 2020, la Covid-19 en a décidé autrement. Nombre des productions où il était affiché ont été annulées, comme partout sur la planète, mais les directeurs d’opéra ont flairé le talent, et le voilà appelé un peu partout en Europe, avec ou sans Bartoli, pour diriger le répertoire baroque.
La conversation, à sauts et à gambades, va aborder tour à tour tous ces sujets, où l’on va découvrir cette personnalité plutôt sereine, à l'exigence très rigoureuse et sans concession, nourrie par des années d’études, de regards aigus sur le répertoire, et de plongeon au plus profond des partitions, avec des idées qui en surprendront plus d’un. Travailleur infatigable et aussi musicologue, on lui doit aussi un ouvrage I segni della voce infinita. Musica e scrittura (les signes de la voix infinie, musique et écriture) paru en 2002 chez Jaca Book et il serait étonnant qu’il n’ait pas en tête quelqu'autre projet éditorial.
On l'entendra cet été 2020 à Salzbourg (27/08 à 15h et 20h30) et Lucerne (21/08 à 19h30), avec Cecilia Bartoli, et aussi lors d’un concert des Musiciens du Prince-Monaco pour une Mozart-Matinee à Salzbourg le 16 août.
En route donc pour un cheminement assez fascinant qui, étant donné la densité des propos, se déroulera en deux étapes. En voici la première.
Commençons par une déclaration qui m'a beaucoup surpris : vous avez dit un jour que vous aimiez beaucoup Wagner, mais que "vous saviez que vous ne le dirigeriez jamais". Pourquoi ? Il y a eu des chefs d'orchestre spécialisés dans la musique ancienne comme vous qui ont dirigé Wagner.
Ils ne sont pas si nombreux.
C'est plutôt une question qui tient au marché… Mais plus j'avance dans mon travail et ma carrière, plus je comprends qu'il existe des barrières invisibles mais souvent très fortes, comme un plafond de verre… Ainsi, pour un chef qui s’est fait un nom dans un répertoire donné, il devient très compliqué de pouvoir en changer.
Non pas que je n'aime pas ce que je dirige, mais je pense que parfois de nouvelles stimulations peuvent contribuer à la croissance d'un artiste.
Mon amour pour Wagner vient du fait que je l'ai toujours écouté depuis mon enfance. Il a été le premier compositeur que j'ai écouté intensément, j'étais fasciné par son monde et par la culture allemande en général, et mes études philosophiques ultérieures ont évidemment confirmé cet intérêt. Wagner est certainement le plus philosophique de tous les compositeurs, et c'est la figure qui a le plus réfléchi à la philosophie contemporaine.
Après tout, il y a peu de chefs d'orchestre italiens qui s'occupent du répertoire d'opéra allemand, peut-être les plus curieux intellectuellement. Il faut également dire que la maîtrise de la langue est nécessaire comme condition préalable pour aborder un répertoire particulier.
Toutes mes études, ma formation, mes goûts semblent me conduire à lui.
Et quoi en particulier dans le répertoire allemand?
Les deux piliers sont évidemment Wagner et Strauss : j'ai une passion particulière pour le Strauss lyrique, plus que pour le Strauss des poèmes symphoniques ; et j'aime tout spécialement le Strauss qui met Hofmannsthal en musique. Mais je comprends aussi que les directeurs de théâtre recherchent de plus en plus la spécialisation. Quand on y pense, ça peut se justifier.
Il serait pourtant intéressant de tenter des expériences ; par exemple, j'aimerais faire un Wagner avec les instruments et les formations d’orchestre de l'époque de Wagner ; cela ne se fait pratiquement jamais et je pense que cela donnerait une image très particulière de sa musique. Bon, je sais que le terrain est un peu miné... il est clair que ces grands compositeurs ont une tradition si forte que remettre en question certains points de cette tradition peut être très risqué.
Mais j'aime le risque.
Sur le premier Wagner, Das Liebesverbot par exemple?
