Programme
Arnold Schönberg (1874–1951)
Pour le cent cinquantième anniversaire de sa naissance

Kammersymphonie Nr.1 op.9
Version pour 15 instruments solistes
En un mouvement.

Noah Bendix-Balgley (Violon), Thomas Timm (Violon), Diyang Mei (Alto), Ludwig Quandt (Violoncelle), Matthew McDonald (Contrebasse), Sébastian Jacot (Flûte), Albrecht Meyer (Hautbois), Domink Wollenweber (Cor anglais),  Kilian Herold (Clarinette), Matic Kuder (Clarinette), Andraž Golob (Clarinette-basse, Daniele Damiano (Basson), Václav Vonášek (Contrebasson), Stefan Dohr (Cor), Andrej Žust (Cor), Kirill Petrenko, Direction

Die Jakobsleiter
Oratorio
(Fragment)

Wolfgang Koch, baryton (Gabriel)
Daniel Behle, ténor (Ein Berufener)
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, ténor (Ein Aufrührerischer)
Johannes Martin Branle, baryton (Ein Ringender)
Gyula Orendt, baryton (Der Auserwählte)
Stephan Rügamer, ténor (Der Mönch)
Nicola Beller Carbone, soprano (Der Sterbende)
Liv Redpath, soprano (Die Seele/Ferne 1)
Jasmin Delfs, soprano (Die Seele/Höhe 1)

Rundfunkchor Berlin
Gijs Leenaars, chef des chœurs

Berliner Philharmoniker
Kirill Petrenko, direction

Berlin, Philharmonie, Jeudi 25 janvier 2024, 20h

Il n’y a pas si longtemps, Schönberg, Berg et Webern étaient classés à la toute jeune FNAC dans le rayon « musique contemporaine », Rolf Liebermann à la même époque avait fait sensation en proposant Moses und Aron en ouverture de saison 1973–1974 (septembre 1973) avec Sir Georg Solti au pupitre. Aujourd’hui on n’en est plus là, heureusement (enfin pas partout) et la Philharmonie de Berlin était pleine pour ce programme illustrant le focus que les Berlinois ont dédié au compositeur viennois à l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance en 1874, également marqué par une exposition dans le foyer.

Un programme comme sait les imaginer Kirill Petrenko, sans concessions, et évidemment passionnant puisqu’il offrait deux œuvres en contraste la Kammersymphonie n°1 et son oratorio Die Jakobsleiter (L’échelle de Jacob), inachevé, créé de manière posthume en juillet 1961 par Rafael Kubelik au Wiener Konzerthaus.
Au vu de la distribution qui réunissait parmi les meilleures voix masculines du marché germanique et de très bonnes voix féminines dont deux des grandes promesses de ce temps, il n'était pas difficile de comprendre quel grand enjeu se cachait derrière la programmation de cette œuvre, si peu connue qu’elle ne fait même pas l’objet d’une fiche Wikipédia…

Et ce fut effectivement une soirée introuvable, non seulement artistiquement incroyable, mais une plongée dans un univers spirituel d’une rare intensité, prenant le spectateur à revers et le menant à des sommets inouïs, où se rejoignaient art, spiritualité, spectaculaire, dans une tension qui ne se relâcha jamais, rappelant les moments les plus forts de… Claudio Abbado.

 

Arnold Schönberg , portrait de Richard Gerstl, en 1907

On peut entendre ce concert sur la Digital Concert Hall des Berliner Philharmoniker, avec l’interview très éclairante que donne Kirill Petrenko (allemand avec sous-titre anglais)
URL :

https://www.digitalconcerthall.com/en/interview/55048–3 (Interview)

https://www.digitalconcerthall.com/en/concert/55048 (Concert)

Passer d’un exercice presque familial de musique ensemble, de ce Zusammenmusizieren à la fois si virtuose et si intime, à une énorme machine musicale dispersée aux multiples coins de la Philharmonie, voilà l’expérience unique et contrastée de la soirée, des vibrations de l’intime à celles du cosmos, mais des vibrations cosmiques qui frappent aussi, ô combien l’intime.

