Gaetano Donizetti (1797–1848)
Roberto Devereux o il conte d'Essex (1837)
Tragedia lirica in tre atti
Livret de Salvatore Cammarano, d'après Elisabeth d'Angleterre (1829) de Jacques François Ancelot
Création le 28 octobre 1837 au Teatro di San Carlo, Naples.

Direction musicale Stefano Montanari
Mise en scène Mariame Clément
Scénographie / Costumes Julia Hansen
Lumières Ulrik Gad
Dramaturgie et vidéo Clara Pons
Direction des chœurs Mark Biggins

Roberto Devereux, Comte d’Essex Edgardo Rocha
Elisabetta, Reine d’Angleterre Elsa Dreisig
Sara, Duchesse de Nottingham Stéphanie d’Oustrac
Lord Duc de Nottingham Nicola Alaimo
Lord Cecil Luca Bernard
Sir Gualtiero Raleigh William Meinert
Un page Ena Pongrac

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande

 

Genève, Grand Théâtre, le vendredi 31 mai 2024, 20h.

Troisième époque de la Trilogie Tudor imaginée par Aviel Cahn pour présenter les opéras de Donizetti mettant en scène la monarchie anglaise au XVIe siècle, qui passe d’Henry VIII à Elisabeth 1ère sans évoquer Marie Tudor, sans doute peu opératique ou insuffisamment inspirante pour les librettistes. Cette affaire de trilogie est une invention de com de nombreux théâtres pour attirer le chaland, comme la fameuse trilogie Da Ponte pour Mozart. Il n’y a pas plus de trilogie que de beurre en branche et en plus s’agissant de Donizetti, il faudrait au bas mot y ajouter Elisabetta al Castello di Kenilworth (1829), moins connu, au titre plus long, et qui ferait alors tétralogie… Mais là, le mot même sonnerait trop fort et serait contreproductif … 

En fait, Donizetti, en bon rossinien, reprend le filon inauguré par son idole avec Elisabetta regina d’Inghilterra (1815) et qui circulait dans toute l’Europe avec succès. C’est cette success story de la monarque anglaise, personnage fascinant par la longueur du règne, par la puissance du royaume à l’époque, et par le mystère de ses amours vraies ou supposées  (la reine « vierge » ?)tout au long du règne qui va déterminer certains choix de livrets.
Alors, puisque la Trilogie Tudor était la commande faite à Mariame Clément, celle-ci s’en accommode pour en faire une sorte d’histoire en creux de la reine « sans hommes », l’enfance, dans
Anna Bolena où elle n’apparaît pas dans l’opéra (c’est une toute jeune enfant), la maturité avec Maria Stuarda, et la vieillesse avec Roberto Devereux.

Même structure scénographique, mêmes solistes, même chef, en trois ans, Aviel Cahn proposait ainsi de fêter Donizetti de manière originale, appelant à Genève une metteuse en scène bien connue, deux solistes inhabituelles dans ce type de répertoire, mais fameuses pour leurs qualités scéniques, et un des chefs les plus réclamés aujourd’hui dans le répertoire baroque et rossinien. Le coup n’était pas si mauvais.
Las, d’une part Stefano Montanari a dû renoncer à
Maria Stuarda remplacé par un autre chef nettement moins excitant, et les productions précédentes n’ont pas été totalement convaincantes.

Roberto Devereux remet la situation d‘équerre avec le retour de Stefano Montanari en fosse qui dirigera aussi les deux séries finales de la fameuse Trilogie fin juin (à partir du 18 juin  et jusqu’au 30 juin 2024 ) et une production d’ensemble scéniquement et vocalement nettement mieux maîtrisée, où brillent notamment une Elsa Dreisig dans une fascinante composition scénique en Elisabetta et Nicola Alaimo dans une magnifique composition vocale en Nottingham, passant du brave type au mari jaloux. Ainsi, cela finit-il mieux que ça n’avait commencé. 