Pourquoi pas ? Ou Die Feen, ou Rienzi... Mais je ne m'arrêterais peut-être pas au tout premier Wagner, aussi intéressant soit-il. Si on devait faire une opération un peu particulière ou adopter un point de vue différent, il faudrait le faire sur un titre plus important... En commençant au moins par Der fliegende Holländer par exemple. Laissons l'avenir en décider.
D'où vient votre intérêt pour la philosophie ?
Ça a été un intérêt très précoce dans mon cas même si je n’avais personne dans ma famille qui fût musicien ou philosophe. En considérant mon parcours, c'est probablement Wagner l'étincelle même qui a fait naître mes intérêts philosophiques. Vers l'âge de 20 ans, alors que j'étudiais à l'université, je pensais que je deviendrais philosophe, je voulais faire une carrière universitaire et mon intérêt pour la philosophie n'est donc ni accessoire ni marginal. Aujourd'hui encore, je lis beaucoup de philosophie et j'écris quand j'ai le temps.
On pourrait dire que c'est un chemin prédestiné : quand j'étais au collège, disons entre 13 et 15 ans, j'avais déjà un intérêt très fort pour cette discipline, je savais que j'allais étudier la philosophie à l'université et j'avais même décidé avec quel professeur je ferais mon diplôme. Et c'est ce qui s'est passé : je me suis diplômé avec Carlo Sini((Né en 1933, c’est l’un des plus grands philosophes italiens contemporains, un des grands penseurs européens qui a développé en Italie la réflexion sur l’herméneutique, en s’appuyant notamment sur Nietzsche, Wittgenstein, Heidegger)), un des plus grands philosophes, d'ailleurs musicien comme moi. J'avais trouvé la personne parfaite pour mes besoins. Mon maestro. À un certain moment, cependant, alors que j'étais sur le point de passer un doctorat en Allemagne, la musique a pris le dessus, la demande de concerts était pressante et, en bref, j'ai abandonné une carrière difficile comme celle de l'université en Italie pour faire face à une carrière peut-être encore plus difficile. La philosophie n'est donc pas pour moi décorative, elle est au centre de mon être-musicien, de mon être tout court, c’est un élément fondateur de ma vie.
Votre intérêt pour la philosophie est donc né de Wagner ?
Wagner et les Grecs : mes domaines d'étude personnels étaient la philosophie grecque, Platon d'abord, puis la philosophie allemande, Nietzsche et Heidegger, où les Grecs jouent un rôle central : tout se tient en fin de compte.
Et c'est pourquoi vous vous êtes intéressé à la musique ancienne, à travers Platon et ses théories sur la musique ?
Bien sûr ! J'ai approché la musique ancienne par un besoin urgent de vérité. Parce que j'ai écouté et joué ce répertoire, mais en voyant comment il était enseigné au conservatoire, je me suis rendu compte que quelque chose n'allait pas.
On peut sentir cette sorte de "fausseté" à fleur de peau, dans son corps. On ne comprendra jamais ce qu'écrit Frescobaldi si on le joue sur un instrument tempéré de manière égale ((Le Tempérament se réfère à un accordage dans lequel plusieurs ou tous les intervalles sont accordés par altération d'intervalles justes (ou purs) : ces intervalles altérés sont dits « tempérés ».(Wikipedia))), on n’arrivera jamais à l'essence du style de Monteverdi si on ne comprend pas que le mot vient avant le signe musical et rythmique, etc... Quelque chose ne tournait pas rond.
De là est née la nécessité d'aller plus loin, d'étudier les choses frontalement, bref de "savoir" pour arriver à une « vérité » de l’exécution. Lorsqu’on comprend les codes qui sous-tendent la musique des siècles passés, lorsqu’on entre en possession des clés qui en révèlent le sens, on est au sens propre foudroyé. La connaissance de cette pratique d’exécution fut une révolution copernicienne dans la compréhension de la musique tout court. Et de TOUTE la musique. Dans le cas de Bach, un autre compositeur absolument fondamental pour moi qui suis organiste, la perspective d’une pratique d'exécution basée sur la connaissance des traités, et sur la compréhension rhétorique et théologique sous-jacente à sa musique est le point de départ essentiel. Disons que l'étude de la philosophie, ainsi que les instruments fournis par les disciplines littéraires, historiques et artistiques, m'ont fourni une méthode, une clef universelle de lecture du passé et du passé musical en particulier.