C’est bien là la première impression qui se dessine d’un des concerts les plus frappants des Berliner ces dernières années, un dialogue inextricable de l’intime et du cosmique, au niveau musical et au niveau spirituel. En deux œuvres mises côte à côte, Kirill Petrenko pose les pôles de la musique de Schönberg d’un côté la Kammersymphonie Nr.1 dont on dit qu’elle ouvre à la Neue Musik (la nouvelle musique) qui va marquer tout le vingtième siècle, et de l’autre cette œuvre inachevée qu’est Die Jakobsleiter mais qui court en réalité sur plusieurs dizaines d’années de 1915 à la première posthume de 1961. Une œuvre de vie qui a été poursuivie et jamais achevée, et qui paradoxalement malgré ses seules 45 minutes se présente presque comme un tout cohérent, grâce au travail de son élève Winfried Zillig qui a donné forme au matériel laissé par Schönberg.

Schönberg novateur et Schönberg spirituel et religieux se rencontrent dans ce programme, où Kirill Petrenko nous rappelle discrètement que si on considère Schönberg comme le chef de file de la seconde école de Vienne, on a tendance au moins superficiellement, à ne pas souligner sa relation marquée à la religion avec Die Jabobsleiter travaillé de 1915 à 1922, puis en 1944, Moses und Aron, son opéra inachevé (1930_32), Prélude à la Genèse, Suite pour chœur et orchestre (1945), Kol nidre pour chœur et orchestre (1938), les Psaumes de la fin de sa vie (1950) .

Converti au protestantisme en 1898, il se retrouve brutalement confronté à l’antisémitisme en vacances au Mattsee en 1921, ce qui repose ses rapports à ses origines juives, jusqu’à sa reconversion au judaïsme en 1933 à Paris et à son activité militante à la fois pour l’horreur de la deuxième guerre mondiale (Un Survivant de Varsovie,1947) que pour la fondation d’Israël qu’il célèbre par son Dreimal tausend Jahre (1949).

Voilà dans ce programme deux œuvres qui posent en quelque sorte la musique au cœur des hommes, non dans la verticalité descendante, que ce soit du chef vers les musiciens ou de Dieu vers les hommes, mais qui au contraire part de l’horizontalité.

C’est aussi cette centralité de l’homme que ce programme met en exergue et dans son signifiant (Kammersymphonie) et son signifié (Jakobsleiter/L’échelle de Jacob). Rien là-dedans qui ne soit un message asséné, mais un système de signes discrets qui donnent à ce concert une valence humaniste toute particulière.

 

Kammersymphonie Nr.1, op.9 en mi majeur.

Il y a comme un paradoxe dans le titre même de symphonie de chambre : la musique de chambre renvoyant au privé, à l’intime, et au contraire le mot « symphonie » renvoyant au monde du grand orchestre, au chef qui dirige de son podium, au rituel de la « grande musique » classique. La musique de chambre, on l’entend dans l’expression abbadienne Zusammenmusizieren, faire de la musique ensemble, ce qui veut dire faire de la musique en écoutant l’autre, le voisin, en se regardant les uns les autres dans une relation horizontale où le chef, le « maestro » n’existe pas en tant que chef, mais plutôt de primus inter pares. Le premier entre les égaux …
Et Petrenko toujours soucieux des petits symboles entre sur le plateau en même temps que tous les autres musiciens, sans le rituel de l’orchestre qui attend le chef en s’accordant, lequel apparaît seul dans le silence pour monter sur le podium.
La version proposée est celle originale pour 15 musiciens (une seconde version pour grand orchestre sera proposée en 1935 – op.9b). La création de 1907 comptait l’ensemble des vents de l’orchestre de l’opéra de Vienne et le Quatuor Rosé. L’organicum compte deux violons, un alto, un violoncelle, une contrebasse, et flûte, hautbois, cor anglais, clarinettes (2), clarinette-basse, basson, contrebasson, cor (2).