 

 

Mariame Clément a fait le seul choix possible en montant les trois opéras et donc mettant bout à bout les trois histoires, tenir comme seul fil rouge possible Elisabeth d’Angleterre, de l’enfance à la vieillesse. Ainsi s’était-elle sortie du piège initial d’Anna Bolena où Elisabeth n’apparaît pas (elle a trois ans à la mort de sa mère en 1536) en la faisant apparaître comme petite fille déjà vêtue due la robe au vertugadin qui fit la gloire de ses portraits et qu’elle fait apparaître dans le même costume dans Roberto Devereux alors qu’elle a 67 ans, en 1601.
Dans Maria Stuarda, Elisabeth est un personnage moins important que Maria Stuarda, qui va devenir une sorte de mythe plus important que sa rivale dans l’imaginaire, entre musique, théâtre, littérature et cinéma. Dès l’aube du XVIIe en effet, en 1604 et un an après la mort d’Elisabeth, Antoine de Montchrestien écrit déjà « La reine d’Ecosse », point de départ d’une longue série d’œuvres diverses qui en vont alimenter la légende.

Elisabeth n’est pas trop en reste, parce que le cinéma notamment, la musique et la littérature vont entretenir son image, mais dans le cœur des foules, Marie Stuart restera toujours la pauvre prisonnière décapitée par la méchante rousse.
Enfin, l’histoire de Robert Devereux va même retrouver au XXe siècle le chemin des scènes d’opéra puisque Benjamin Britten composera en 1953 à son propos Gloriana, un opéra (moins connu que d’autres) commandé pour le couronnement d’Elisabeth II.

 

L’histoire racontée par Roberto Devereux est une histoire de fin de règne, puisqu’Elisabeth mourra deux ans plus tard, en 1603, et une histoire moins spectaculaire que les deux autres, même si Elisabeth condamnant à mort son aimé Roberto Devereux se retrouve un peu dans la position de son père Henry VIII envoyant son épouse Anna Bolena à l’échafaud.

Le billot n’est jamais bien loin dans les histoires des Tudor, c’est ce qui fait tout leur charme.

Quelques questions dramaturgiques

L’opéra est composé sur un livret de Salvatore Cammarano, l’un des grands librettistes de la période, qui travaille avec Donizetti depuis rien moins que Lucia di Lammermoor en 1835 et continuera après Roberto Devereux notamment sur Poliuto (1838), mais qui collaborera aussi avec Verdi notamment sur Luisa Miller (1849) et Il Trovatore (1853), même s’il mourra en 1852 et que le livret du chef d’œuvre de Verdi sera achevé par Leone Emanuele Bardare.
C’est un très bon librettiste et il a écrit avec Roberto Devereux une sorte de drame crépusculaire, inspiré du livret de Felice Romani écrit en 1833 pour Il Conte d’Essex de Mercadante et inspiré des nombreux drames et tragédies écrites sur le Comte d’Essex (titre de Devereux) depuis le XVIIe, une histoire très connue à l’époque.
Nous sommes donc en terrain connu et bien labouré par le théâtre et l’histoire racontée ici est presque un mythe littéraire de l’époque, celui du traître trop aimé au crépuscule d’un règne de célibat, sans histoires d’amour (même si Donizetti ne cesse d’en prêter à Elisabeth d’opéra en opéra) qui aient eu une véritable issue.
Structurellement, nous sommes sur la perversion du schéma traditionnel de l’opéra (la soprano et le ténor s’aiment, mais la mezzo et le baryton sont les mal aimés et essaient de leur nuire).
Ici, deux couples au départ, le soprano (Elisabeth) et le ténor (Roberto) d’un côté et le mezzo (Sara) et le baryton (Nottingham) de l’autre, tous liés d’amitié. Mais comme dans les meilleurs vaudevilles, le mezzo et le ténor s’aiment et trompent qui la maîtresse, qui le mari. L’aimé qui vous trompe avec la femme du meilleur ami, qui est elle-même votre amie et confidente, ce peut-être du Feydeau ou un épouvantable drame de la jalousie.
Voilà pour le schéma, Elisabeth 1ère ou pas.  Cette histoire pourrait être celle du couple Dupont et du couple Martin.
Mais il s’agit d’Elisabeth 1ère, 67 ans, qui aime Roberto Devereux, âgé quant à lui d’un peu plus de 35 ans. On ne saura pas si cet amour fut réel ou fantasmé, s’il y eut entre eux une relation qui alla « au-delà », mais en tous cas il y eut une forte inclination et Devereux profita politiquement de cette faveur. De son côté, Devereux était certes jadis le favori, mais il entretenait déjà sa relation avec Sara (le seul personnage inventé par le livret, pour satisfaire à la loi du triangle amoureux) : il partit notamment en Irlande et durant son absence Sara épousa Nottingham, son meilleur ami. À la fois accusé de trahison, mais aussi en délicatesse dans sa relation à Elisabeth (à qui il a caché sa relation à Sara) et désormais à Nottingham, son retour à la cour le rend totalement vulnérable.
Même s’il est jeune, il a un âge qui au début du XVIIe est celui de la maturité, ce qui peut d‘ailleurs avoir une incidence sur la voix du rôle : ce n’est pas un jeune premier. Et c’est un être réfléchi et qui voudrait dire la vérité à Elisabeth, et non un jeune homme un peu léger. Le titre Roberto Devereux choisi par Donizetti non seulement est conforme à la célébrité du personnage à l’époque (c’est bien moins le cas aujourd’hui), mais aussi à ce qu’il est le nœud dramatique de l’œuvre, sur le fil du rasoir entre traîtrise et fidélité politique, et entre trahison et fidélité sentimentale. C’est tout ce qui fait la qualité du livret : d’un côté il souligne la situation du personnage, rendue très périlleuse par les « faits » qui peuvent éventuellement lui être reprochés, mais de l’autre il prend en compte celle, très différente, d’Elisabeth.