Si l'on se réfère à l'histoire musicale des 50 dernières années, la redécouverte de la musique ancienne ne vient pas d'Italie mais d'Allemagne et de France. L'Italie est venue plus tard et je me suis toujours demandé pourquoi, étant donné qu'une grande partie de cette musique est née entre Venise et Naples ?
Il est difficile de répondre à cette question. Il faudrait faire une analyse sociologique, et aussi d'étudier comment la culture est financée (ou mieux NON financée) et organisée en Italie. Dans les conservatoires, malgré une ouverture à l'enseignement des instruments d’époque ces dernières années, la tradition de la fin du XIXe siècle, on peut le dire, occupe toujours le cœur de l'enseignement musical. Milan, ma ville, a été la première ville italienne à consacrer un festival ("Musique et poésie à San Maurizio") au mouvement dit HIP((Historically informed Performance : L'expression interprétation historiquement informée (en anglais, historically informed performance ou HIP) désigne un mouvement d'interprétation musicale développé au XXe siècle et plus particulièrement durant la deuxième moitié du XXe siècle. Cherchant à se rapprocher des goûts musicaux de l'époque et des intentions originelles des compositeurs, l'interprète utilise notamment des instruments d'époque (ou des copies d'instruments) et réalise un travail important sur l'interprétation, aussi bien vocale qu'instrumentale, l'ornementation, les diapasons et les tempéraments utilisés, etc.(Wikipedia))). À Milan, quand j'étais adolescent, je pouvais écouter les grands noms de la musique ancienne. Je parle des années 80 et 90, les années où j'étudiais. Pour toute ma génération, c'était comme accéder à un autre monde, comme avoir une illumination, dans le sillage de la génération précédente des musiciens (par exemple Alessandrini, Antonini, Biondi, Dantone) qui buvait à la source, étudiant avec des spécialistes à l'étranger.
Mais l’absence d'enseignement de la musique ancienne au Conservatoire et, en même temps, le manque de festivals consacrés à la musique ancienne ainsi que le désintérêt des saisons et des théâtres "officiels" ont créé un retard insurmontable en Italie dans ce domaine. Aujourd'hui encore, il y a des critiques et des musiciens en vue qui ne comprennent pas, ou ne veulent pas comprendre, ce mouvement qui est un fait acquis dans le monde entier.
Je dois quand même ajouter que dès que les Italiens ont commencé à fréquenter ce répertoire (surtout italien), ils ont vraiment changé l'histoire de l'interprétation. Il suffit de penser à la contribution des groupes italiens dans l'interprétation du répertoire madrigalistique et du concert et oratorio baroques.
Alors, en réaction à cette situation et pour rebondir, de nombreux jeunes musiciens ont commencé à lire par eux-mêmes, à voyager et à voir ce qui se passait dans le reste de l'Europe. La situation n'a pas beaucoup changé depuis quarante ans ou presque. Ce n'est que ces dernières années que les théâtres italiens ont commencé à s'intéresser et à s'ouvrir à ce répertoire qui est littéralement au cœur de l'histoire de la musique occidentale. Avoir en Italie des saisons comme le Concertgebouw ou la Philharmonie de Paris où l'on peut écouter le meilleur de la HIP, et les grands orchestres, et le meilleur de la musique contemporaine, est encore un doux rêve.
Comment êtes-vous arrivé à la direction d’orchestre ?