C’est cette déclinaison du singulier et du collectif, dans un tissage entremêlé de mouvements qui renvoient à la structure de la symphonie mais concentrés en un seul mouvement de 22 minutes proposant différents moments successifs Langsam – Sehr rasch – Viel langsamer, aber doch fliessend – Viel langsamer – Etwas bewegter (Lent – Très rapide – Beaucoup plus lent, mais tout de même fluide – Beaucoup plus lent – Un peu plus mouvementé ) qui peuvent renvoyer aux quatre moments d’une symphonie, comme le scherzo ou la forme sonate.

Schönberg, qui avait déjà expérimenté la grande forme symphonique dans sa première période voulait clairement proposer une œuvre qui soit à la fois plus concise et formellement plus resserrée, permettant d’aborder des problèmes de langage musical nouveaux. C’est ainsi que Schönberg lui-même a vu cette œuvre comme une pierre miliaire dans l’histoire de son parcours.

Pour exécuter pareille œuvre, disposer de solistes aussi aguerris que les quatorze membres des Berliner Philharmoniker (et un clarinettiste invité, Kilian Herold, particulièrement aguerri dans ce répertoire) est évidemment indispensable, tant chaque pupitre a un parcours presque autonome , qui doit en même temps travailler en assonance/dissonance articulée aux autres, dans une sorte de parfaite égalité de traitement des pupitres, à l’exception, peut-être, des cors, doublés , qui par leur « fanfare initiale » signent le début du « premier moment », alors que les différents moments de l’œuvre seront signalés par d’autres rythmes ou instruments (violoncelle) avec un retour au cors à la fin.
Dans cette immense salle où tout sonne avec une précision étonnante, l’impression de ce retour à l’intime est sans doute ce qui frappe d’abord, malgré la perception immédiate, des sons rêches, sombres, qui dominent largement l’ensemble.

Petrenko compare l’œuvre à une Matriochka, cette poupée russe qu’on ne cesse d’ouvrir pour découvrir une poupée plus petite jusqu’à celle qu’on ne peut plus ouvrir, sorte d’atome, de noyau et ainsi c’est une œuvre vertigineuse et forte. Et l’auditeur d’aujourd’hui n’est plus scandalisé par une musique qui fit scandale lors du fameux concert du 31 mars 1913 le « Skandalkonzert » dirigé par Schönberg et donné au Musikverein de Vienne.
Ce qui fascine, c’est d’abord la fluidité avec laquelle se déroule l’exécution, même avec les moments volontairement heurtés (et le début en est un exemple) où se succèdent différents rythmes, harmonie tonale (en mi majeur) et atonale, retour à des allusions mélodiques au post romantisme mahlérien et projections vers le futur. Une musique d’ensemble, et, suivant l’exemple de la matriochka, la facilité avec laquelle on suit les instruments singuliers, presque didascaliquement une leçon d’orchestre et d’orchestration, où chaque instrument développe son parcours, flûte (Jacot), hautbois, (Mayer) cor anglais (Wollenweber), mais aussi l’étonnante relativisation des cordes, dominés par les cordes basses (2 violons et alto, violoncelle, contrebasses), la mise en relief et l’extraordinaire présence des cors (Stefan, Dohr, bien sûr, mais aussi Andrej Žust. C’est une co-présence égalitaire où le chef semble garantir un « rien de trop », et la précision des enchainements, mais où les solistes sont complètement immergés en même temps dans leur parcours, avec un double sens du résultat d’ensemble et de l’expression singulière, d’un raffinement inouï, qui fait de cette exécution en soi un moment non seulement impressionnant, mais presque emblématique des capacités de cet orchestre, engagé ici dans une sorte de défi qui est de faire apparaître « simple » cette musique d’une complexité rare dont Petrenko lui-même souligne qu’on n’a jamais fini de trouver des étonnements nouveaux et des possibilités à l’infini. Au bout des 22 minutes, on reste surpris et fasciné, enchanté même de ce moment complètement inattendu de poésie sonore, où se mêleraient Baudelaire, Mallarmé, Valéry dans une sorte de vertige à la fois dantesque et intérieur. Simplement stupéfiant. Aux saluts, Petrenko à juste titre fait donc saluer chacun des musiciens.

