« Anker et l’enfance ».
Fondation Pierre Gianadda.
Du 1er février au 30 juin 2024.

Commissariat : Matthias Frehner et Regula Berger

Exposition visitée le jeudi 1er février 2024

A peu près inconnu en France, Albert Anker est en Suisse un peintre national, un de ceux qui, par leur réalisme sans affectation, ont su donner une image authentique des valeurs helvètes. Pour la deuxième fois, la Fondation Gianadda de Martigny lui rend hommage, en se concentrant à présent sur un aspect presque omniprésent dans son œuvre : la représentation de l’enfance.

Il est vraiment d’un autre pays, Albert Anker (1831–1910) : suisse il était et suisse il mourut, même s’il passa longtemps tous ses hivers à Paris, pour revenir chaque été dans sa contrée natale. Mais s’il figure aujourd’hui au panthéon des peintres helvètes, c’est peu de dire qu’il est moins connu en France, où son nom ne dit rien au grand public, ni même aux amateurs éclairés. En Suisse, en revanche, on peut voir de ses œuvres dans la plupart des musées. Il fallait donc une institution suisse pour consacrer une exposition à « Anker et l’enfance », en l’occurrence, la Fondation Gianadda, récemment privée de son fondateur (Léonard Gianadda est décédé le 3 décembre dernier, mais en ayant supervisé jusqu’au bout la préparation de cette manifestation). En 2003, le bunker de Martigny présentait une rétrospective « Albert Anker » ; vingt ans après, le même artiste revient, envisagé sous un angle plus large qu’on pourrait le croire a priori puisque, sur les 796 numéros du catalogue raisonné de ses peintures et études à l’huile, 500 incluent des enfants, sans parler des centaines de dessins et d’aquarelles que le peintre produisit au cours de sa longue vie.

Anker est aussi d’un autre temps puisque sa carrière, qui va du Salon des refusés jusqu’à la naissance du cubisme, semble ignorer allègrement plus d’un demi-siècle de modernité picturale. Ces scènes de genre qui renvoient au siècle d’or hollandais, ces enfants qui jouent comme chez Chardin, tout cela semble « d’un autre temps » que le sien, comme si le peintre était passé à côté de son époque. C’est ce qu’affirmait, avec admiration, Van Gogh, qui trouvait ses œuvres « conçues avec tellement d’habileté et de finesse », ajoutant « il est vraiment d’un autre temps ». Mais tous les artistes ne peuvent pas être d’avant-garde, et Anker semble avoir admiré Courbet quand il avait vingt ans, ce qui montre qu’il n’était pas insensible aux audaces de ses contemporains. Finalement, son art se situe plutôt dans la mouvance de ceux qui surent apprivoiser l’impressionnisme pour en proposer une version acceptable du grand public, comme Bastien-Lepage, avec qui il partagea un intérêt pour la vie rurale.

ILL. 1 L’Ecole en promenade, 1872, huile sur toile, 90 x 150 cm, Sammlung Dr. Christoph Blocher © SIK-ISEA, Zurich

Dans le catalogue, les commissaires de l’exposition de Martigny s’emploient à souligner ce qui pourrait constituer la modernité d’Anker, par opposition à des artistes bien davantage ancrés dans la sensibilité de leur époque. C’est vrai, dans ses peintures, et surtout dans ses admirables dessins et aquarelles, le Suisse offre une vision de l’enfance différente de celle d’un Bouguereau, par exemple. Là où le Français montre de jeunes paysannes un peu trop soignées, un peu trop aguicheuses malgré leur innocence affichée, Anker offre, comme le faisait à la même époque Lewis Carroll dans ses photographies, une image à la fois plus naturelle et plus complexe, sous un éclairage généralement vif. C’est un regard plein d’empathie qu’il pose sur ces enfants, saisis dans leurs jeux ou leur sommeil – sauf quand il s’agit de commandes, où le résultat est souvent plus guindé. Un regard plein d’empathie, mais jamais de pathos. Pour l’une des rares toiles appartenant aux collections nationales françaises, Dans les bois (1865, envoi de l’État au musée des beaux-arts de Lille), la petite ramasseuse de fagots endormie à côté des branches qu’elle vient de rassembler n’a rien d’affriolant. Certes, elle est offerte au voyeurisme du spectateur, mais elle est très décemment vêtue, sans érotisme pédophile ni réalisme misérabiliste à la Alexandre Antigna (voir sa Pauvre Femme de 1857 au musée d’Orléans).