C’est arrivé très vite, là aussi : en Italie, pour entrer dans le cours de direction d'orchestre au conservatoire, il faut étudier sept ans de composition obligatoire et ensuite on peut essayer d'entrer dans le cours de direction d'orchestre de trois ans. Mais avant même d'étudier la composition et de suivre le cours officiel au conservatoire, j'ai toujours dirigé des chœurs et des ensembles instrumentaux. J'ai toujours écouté et apprécié les grands interprètes de tout le répertoire, et pas seulement du monde baroque.
Ensuite, il y a mon intérêt pour Wagner : je connaissais toutes les versions du Ring depuis mon plus jeune âge, et je m’intéressais aux différences entre un chef d'orchestre et un autre comme une sorte d'exercice herméneutique du texte musical.
Mais le premier cours de direction d'orchestre que j'ai suivi au conservatoire était un cours expérimental spécifiquement consacré à l'opéra. Et c'est là que les fils de mon intérêt pour la voix en général et pour les paroles mises en musique en général ont été retissés.
Puis l'intérêt pour la mise en scène a également pris le dessus, ce qui, à l'opéra, est évidemment loin d'être accessoire. Là encore, je suis parti de la direction des opéras de Wagner. Je sais que vous connaissez mieux que moi l'histoire de la mise en scène des opéras de Wagner. Mais quel compositeur, sinon le créateur de la Gesamtkunstwerk ((NdR : L’œuvre d’art totale)) est le mieux à même de susciter des questions sur la relation entre musique, texte et mise en scène ?
Parce que la mise en scène est une question intellectuelle et philosophique, celle de la lecture d'un texte dans tous ses sens... Quand êtes-vous arrivé à l'Opéra ?
Je dirige l'Opéra sans interruption depuis environ cinq ou six ans. Je peux me dire "novice" à l'Opéra, mais j'ai toujours été spectateur et j'ai dirigé dans le passé de façon sporadique, surtout de l'Opéra baroque et des choses contemporaines. L’opéra m’a toujours intrigué, et je suis aussi un passionné de théâtre ; j'ai fréquenté le Piccolo Teatro de Milan pendant mes années de lycée et d'université. C'est certainement la forme d'art la plus complexe ; coordonner autant d'éléments est un défi et, d'une certaine manière, je dirais que j’étais préparé (ou destiné ?) à le relever.
Et puis évidemment la passion pour la voix ! Il s'agit également d'un point central.
Je me pose une question un peu plus large sur l'opéra baroque. De nos jours, que ce soit le répertoire XIXe, XXe ou baroque, l'opéra se fait toujours de la même manière, avec des gens assis qui écoutent des heures de musique. Mais on sait qu'au XVIIIe siècle, les gens n'avaient pas cette façon d'écouter un spectacle. Comment ce nœud peut-il être résolu aujourd'hui ?
C'est vrai. Non seulement on n’écoutait pas les récitatifs interminables, mais aussi les airs si on n’aimait pas un chanteur. Cela nous pose aujourd'hui la question du « musée », c'est-à-dire qu'aujourd'hui, nous, interprètes et auditeurs des musiques du passé, nous avons tendance (je dois dire aussi à cause de la HIP) à penser les formes d'art comme des objets de musée à faire revivre, à dépoussiérer et à reproposer selon les canons de nos usages, c'est-à-dire avec un public silencieux, dans le noir, conditions sans précédent dans l'histoire du mélodrame.
Et c’est là où la question de la mise en scène se pose à l’évidence, parce que la mise en scène est l'élément effectif de la modernité, c'est ce qui - j'utilise un mot que je n'aime pas mais que je ne peux pas éviter - "actualise" cet objet de musée ; elle le rend vivant et le rend disponible pour qu’on puisse en jouir. Nous sommes tous des interprètes, l'auditeur comme l'exécutant et, j'ajouterais, le "commentateur" ou toute personne qui parle ou écrit sur la musique : cette opération herméneutique incessante est ce qui se passe lorsque nous proposons un titre du passé qui ne peut jamais être la reproduction d'un objet absolu et immuable. C'est vrai pour la musique mais aussi pour l'art figuratif, pour le théâtre, pour le cinéma, pour toutes les formes d'art en somme. Plutôt que de "reproduction" par l'interprète, il serait correct de parler de "production".