Die Jakobsleiter, Oratorio (Fragments)

Kirill Petrenko dans la passionnante interview qu’il donne à propos de ce concert (en allemand avec sous-titres anglais) confesse vouer à Schönberg une admiration si éperdue qu’il le compare à Michel-Ange, montrant par là qu’il écrivait peignait, composait, en artiste complet qui a été tout au long de sa vie fidèle à ses principes.
Et Die Jakobsleiter (L’Échelle de Jacob) dont Schönberg a écrit le texte à partir de l’Ancien Testament (mais aussi s’inspirant de Strindberg et de Balzac dans Seraphita) est un exemple singulier de l’étendue du génie du compositeur, qui frappe l’auditeur de manière inattendue. En effet après la concentration et la concision implosive de la Kammersymphonie, qui est une expérience du parcours « matriochkesque » vers l’infiniment petit Pascalien, nous nous trouvons au contraire cette fois projetés vers un abîme nouveau, l’infiniment grand, le cosmique, tout aussi impalpable d’ailleurs. Avec ses 230 participants, un grand orchestre symphonique, sept solistes, un chœur, quatre orchestres lointains ainsi qu’un chœur de femme disséminé dans les hauteurs de la Philharmonie, c’est à un défi là encore tout en contraste auquel on a assisté où, mieux, qu’on a éprouvé dans sa propre chair. 
Un exercice spirituel, à la fois écrasant et d’une ineffable douceur, comme un appel intérieur à la méditation sur l’immanence et la transcendance. Cette confrontation Kammersymphonie et ses quinze musiciens perdus dans l’immensité de la Phiharmonie et de l’oratorio avec son effectif pléthorique et tout ce son venu de partout, c’est presque la traduction métaphorique de l’homme, Jacob, face à l’immensité de la transcendance divine. En ce sens, ces deux moments musicaux montraient un parcours complètement ouvert parce qu’inachevé et qui en même temps diffusait une telle plénitude qu’il était difficile de concevoir l’inachèvement. C’est pourquoi cet inachèvement je l’appellerai ouverture sur l’infini comme référence encore et toujours à Blaise Pascal.
L’Échelle de Jacob est un épisode biblique de la Genèse (Genèse 28, 10–17) où Jacob fils d’Isaac fuyant la colère d’Esaü son frère (à cause de la bénédiction d’Isaac qui a fait de Jacob son héritier) se repose et s’endort, voyant en rêve une échelle qui monte vers le ciel avec des anges montant et descendant et l’Éternel qui promet de le protéger.

Jacopo Tintoretto, L’Échelle de Jacob, Scuola Grande di San Rocco, Venise

C’est un épisode fameux et représenté de nombreuses fois dans la peinture occidentale, qui signifie communément l’aspiration de l’homme vers le Ciel. L’œuvre l’accompagne toute sa vie : commencée dans les secousses de la première guerre mondiale, où Schönberg se met à douter de tout ce à quoi il a cru, il se tourne vers la religion comme seule salvatrice et ainsi il pose la question de « l’homme d’aujourd’hui » traversé de matérialisme, de socialisme d’anarchie et d’athéisme. Pour y répondre il a l’idée d’un oratorio inspiré de l’épisode de l’Échelle de Jacob, où l’homme serait en quelque sorte rattrapé par ses vieilles croyances et comment finalement il réussirait à retrouver Dieu. Travaillé de 1915 à 1922, il ne réussira pas à l’achever et c’est sa veuve qui demandera à ce que la partition soit préparée pour le concert à son élève Winfried Zillig comme évoqué plus haut..