En effet, Elisabeth quant à elle arrive pour l’époque à un âge canonique, c’est bien le regard d’une vieille dame au crépuscule de sa vie qui considère ses amours passées qui ressurgissent, avec l’inévitable confrontation au réel qui peut s’ensuivre.
Il y a dans l’œuvre des attentes différentes, des sentiments qui se sont transformés, sans forcément que Roberto soit « coupable » envers sa reine ni d’ailleurs envers son ami Nottingham, puisque Roberto était amoureux de son épouse Sara avant leur mariage. C’est ce qu’il veut plaider.
Ainsi deux points essentiels traversent le livret,

  • D’une part, il ne se serait rien passé entre Sara et Roberto depuis son mariage avec Nottingham, un amour interrompu de deux êtres qui refusent de trahir et mari et ami. Roberto serait sans taches de ce côté et son accusation de trahison politique pourrait alors être déjouée.
  • D’autre part, Elisabeth au soir de son existence revoit Roberto et ressent de nouveau ce souffle intense qu’est la passion, elle n’envisage même pas que pour Roberto il puisse en être autrement. C’est donc un problème de survie personnelle, une manière de se prouver qu’elle peut encore vivre quelque chose : mais elle a pris l’admiration sincère et sans doute éperdue de Roberto pour sa reine pour de l’amour. Elle a pris ses désirs pour des réalités alors que L’amour est enfant de Bohème.

Le livret de Cammarano peut être tiré vers de profonds ressorts psychologiques, assez complexes, c’est pourquoi Mariame Clément choisit de travailler essentiellement sur le deuxième point, sur Elisabeth, et élimine le premier en montrant clairement que la relation de Sara et Roberto n’a rien de platonique dans leurs retrouvailles, renvoyant même la situation d’une certaine manière au théâtre de boulevard, et plus subtilement, faisant de Roberto un menteur pour la protéger et non un être sincère… Traître une fois…
Toute sa mise en scène est construite sur cette double postulation, d’une part une méditation crépusculaire sur l’hiver d’un règne et d’une existence, dans un grand décor hivernal ;  et d’autre part une banale histoire domestique, vue comme telle avec les décors d’un intérieur bourgeois un peu étouffant : une chambre à coucher d’un décor de Feydeau…

Les costumes de Julia Hansen, tout comme son décor, sont très lisibles à ce propos. Elisabeth est vêtue de sa traditionnelle robe à vertugadin, de ce costume qui fit sa gloire et de ce visage mat, presque de poupée de cellulose, de statue de cire qui l’immortalise avec sa coiffure rousse dans une sorte d’éternité où elle n’aurait plus d’âge, dans une sorte de conformité à son portrait qui garnit d’ailleurs les deux côtés du décor.
Seule, elle est engoncée dans ce costume qui la raidit, qui occasionne des attitudes pénibles, qui lui donne des difficultés pour marcher : elle est singulière et cela se voit puisque tous les autres sont en costume d’aujourd’hui, le plus évident étant Sara, en pantalon corsage très contemporain, une femme d’aujourd’hui face à celle d’hier, face à cette Dame du temps jadis, mais aussi Roberto, en complet un peu négligé d’un bleu qui ne sied pas à la cour mais sied à celui qui vient d’ailleurs, tandis que Nottingham est en bourgeois traditionnel (redingote, gilet…) de bonne facture. Tous les autres sont en costumes contemporains : Elisabeth est singulière, ce qui renforce l’idée portée par le livret et la mise en scène d’isolement, isolement du pouvoir, mais aussi isolement de la femme, déchirée, en fin de règne ou en désir de fin de règne.