Un exemple : je considère que produire un opéra sur un texte de Métastase est impossible et inapplicable dans sa forme "intégrale", c'est-à-dire quatre ou cinq heures de musique avec des pages et des pages de récitatifs, dans un italien très élaboré, très difficile aussi pour nous, Italiens, et encore plus pour un public étranger. La vulgate aujourd'hui tend à identifier "philologie" à "intégralité" (c'est particulièrement vrai pour une certaine période du mélodrame), comme si proposer une œuvre "sans coupures" pouvait être une garantie de respect envers l'objet artistique et envers la volonté fantasmatique du compositeur (dont on ne sait rien, même si elle est exprimée).
Cette attitude ramène au fétichIsme de l'objet de musée à sanctuariser et à admirer avec le respect qui lui est dû, mais elle n'a rien à voir avec la "philologie". Parfois, le compositeur ne parvient pas à "conclure" l'œuvre, ne décide pas de la version "correcte", laisse des questions structurelles ouvertes. Pensons, par exemple, à Idomeneo : en réalité, il n'existe pas d'opéra portant ce nom, c'est l'interprète qui, de temps en temps, se décide pour une unité qui, à l'origine, est toujours destinée à rester inachevée et fragmentaire. Et cela en fait un objet vivant et palpitant, tout autre chose qu'une pièce de musée.
Autre exemple : dans le "Belcanto", à quoi sert de reproduire les reprises dans leur intégralité si on n’introduit pas de variations, procédé évident pour le compositeur mais parfois accusé d’être blasphématoire par l'interprète d'aujourd'hui ?
Aujourd'hui, le chef d'orchestre et le metteur en scène non seulement peuvent mais doivent assumer la responsabilité d’ "arranger" - j'use d’un mot vilain mais efficace - la partition, et donc s'exposer à l'assentiment ou au désaccord de l’usager. Un opéra du XVIIIe siècle avec des coupures n'est plus un scandale pour personne, et ne devrait pas l'être.
Jusqu'au milieu du XIXe siècle au moins, mais nous avons aussi des exemples postérieurs, la partition n'a jamais été sacralisée et l’on pouvait prendre beaucoup de liberté, par exemple lorsque le chanteur changeait, ou selon le lieu de représentation. Quelle est la liberté dont dispose le chef aujourd'hui ?
"Arranger" une partition ne signifie pas la dénaturer, il faut être très clair sur ce point. Par exemple, la grande liberté que l'écriture baroque - en soi pauvre en signes - donne à l'interprète doit trouver une limite dans la rigueur. Et la rigueur découle de la connaissance non seulement de l'objet en question, mais aussi de tout l'"extra-musical" qui l'entoure. C'est un équilibre très délicat. En un instant, la liberté devient arbitraire. L'arbitraire vient du fait de ne pas savoir. Celui qui dit "non, je ne touche pas une virgule" est un ignorant, tout simplement.
On ne sait pas ce qui s'est passé dans le passé. Parfois, en préparant une production avec Cecilia ((NDLR : Cecilia Bartoli)), elle me dit : « Écoute, est-ce qu’on peut transposer cet air? » En tant que musicologue, je vais toujours voir par exemple ce que Haendel lui-même a transposé. Et on en trouve des tonnes ! Tout comme on trouve des airs dans lesquels il n'a exécuté que A et non B, ou seulement A et B et pas le da capo : ce sont toutes des transformations attestées. C'est notamment le cas lors des reprises des œuvres avec des chanteurs différents de ceux de la première version, ou pour une représentation dans un autre théâtre pour un public différent qui a d'autres besoins.
Dans le passé, la musique était faite pour le présent avec toutes les variables empiriques imposées par les conditions de production. Aujourd'hui, où l'on joue presque exclusivement de la musique du passé, il y a une tendance à fétichiser ce passé, à en faire une hypostase.