Dans l’esprit de Schönberg, c’est donc moins un oratorio qui poserait d’abord le divin mais qui plutôt montre l’homme perdu dans le monde, sans tuteur, laissé à lui-même pendant que Gabriel donne la route à suivre. Les autres personnages masculins sont divers exemples d’humanité, un rebelle, un élu, un appelé, un moine, un lutteur, une voix de femme étant un mourant et les deux dernières voix féminines des âmes du lointain. Beaucoup de solistes pour des interventions particulièrement réduites pour chacun (deux à trois minutes), l’essentiel allant à Gabriel et surtout au chœur qui se taille la part du lion, avec dans la partie finale les deux voix féminines lointaines évoquant les âmes et le Ciel.
C’est donc un oratorio qui est plus terrestre que divin, notamment au départ, et qui va peu à peu s’élargir et faire entrevoir à l’homme la présence du Divin. La vision d’abord « horizontale » va se faire peu à peu ascendante, jusqu’à embrasser le cosmos divin.
Si la musique est inachevée, ce n’est pas le cas du texte, qui est en quelque sorte une confrontation avec Dieu, en un moment où Schönberg a été lui-même secoué par la guerre (il se porte volontaire mais était trop petit pour combattre, et sert à l’arrière). Artistiquement cela correspond à un moment où il voulait avancer dans son exploration d’autres horizons musicaux, comme l’atonalité, sans considération pour la réception des œuvres, il restait fidèle à son parcours.
Selon Petrenko, l’inachèvement de l’œuvre comme celle de Moses und Aron, a quelque chose à voir avec son retour au Judaïsme. L’expérience de l’antisémitisme de 1921 au Mattsee (bien qu’il fût converti) fut une secousse forte qui l’amena peu à peu à reconsidérer sa relation au judaïsme et aboutit à la reconversion. Ainsi les textes qu’il avait écrits (comme pour Die Jakobsleiter) ne correspondaient plus exactement à ce qu’il ressentait religieusement, à l’expression de la prière. En quelque sorte, il ne pouvait plus combiner un texte écrit à un moment où ia relation au religieux passait par le christianisme et l’achèvement d’une composition dont il ne ressentait plus l’élan religieux de la même manière.

Tout est complexité dans cette histoire, mais un point demeure, la liberté de composition, l’abandon de la tonalité ou du moins le jeu parfaitement libéré avec la tonalité et une musique étonnante d’une telle puissance qu’elle fait oublier la nature fragmentaire de l’œuvre.
Le chœur de la radio de Berlin (Berliner Rundfunkchor) dirigé par Gijs Leenhaars est époustouflant de bout en bout. L’élocution chez Schönberg est en soi un exercice ardu. Il chante, il crie, il parle, il murmure, il pousse la voix aux extrêmes, tantôt terrien tantôt céleste, comme dans la partie finale (qui devait être à l’origine l’interlude entre les deux parties) où une partie du chœur féminin se dissémine dans les hauteurs. Il s’exprime avec une telle variété de couleurs, une telle variété de rythmes et d’intensité et avec une telle présence qu’on ne peut que saluer chapeau bas une des performances chorales les plus singulières et extraordinaires entendues.

Daniel Behle

Si le chœur est la principale présence, les interventions des solistes nombreux se limitent à quelques minutes, une phrase ou deux, mais chaque intervention est un joyau, tellement propre, tellement ciselé, tellement contrôlé qu’on en reste frappé. Trois ténors (Daniel Behle, Stephan Rügamer et Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, et trois barytons, Wolfgang Koch, Johannes Martin Kränzle et Gyula Orendt mais chacun de couleur et de timbre différents, composant ainsi une sorte de kaléidoscope vocal.
Kirill Petrenko a fait travailler jusqu’à la ciselure millimétrée l’expression vocale, la diction, les variations tonales, du Sprechgesang au Gesang, ce qui rend chaque intervention un objet « en soi », une sorte de modèle presque fermé de perfection vocale et d’expression. Daniel Behle, à la voix désormais élargie, dont on entend le timbre qui fut mozartien, et qui chante désormais Wagner, avec une homogénéité et une montée à l’aigu admirable.

Wolfgang Ablinger Sperrhacke

Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, ténor de caractère, ici presque expressionniste, est toujours incroyablement clair dans son émission, et Stephan Rügamer, qui lui aussi a souvent chanté les ténors de caractère et qui ici est « Le Moine » (Der Mönch) avec une voix bien projetée, au style élégant assez forte, et neutre à la fois.

