Comment mettre en scène un œuvre comme Adriana Lecouvreur ? L'option traditionnelle de David McVicar use d'une ficelle assez commode montrant à l'envi un théâtre dans le théâtre où le décor tournette présente le déroulé du spectacle vu depuis les coulisses. Cette sphère intime des comédiens contraste au point qu'elle semble étouffer sous l'inutile opulence des décors de Charles Edwards et les costumes de Brigitte Reiffenstuel. On mesure à chaque scène le soin attentif à restituer la moindre dorure ou broderie, stuc, bijou et perruque poudrée. Que gagne en réalité ce diamant vériste à étouffer dans cet écrin sucré quand la direction d'acteur s'en tient au minimum syndical et que l'intrigue ne décolle pas du simple fait divers ?
Ce XVIIIe siècle fantasmé se laisse feuilleter comme un album d'images passant des coulisses de la Comédie-Française aux boudoirs et palais habités par le souvenir de la comédienne Adrienne Lecouvreur qui doit autant par sa vie amoureuse et la liaison avec Voltaire que par le destin tragique et dérisoire pour avoir respiré un bouquet de violettes empoisonnées. Cet accessoire à la véracité douteuse fait de l'héroïne de l'opéra de Francesco Cilea la victime d'un drame de la jalousie ordinaire qui se décline en passages obligés : lettre interceptée, étreintes, déclarations enflammées, agonie… Théâtralement, c'est la scène du bal à l'Hôtel de Bouillon qui offre le meilleur moment de la soirée, avec ce duel à distance entre Adriana et la Princesse qui use du mensonge pour connaître la véritable relation entre Maurizio et la comédienne. L'exécution du ballet montrant le Jugement de Pâris souligne la situation des deux femmes se disputant le cœur de l'officier. Les références que présente le livret à la tragédie française (Bajazet, Phèdre…) n'ont pas, chantées en italien, la dimension dramaturgique qui élèverait le drame au-delà de la simple bluette ; de même cette autre référence à la déception amoureuse, juste esquissée, entre Adriana / Ariane…
C'est dans la partie vocale que se concentre tout l'intérêt de la soirée, avec Anna Netrebko qui confirme les qualités qu'elle démontrait à Vienne lors sa prise de rôle dans la même production. Dès son entrée en scène, elle capte l'attention en un tournemain, imposant silence et concentration d'écoute à une salle d'ordinaire indisciplinée. Io son l'umile ancella a la souplesse de ligne et la variété de couleur qui font de son interprétation un moment unique qui répond à toutes les attentes. La subtilité des changements de registres dévoile dans Poveri fiori une maîtrise dans la projection et les nuances qui font rapidement oublier une ombre passagère dans la justesse. Son duel avec Clémentine Margaine en Princesse de Bouillon est l'occasion pour la mezzo française de révéler une voix large et puissante, avec une couleur dans le grave qui transforme Acerba voluttà en un torrent intense et vigoureux. Autre triomphateur de la soirée, Ambrogio Maestri offre au modeste Michonnet des reliefs et des accents que la voix porte avec une bonhommie et une richesse de timbre remarquables. Seul Yusif Eyvazov peine à convaincre parmi ce plateau de haut vol, la faute à une nervosité dans l'émission et les tenues qui font de passages aussi exposés que La dolcissima effigie des démonstrations de force où la nuance passe au second plan. L'endurance est mise à mal dans le récit du III (Il russo Mèncikoff riceve l’ordine) avec une tendance du timbre à devenir métallique. Saluons pour terminer la prestation très soignée de Sava Vemić en prince de Bouillon et l'énergique Leonardo Cortellazzi en abbé de Chazeuil.
Dans la fosse, Jader Bignamini multiplie les délicatesses et les nuances, portant littéralement la soirée d'un bout à l'autre, avec un geste et une autorité qui force le respect. L'Orchestre de l'Opéra de Paris trouve là l'occasion de se montrer au meilleur de sa forme, avec une discipline de premier ordre dans la gestion des phrasés et un lyrisme épanoui dans les passages plus véhéments. Toujours attentif à ciseler l'espace autour des passages dialogués et soutenir le tempo (sans jamais le contraindre) pour les grands airs dramatiques, la direction du chef italien s'impose comme l'une des plus subtiles et des plus passionnantes dans cet ouvrage.