En parlant d'interprétation : je dois vous avouer quelque chose qui pourrait vous surprendre. J'ai découvert L'incoronazione di Poppea dans la version Leppard en 1978 à l'Opéra de Paris avec une distribution wagnérienne (suite à l'annulation d'une Walkyrie), Christa Ludwig, Gwyneth Jones, Jon Vickers, Nicolaï Ghiaurov... Et cela reste la plus grande représentation de cet opéra que j'ai jamais vue...
Intéressant ! Ça montre que le chef-d'œuvre survit à toutes les contorsions. De mon point de vue, il est clair qu'une version comme celle que vous mentionnez déforme le "texte" musical. Mais il m'arrive aussi d'écouter des versions de ces années-là, et j'y trouve des choses extraordinaires : par exemple, les chanteurs qui chantent le Lied chantent très bien Monteverdi. Mais si dans Monteverdi on place le son au centre et pas le mot, la technique vocale et non l'articulation des paroles, si on n'a pas grandi en lisant l'Arioste et l'italien du Tasse, on va à l’échec. Pourtant, dans l’exemple que vous avez mentionné, je ne parlerais pas de profanation.
Je me souviens être sorti du théâtre convaincu de l'incroyable puissance de Monteverdi.
Pour continuer sur ce sujet, je me souviens avoir entendu un Oratorio de Noël avec un groupe philologique, je ne sais plus lequel, mais dirigé par Daniel Harding, un chef d'orchestre qui ne fréquente pas ce répertoire d'habitude et je ne sais pas à quel point il le connaît. Eh bien, sans aucun doute parce qu’il est un excellent chef d'orchestre, il a fait ressortir des détails cachés, il a mis en évidence des nuances du texte, bref il a montré un savoir qui m'a profondément étonné. C'était une interprétation supérieure à beaucoup de « HIPs » que j'ai connues. Voilà la beauté infinie de l'interprétation.
Certes, faire aujourd'hui d'une certaine manière Monteverdi ou Bach pourrait "scandaliser", mais si vous entendez la Poppée de Karajan ((NDLR : avec le Wiener Staatsoper en 1963 puis repris en 1969. Depuis lors, le titre n'a plus jamais été repris à la Staastoper de Vienne)) qui dure une éternité à cause de la façon dont il bouleverse le rythme de la parole, c'est un témoignage qui reste important dans l'histoire de l'interprétation parce qu'à cette époque, c’était comme ça qu’on voyait la musique du XVIIe siècle.
Mais aujourd'hui il y a aussi un phénomène de mode... comme le répertoire baroque marche bien, le marché s'adapte, et par exemple on voit beaucoup de contre-ténors surgir sur la scène lyrique...
Oui, le répertoire baroque a tendance à avoir un certain succès, mais le marché n'est pas infini. Et beaucoup s’enfoncent dans une impasse parce que le marché (surtout à l'heure du crépuscule du disque) est rapidement saturé. Quatre ou cinq contre-ténors intéressants, on les suit et on les écoute, vingt contre-ténors dont le marché voudrait faire des stars, là on ne suit plus. En outre, ce sont des voix qui s'usent rapidement, elles ont donc une parabole artistique limitée dans le temps. La tentative d'élargir les limites du répertoire, par exemple les contre-ténors qui chantent Rossini, ne me semble pas avoir remporté le succès escompté. Pourtant, il y a des artistes extraordinaires avec lesquels j'ai collaboré, avec une technique impensable il y a seulement 20 ans. Il est certain que l'opéra métastasien en particulier a grandement bénéficié à mon avis de la présence de ces artistes. Mais, je le répète, le marché n'est pas infini et il existe de nombreuses voix féminines tout aussi fascinantes qui chantent ce répertoire.