Stephan Rügamer

De l’autre, Gyula Orendt, baryton de la nouvelle génération, au timbre, lumineux, expressif, à la diction impeccable (l fut un Zurga magnifique à la Staatsoper de Berlin, et un impressionnant Gaveston dans Lessons in Love and violence de George Benjamin notamment à Lyon), Johannes Martin Kränzle, dont on connaît les qualités d’expression, l’intelligence du texte, la versatilité, est bluffant dans sa courte intervention sur toute l’échelle du registre, précis, stylé, sans une seule ombre, avec un sens de la couleur et de la variation incroyables qui finissent par émouvoir dans leur perfection.

Wolfgang Koch

Etpuis Wolfgagng Koch, qu’une longue complicité lie à Kirill Petrenko depuis Bayreuth qui prête à Gabriel sa voix à la fois forte, énergique, mais aussi douce, et insinuante. Sa première intervention est impressionnante tant elle est affirmée, tout en restant mesurée, profondément humaine : il y a chez Koch une sorte de tendresse profonde innée qu’on entend dans chacune de ses interventions, et il est ici vraiment exceptionnel, formant avec Kränzle une de ces paires de barytons presque inaccessibles.

Gyula Orendt, Nicola Beller-Carbone, Kirill Petrenko

Trois voix de soprano, Nicola Beller-Carbone, un mourant, une chanteuse elle aussi habituée à des répertoires divers, souvent risqués, qui affirme ici une voix de soprano forte, marquée, très présente (c’est la seule voix féminine au premier plan) tandis que les deux sopranos lointains, celle « d’en-bas »

Liv Redpath

Liv Redpath magnifique d’homogénéité et de netteté, mais aussi de puissance,  et celle d’en haut, Jasmin Delfs (qui était déjà la voix d’en haut « Mater gloriosa » dans la mythique Mahler VIII munichoise il y a quelques mois), sorte de fil vocal hallucinant venant des cieux de la Philharmonie, les deux voix intervenant à la toute fin dans une sorte d’envolée céleste vibrante.

Et puis il y a cet orchestre engagé dans cette partition qu’ils ont sans doute tous découverte, car la dernière exécution des Berliner remonte à 1985, sous la direction de Christoph von Dohnanyi, une partition qui demande une concentration de tous les instants, pour traduire cette impression fascinante de « boule à facettes », ici une « cuve à sons », d’où surgissent dans un ordre apparemment erratique pour le profane et tellement rigoureux et précis quand on voit comme Petrenko maîtrise chaque attaque, chaque intervention, domine toutes les masses, pour faire surgir une musique peut-être atonale, peut-être rugueuse, mais qui procure une étrange accoutumance, voire une addiction, et lorsque commencent à intervenir les quatre orchestres lointains dirigés par chacun un chef (David Buy, Gregor Mayrhofer, Giuseppe Mentuccia, Friedrich Suckel) le son prend évidemment dans cette salle une allure cosmique. Cette partie finale qui devait être l’intervalle sonore entre les premières et deuxième partie,  rappelle étrangement par sa disposition spatiale le final si aérien, si spatialisé de Parsifal par Abbado dans cette même salle fin novembre 2001.
On est saisi de la même émotion , du même sentiment d’élévation, de cœur, de l’âme, et on n'aurait jamais pensé que Schönberg puisse procurer pareille émotion et pareil bouleversement intérieur.
C’est que Petrenko, comme souvent, refuse le son pour le son, et sait contrôler les volumes, et sait faire percevoir malgré l’énorme dispositif d’extraordinaires moments de retenue ou d’intimité, jouant presque en écho avec la Kammersymphonie des « deux Infinis » dont nous parlions plus haut . Et c’est bien ce qui fascine que cette extraordinaire finesse de rendu dont chaque détail est audible, qui n’écrase jamais mais pénètre comme une inondation lente faite de sons divers, une musique des sphères ou d’anges musiciens.
Kirill Petrenko fait vivre cette musique dans sa précision et sa rigueur, comme souvent, comme toujours même, mais ce soir, on a perçu un au-delà, une vibration partagée par une salle comme toujours à Berlin tendue, attentive, concentrée, et surprise, comme nous tous de ce qui nous descendait du Ciel.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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