A ses débuts, Anker voulut se hisser aux mêmes hauteurs que son maître Charles Gleyre, natif de Lausanne mais dont il suivait les cours à Paris, avant de prendre pour modèle Gérôme (en témoignent quelques toiles néo-grecques). Il semble avoir lorgné sur le Belge Henri Leys, dont il imite les scènes moyenâgeuses dans sa Sortie d’église (exposée au Salon en 1863, c’est l’autre toile « offerte par l’Empereur » à un musée français, en l’occurrence celui de Laon). Mais c’est peut-être vers la Grande-Bretagne qu’on pourrait se tourner pour trouver d’autres points de comparaison.

ILL. 2 La Sortie d’église, 1863, huile sur toile, 100 x 72 cm, Musée d’art et d’archéologie du pays de Laon © DR

La première grande toile ambitieuse d’Anker, Une école de village dans la Forêt-Noire (non présenté dans l’exposition car le musée de Berne, qui la détient, prépare pour le mois de mars une présentation de tout son fonds Anker) fut acquise par un collectionneur de Glasgow : de fait, elle n’est pas sans évoquer les scènes de genre de l’Ecossais Wilkie. Les jeux d’enfants trouvèrent aussi un peintre inspiré en la personne de William Mulready, que rappellent certains des jeunes personnages du Suisse. Et si Van Gogh put vendre Le vieux huguenot (1875) à son oncle Vincent, qui travaillait chez Goupil à Londres, c’est peut-être que le sujet pouvait faire songer le public britannique au vieux Milton dictant à ses deux filles. Et les Gamins qui se baignent à l’ancien Crêt (1888) ont leur pendant dans les toiles de jeunes nus masculins que multiplie outre-Manche Henry Scott Tuke à la même époque.

Surtout, on peut songer à Millais, non pas le jeune peintre en sa période préraphaélite, mais plutôt le portraitiste revenu de ses hardiesses, qui sut multiplier les toiles attendrissantes pour séduire le plus large public. Face à My First Sermon (1863) de Millais, les enfants d’Anker paraissent beaucoup moins apprêtés, même lorsqu’il ne s’agit pas de petits paysans assis sur le poêle en faïence, dans leur ferme aux murs blanchis à la chaux : quand il peint les rejetons de la bourgeoisie dans un décor plus élaboré, Anker évite toute ironie, il respecte le sérieux de l’enfant qui construit un château de dominos, qui s’applique pour écrire, broder, dessiner, ou qui s’ennuie et rêvasse. Bubbles (186), du même Millais, avec son petit lord Fauntleroy dont les yeux au ciel suivent les bulles de savon qu’il fabrique – l’image fut reprise à des fins publicitaires par la marque Pears – peut aussi être opposé au Gamin faisant des bulles de savon (1873) qui, vêtu d’une blouse bleue, se concentre sur la pipe avec laquelle il fait gonfler l’eau savonneuse.

ILL. 3  Gamin faisant des bulles de savon (1873), huile sur toile, 45 x 32 cm, Kunstmuseum Bern, Legat Hermann Bürki, Bern und Siders © Kunstmuseum Bern

Plus inattendu, lorsqu’on s’avance vers la fin-de-siècle, avec les Deux Fillettes endormies sur le fourneau (1895), on est tenté de suggérer un parallèle plus risqué. L’horizontalité de la scène, avec ces deux jeunes corps allongés l’un sur l’autre, dans le plus complet abandon, fait songer au plus symboliste des peintres victoriens, Albert Moore, spécialistes des beautés alanguies dans un cadre renvoyant vaguement à l’Antiquité. Le sommeil – ou la mort, comme dans le cas de son propre fils Rüdi – a d’ailleurs inspiré à Anker quelques-unes de ses plus belles réussites, dont il a parfois multiplié les versions, huiles sur toiles puis charbon sur papier (comme Moore déclinant par trois fois en 1875 la même composition dans des couleurs différentes, sous les titres A Sofa, Apples et Beads) : La Sieste (1879–80), Vieillard et deux enfants (1881), ou la Jeune Fille lisant avec un petit enfant dans les bras (1883).

L’exposition inclut une toile qui échappe à la méticulosité de la touche : Les Catéchumènes de Münstchemier, laissée inachevée (on le voit particulièrement autour des pieds des personnages) à cause d’une attaque cérébrale qui, en 1901, obligera l’artiste à renoncer à la peinture à l’huile. Dans sa dernière décennie de vie, il produira quantité d’aquarelles et de dessins, souvent superbes, mais avec parfois des distorsions étonnantes, comme l’énorme légume que croque le Garçon avec carotte (1907), ou le curieusement hydrocéphale Garçon avec un pot de lait (1908).

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © SIK-ISEA, Zurich
© Kunstmuseum Bern

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