Je dois dire que la France a joué un rôle très important pour nous tous, Européens, avec la redécouverte et les repropositions tenaces et courageuses du répertoire du XVIIe siècle, y compris italien. Elle a créé et a pu alimenter un marché toujours florissant en dépit des préoccupations économiques. J'admets que je souffre un peu de l'hégémonie des groupes français, surtout dans le répertoire italien du XVIIe siècle, alors que les groupes italiens sont condamnés à l'inertie par l'absence totale de soutien public et de réseau de mécènes. Mais même dans ce cas, c'est le marché qui décide, et je reconnais au marché français le mérite d'avoir fait apprécier ce répertoire par le grand public.
Comme vous deviez diriger Don Pasquale de Donizetti à Salzbourg cette année, je voulais connaître votre avis sur la continuité qui à mon avis existe du baroque au Belcanto, en passant par Gluck, Mozart, puis Rossini et Donizetti. Il me semble en effet que la manière de diriger le Belcanto se tourne davantage vers Verdi que vers le passé.
Je dirais même plus et j’irais plus loin en affirmant qu’on écoute souvent le Belcanto joué aujourd’hui comme Mascagni, tout comme on entend souvent un Verdi qui semble venir de Boito plutôt que du Belcanto. Je crois que le vérisme a donné une très forte empreinte à ce que nous entendons aujourd'hui au théâtre. Qu’on pense seulement à la disposition de l'orchestre, aux instruments utilisés, à l'utilisation structurelle du vibrato, mais aussi aux théâtres de plus en plus grands, tout cela vient certainement des années du vérisme musical qui peint de ses couleurs toutes les musiques du passé. Face à ça, l'expérience de la HIP a eu et a encore beaucoup de succès parce qu’elle remet radicalement en question cette manière de faire et bien d'autres.
Mais il existe de nombreux survivants du baroque au XIXe siècle, par exemple la persistance même dans le Grand-Opéra des rôles de travestis, Jemmy (Tell), Urbain (Les Huguenots), Adriano (Rienzi), voire Siebel dans le Faust de Gounod...
Parce que le XIXe siècle vient clairement du XVIIIe siècle, mais la matrice de tout est toujours la musique du XVIIe siècle qui devrait être le fondement de l'enseignement dans toutes les académies du monde.
Et on continue à mettre des étiquettes, romantisme, pré-romantisme, post-romantisme, mais où classer le Belcanto ? Il faudrait le revisiter, l’alléger…
C'est ce que je disais tout à l'heure à propos de la recherche de la vérité. Chaque style a sa propre vérité, on doit partir de là, et c’est cette vérité qui peut être objet de contresens complet, même si on utilise les instruments d'époque... Le fait de garantir certaines conditions ne vous assure pas d'avoir accès au cœur du sens de ce que vous faites. C'est l'agencement (j'utiliserais ce terme de la philosophie française) de mille aspects divers et des différentes variables découlant - je le répète - de leur connaissance qui peut conduire à cette vérité. Pourquoi est-ce que je souligne l'importance de la musique du XVIIe? Parce que tout part de là : Monteverdi est le point de départ inévitable, puis on arrive à Cavalli, Scarlatti et ensuite Haendel. Avec Haendel, il y a une rupture nette avec le passé. Et la rupture suivante avec Gluck : Haendel ne mettrait jamais en musique un texte désespéré comme " Che farò senza Euridice " comme s'il s'agissait d’un air serein en tonalité majeure. Gluck, même si c’est manière absolument géniale, utilise ici un procédé "ironique" (au sens grec du terme) comme cela se passe dans tout l'opéra métastasien : il y a très peu d'airs en mode mineur, la convention était d'écrire dans certaines tonalités, mais aussi de mettre en musique avec ces moyens musicaux des paroles profondes et exemplaires en suscitant les passions de l'auditeur. J'ajouterais également à ces considérations Haydn, les opéras de Haydn que nous connaissons si peu, ce qui, je pense, est l'une des plus graves lacunes de notre répertoire. Haydn qui met des paroles en musique (encore plus à mon avis que le Haydn compositeur de quatuors et de symphonies) est éclairant et paradigmatique par rapport à tout ce qui s'est passé dans ces années-là, et surtout par rapport à Mozart, pour poursuivre cette généalogie musicale qui est la mienne.