 

Alors certes, trilogie oblige, Mariame Clément fait ressurgir les fantômes du passé où Elisabeth se revoit jeune, par exemple, où revoit Marie Stuart, c’est un fil rouge de sa mise en scène, mais cette fois-ci elle fait aussi surgir les « fantômes du futur », dont l’héritier Jacques 1er, grand jeune homme blond qui va apparaître notamment à la fin, et qui marque ce désir de fin de règne dont il était question plus haut.

Elsa Dreisig (Elisabetta)

Alors certes, trilogie oblige, Mariame Clément inscrit le drame d’Elisabeth dans le même cadre scénographique, sorte de cadre de scène, de théâtre presque intérieur de la reine qui ne semble vivre réellement que près de sa petite table, celle où elle pourrait écrire ses Histoires (presque au sens de Tacite l’historien romain), sur le proscenium, comme si le théâtre n’était plus qu’image et qu’hiver. Car cette fois, ce qui était forêt profonde dans les opéras précédents est devenu paysage d’hiver enneigé, évidemment métaphorique de l’âme d’Elisabeth, cet hiver de l’éternel déplaisir, pour pasticher Shakespeare…

Elsa Dreisig (Elisabetta)

Mais si elle montre Elisabeth perdue dans son âme enneigée, en contraste, elle construit les scènes d’intérieur qui animent Sara, Roberto puis Nottingham en scènes de triangle amoureux d’une modernité calculée, qui montre combien Elisabeth est ailleurs et combien eux sont dedans.

 

Stéphanie d'Oustrac (Sara), Edgardo Rocha (Roberto)

D’abord, le duo au lit entre Sara et Roberto, qui commence vêtu et qui finit (au matin ?) plutôt dévêtu, après quelques secondes de noir cinématographique qui font glousser la salle, laissant peu de doute sur l’entre-deux : dans les couples de l’opéra romantique on peut jurer de ne pas se toucher, pureté et honnêteté oblige, mais dans les couples « modernes » … il en va autrement. Conséquence, les protestations de Roberto affirmant l’innocence de Sara valent ce qu’elles valent auprès de Nottingham quand il aura découvert le pot aux roses, ou le foulard fatal…
Ensuite, les scènes entre Nottingham et sa femme dans le même décor sont construites d’une manière assez habile et caricaturale. Gestes grandiloquents, mouvements brutaux (chaise cassée), on se croirait dans un film muet du début des années vingt… Puis, mais c’est l’imaginaire du spectateur qui gamberge, j’ai vu derrière ces mouvements grandiloquents des scènes à la Greuze, dans une sorte d’alcôve à la Boucher. Comme si Mariame Clément voulait en faire des scènes de genre, et j’avoue que cette manière de marquer les mouvements et les gestes, les références explicites ou implicites montraient

  • D’une part la situation « traditionnelle » qui va courir tout le XIXe, dans le drame comme la comédie, du triangle amoureux, le mari jaloux, les pleurs de la femme etc … il ne manquait que l’amant dans l’armoire.
  • D’autre part, et volontairement très différent par le style, une Elisabeth dévorée par ailleurs, complètement dans sa bulle « hivernale », dans ses « histoires », qui à la fois répondait à une autre logique, mais qui en même temps était alimentée par les scènes d’alcôve, presque devenues rêvées et lacérantes.

Cette confrontation de deux univers très différents, l’un sans grandeur et l’autre qui n’en manquait pas au contraire était une manière de montrer la complexité du livret, très différent des deux autres, même s’il fonctionne comme Anna Bolena en quelque sorte, et qui traitait les personnages d’une manière nouvelle, qu’on retrouverait plus tard un peu chez Verdi et bien plus tard au théâtre comme à l’opéra à la fin du XIXe et le début du XXe… La manière pour Mariame Clément de nous montrer comment s’opère à l’époque une transition que souligne aussi Stefano Montanari entre deux styles musicaux fermant le bel canto aux année 1830 et ouvrant vers autre chose. Et Salvatore Cammarano, entre Donizetti et Verdi, est le juste profil de librettiste…