Même dans le Belcanto, il existe des lignes de continuité par rapport au passé. Rossini est un grand révolutionnaire, mais si nous voyons les farces vénitiennes qu'il a écrites dans ses premières années et celles d'autres compositeurs qu’il écoutait lui-même, nous sommes essentiellement dans le style de l'écriture classique (plus Haydn que Mozart). Oui, Rossini est révolutionnaire mais dans la continuité : il a perfectionné un certain type de forme et mis le chant au centre.
Mais chez Verdi ? Peut-on affirmer que le chant est central ou bien le théâtre? Aurions-nous Verdi sans Shakespeare ? Ma réponse est non, et chanter dans Verdi n'est jamais une fin en soi, comme cela apparaît parfois dans le Belcanto.
Que conclure de cette généalogie qui pourrait arriver jusqu'à nos jours ? Le problème en tant qu'interprète est là : peut-on jouer Gluck sans connaître Haendel ou Monteverdi ? La question, à mon avis, se pose lorsqu’on a une approche abstraite de la musique, c'est-à-dire lorsqu’on prend une partition comme si c'était un livre qu’on achète en librairie : si on décode les lettres, on en comprend le sens. Et on lit et on pense en avoir acquis le sens.
La musique est tout sauf ça : la musique nécessite toujours un décodage, je ne parle pas seulement de pouvoir lire les notes. Mais la condition pour un décodage correct est la connaissance de toute la musique supplémentaire autour des notes.
Je vous donne un autre exemple : si je sors l'original d'un motet d'Ockeghem et que je ne connais pas les règles qui régissent cette écriture très complexe, les signes resteront pour moi totalement incompréhensibles. C'est un code qu’on doit connaître, et il s'agit de connaître exactement les règles de ce type d'écriture qui, autrement, reste lettre morte. Je vais très loin, mais avec Monteverdi ou Haendel, c'est exactement la même chose. L'œuvre d'art est toujours un coffre aux trésors qu'il faut essayer d’ouvrir afin de trouver cette vérité dont je parlais et c'est là qu'entre en jeu, si on veut le côté intellectuel au sens large qui permet de donner un regard plus ample à ce qu’on fait, voir l'ensemble du contexte et comprendre que, d'une part, je puisse dire "Je n'aurais jamais pu faire Haendel comme je le fais sans avoir fait autant de Monteverdi dans ma vie ni autant de répertoire du XVIIe italien en même temps" et que, d'autre part, "je n'aimerais probablement pas autant Monteverdi, si je ne connaissais pas bien Wagner et Strauss aussi, et tout ce qui viendra plus tard". Ce sont des choses qui continuent clairement à se tresser et s'influencer mutuellement. Je souligne ici à nouveau le noyau de cette discipline qui, en philosophie, est appelée "herméneutique".
C’est curieux que vous n’évoquiez pas Vivaldi
C'est un cas un peu à part. Peut-être parce qu’on a découvert ses œuvres très tard. Il n'y a aucune tradition d'interprétation d'aucune sorte concernant Vivaldi en tant que compositeur d’opéras. Ce qui m'intéresse le plus, c'est qu'il est un brillant compositeur pour son époque, mais pas révolutionnaire. Si le texte et la rhétorique qui sous-tendent la musique sont au centre de l'opéra baroque, constituent son noyau le plus intime, alors Haendel est le génie, certainement pas Vivaldi. J'aime à penser que Haendel est celui qui a fait pour la musique ce que Shakespeare a fait pour le théâtre. Il reste bien entendu que Vivaldi nous a laissé des pages d'une beauté éblouissante, et qu’il est le créateur de mille nouvelles solutions de timbre pour son époque.
© Monika Rittershaus (Iphigénie en Tauride)
© DR (Portraits G.Capuano)