Ainsi, Mariame Clément va-t-elle s’intéresser de manière encore plus serrée aux personnages, à leurs attitudes, à leur expressivité, à leurs mouvements, et c’est aussi là un effet de ce livret plus concentré où le chœur n’a pas de vraie fonction dramatique, mais essentiellement décorative (il est confiné dans le « théâtre mental » d’Elisabeth), mais où chaque personnage, et même les personnages de complément comme Lord Cecil (le fils du père qu’on voit dans Maria Stuarda) ont un rôle pour ajouter un peu d’acide à l’histoire. C’est aussi un opéra où pour cette raison-même le texte doit être parfaitement audible, car la question du drame et du théâtre y est essentielle, où les airs sont moins déterminants que dans d’autres opéras de la période.

Edgardo Rocha (Roberto) Elsa Dreisig (Elisabetta), chœur 

 

Les aspects musicaux

Les aspects musicaux qui dans le belcanto sont souvent considérés comme plus importants que les aspects scéniques ou théâtraux doivent donc être ici, à la fois par la nature du livret, mais aussi par la nature de l’approche scénique de Mariame Clément (que j’ai trouvée ici plus convaincante et plus rigoureuse que dans les autres opéras) traités de manière étroitement liée au rendu scénique.

Ainsi retrouve-t-on le jeune Sebastià Peris et dans le rôle très épisodique du page Ena Pongrac, membre du jeune ensemble, dont la carrière va sans nul doute se développer car on commence à la voir dans d’autres théâtres européens, mais aussi la voix bien projetée au timbre assez clair de la basse William Meinert, du jeune ensemble et très familier de toutes les distributions du GTG, qui chante ici Sir Gualtiero Raleigh. Luca Bernard, lui aussi membre du jeune ensemble se montre très convaincant en Lord Cecil, au chant coloré, à la voix de ténor claire et bien dessinée, une voix d’avenir sans doute.
Stéphanie d’Oustrac est Sara, comme elle était Giovanna Seymour dans Anna Bolena et le rôle-titre de Maria Stuarda, elle est donc le mezzo qui s’oppose, et le rôle de Sara est moins important en surface vocale que le mezzo dans les deux autres opéras. Nous l’avons vu, son personnage est résolument vu comme contemporain, un personnage d’aujourd’hui qui fait contraste avec Elisabetta. Vocalement, elle n’arrive pas à s’emparer du style voulu, avec un certain nombre de difficultés de ligne et d’homogénéité dès le premier air All’ afflitto è dolce il pianto avec un style moins belcantiste et plus tardif et quelques accents à la Carmen. La voix reste forte, la présence scénique assez pâle, mais c’est sans doute voulu par la mise en scène. La manière très contemporaine de concevoir le personnage pourrait peut-être rejaillir sur le style de chant, un peu en décalage avec le belcanto stricto sensu. Stéphanie d’Oustrac m’avait assez séduit dans Giovanna Seymour, mais moins dans Maria Stuarda, elle n’est pas vraiment ici convaincante même si elle reste un joli personnage.

Edgardo Rocha(Roberto Devereux)

Edgardo Rocha a fait partie lui aussi de toutes les distributions, Percy dans Anna Bolena, Leicester dans Maria Stuarda, et ici le rôle-titre, Roberto Devereux, trois personnages très différents et aussi trois ténors de couleur différente. Devereux, nous l’avons vu, est plus mûr, malgré son âge encore jeune. Et le timbre d’Edgardo Rocha, très clair, ne convient peut-être pas au poids relatif du personnage. Par ailleurs, Rocha a quelque difficulté dans l’aigu, strident, pas toujours aisé, comme si la voix avec les années s’était légèrement fatiguée. Le timbre est toujours séduisant, la diction particulièrement maîtrisée, la présence scénique efficace, mais la performance vocale est un peu en retrait.

Stéphanie d'Oustrac (Sara), Nicola Alaimo (Nottingham)

C’est tout le contraire de Nicola Alaimo, qui affirme dès le départ une présence forte, avec un sens de la parole particulièrement aigu. C’est très clair, il est le reflet de cette exigence de mise en valeur du texte qu’on évoquait plus haut : pas un mot qui n’échappe, tout est parfaitement clair et audible. La voix est forte, bien projetée, affirmée, et le personnage très profilé. D’autant plus profilé que le personnage chante de deux manières différentes, une version positive, celle de l’ami et du soutien de Roberto Devereux, puis, après le final du deuxième acte, la version sombre celui du mari trompé et surtout l’ami trahi d’autant plus amer qu’il le défendait vigoureusement : les deux versions du personnage, gentil/méchant, qui de défenseur va se muer en accusateur demandent au niveau du style de chant et de la couleur une attention aux mots et une musicalité sans failles. Nicola Alaimo montre ici une maîtrise stylistique et une présence vocale et scénique qui stupéfie, et qui s’ajoute à la longue liste de rôles dans lesquels le chanteur s’illustre depuis quelques années, où il excelle aussi bien dans les rôles bouffes que dramatiques et où dans le rôle de Nottingham il présente une double face, en étant aussi convaincant d’un côté que dans l’autre. Une performance extraordinaire. On a encore dans l’oreille Sangue volli, e sangue ottenni et la manière dont il fait sonner ses dernières paroles (qui lui vaudront sans doute condamnation, il part entre deux gardes). Alaimo qui a commencé dans les bouffes rossiniens de grande tradition leur reste évidemment fidèle, mais a élargi la palette de manière à être aujourd’hui l’un des barytons italiens de référence, avec une vérité scénique et un engagement de tous les instants.

Stéphanie d'Oustrac (Sara) Elsa Dreisig (Elisabetta)

Nous avons suffisamment souligné précédemment nos doutes sur la manière dont Elsa Dreisig s’emparait d’un répertoire qui lui était a priori étranger pour saluer aujourd’hui sa performance dans le rôle d’Elisabetta. D’abord la performance scénique, sans doute la plus travaillée des trois opéras, où l’approfondissement du personnage, où la manière de le singulariser, de lui donner une grandeur tragique est frappante, particulièrement réussie et imposante. Sa manière de gérer son costume encombrant, de se déplacer avec difficulté, d’être à la fois virulente et déchirée, concentrant tout sur la manière de dire le texte, avec les mouvements idoines, les gestes hésitants, avec un visage de porcelaine et sans expression apparente, tout cela est très maîtrisé, mais aussi très travaillé par la mise en scène qui construit ici comme le profil définitif d’Elisabetta, un profil comme « pour l’éternité ». C’est en effet cette image qu’Elsa Dreisig laissera dans nos mémoires de cette Trilogie.
Les choses se sont améliorées très sensiblement au niveau vocal du point de vue de la diction, du phrasé, des agilités aussi et dans la maîtrise d’un style de soprano drammatico d’agilità qui semblait nettement plus éloigné les années précédentes. C’est un rôle redoutable par son acuité dramatique, sa relative absence de moments lyriques suspendus à la Lucia di Lammermoor, mais avec des ruptures dramatiques notables, des changements brutaux de registre que seules de très grandes ont pu affronter sans risque. Beverly Sills, l’une des interprètes les plus dramatiques du rôle, en a souvent confessé les difficultés. Elsa Dreisig porte une énergie intérieure indéniable, s’affirme encore ici comme une personnalité forte, mais elle se montre peut-être plus encore comme une artiste opiniâtre douée d’un cran incroyable qui n’hésite pas à aller jusqu’à l’extrême de ses moyens.
La voix en effet, réellement engagée, est tout de même souvent aux limites, notamment dans les sphères élevées de l’aigu, frôlant le cri, avec des sons quelquefois métalliques, c’est très clair dans le monologue final, celui dit « de la folie », qui n’est pas si fou et qui est une interrogation plus sensible et forte sur le sens du pouvoir, sur le sens de ces morts qui émaillent cette vie (Mirate quel palco… di sangue rosseggia…È tutto di sangue il serto bagnato…), sur la suite (et l’héritier Jacques 1er).

Visions…Elsa Dreisig (Elisabetta)

Elle interprète le rôle avec une réelle finesse, sans que la voix n’ait en réalité tous les moyens nécessaires, comparables aux interprètes historiques du rôle, de Gencer à Gruberova, Devia ou Radvanovsky, mais avec d’indéniables atouts dus à une forte personnalité plus qu’à des qualités vocales toujours adaptées aux exigences du rôle, même si on dénote une attention et une précision nettement plus affirmées. Il reste qu’elle reçoit un triomphe mérité du public, qui sait reconnaître l’artiste.

Le chœur dans le théâtre intérieur d'lisabetta. Elsa Dreisig (Elisabetta)

Le chœur dirigé par Mark Biggins n’a pas, nous l’avons dit, un rôle déterminant dans cet opéra, mais il assure sa part de manière solide et affirmée.

En fosse, Stefano Montanari accompagne ces voix de manière très attentive et soutient le plateau sans jamais couvrir les voix, laissant émerger le texte et le livret de Salvatore Cammarano. L’ouverture, revue en 1837, fait entendre de manière relativement ironique le God save the King/Queen et la lecture de cette ouverture est claire, vive, transparente et dénuée de lourdeur. Cette approche n’est jamais massive ni pesante
Dans l’ensemble Stefano Montanari dirige un Orchestre de la Suisse Romande en bonne forme avec un tempo soutenu, laissant voir la construction de l’écriture de Donizetti qui serre le texte de très près, mais qui en même temps montre une vraie concentration, plus dramatique, plus intérieure, sans grandes scènes spectaculaires, sinon le final de l’acte II qui fait exploser la crise. Montanari réussit à travailler sur l’urgence, sur une ligne musicale plus que sur l’épaisseur de la partition, mais toujours limpide, sans jamais alourdir ou faire sortir un son plus « verdien », en restant toujours fluide, avec un son qui circule, comme un sang frais et neuf. Donizetti est à l’époque en évolution, regardant aussi du côté du grand-opéra à la française, mais Roberto Devereux n’en est pas l’indice. Il y a dans cette direction une vraie finesse d’approche, un sens des impulsions et des respirations, une souplesse singulière qui rend cette lecture à la fois théâtrale et particulièrement dramatique. Stefano Montanari qui travaille en cohérence étroite avec Mariame Clément montre ainsi comment, notamment dans cette œuvre, il est particulièrement payant d’avoir une ligne étroitement tressée entre scène et musique, jouant notamment essentiellement sur la ligne des cordes (Montanari est un violoniste… ), mais faisant aussi apparaître la singularité de certaines interventions des vents. Ce Donizetti est au total assez frais et neuf, tirant les leçons du baroque et de Rossini sans jamais en être une pâle copie, misant sur la légèreté et la transparence sonore, alors qu’on a plutôt l’habitude d’entendre un Donizetti plus lourd, regardant plus le jeune Verdi voire au-delà et c’est assez revigorant.

Elsa Dreisig (Elisabetta), Stéphanie d'Oustrac (Sara)

Au total, cette œuvre, peut-être la moins connue des trois présentées à Genève, parce qu’aussi la moins spectaculaire se montre passionnante par le profil psychologique de la protagoniste valorisé par une mise en scène plus séduisante que les précédentes par son jeu de focale entre regard distancié et ironique et regard acéré sur un mythe.
C’est par ailleurs une œuvre que bien des chanteuses de ce répertoire ont abordé à un moment de maturité de leur carrière, Edita Gruberova l’a beaucoup chanté dans la dernière partie de son parcours, Mariella Devia l’a abordé à la scène en 2015, à 67 ans (l’âge d’Elisabetta…), à un âge où la voix peut risquer le tout pour le tout, et surtout où les ressources techniques sont telles qu’on peut parer à toute éventualité. Elsa Dreisig s’y confronte au contraire dans ses jeunes années, c’est un risque, mais c’est en même temps un indice que les temps changent où prime le plaisir d’être un personnage, le plaisir du défi, le plaisir de brûler les planches même au risque de se brûler.
Pour le reste on retiendra un Nicola Alaimo qui est leçon de chant et d’incarnation, et un chef qui cherche à renouveler profondément la lecture d’un compositeur souvent enfermé dans une aimable routine, qu’il réveille ici avec une fraicheur renouvelée. Tout cela a alimenté notre plaisir, alors que les autres productions de cette « trilogie » ne nous avaient pas ouvert l’appétit.

Au Grand Théâtre de Genève, dans le cadre de la Trilogie Tudor les dimanche 23 et 30 juin à 19h30
Anna Bolena les mardi 18 juin à 19h30 et mercredi 26 juin à 19h
Maria Stuarda les jeudi 20 juin à 19h30 et vendredi 28 juin à 19h

Edgardo Rocha (Roberto) Elsa Dreisig (Elisabetta)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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2 Commentaires

  1. J’ai entendu Devia dans Roberto Devereux à Marseille en version de concert, et je pense que c’était avant 2015…
    On dit aussi que Sutherland a refusé d’enregistrer l’opéra , en raison de la tessiture centrale du rôle..

    • Devia a abordé le personnage en scène en 2015, en concert elle l’avait déjà chanté mais ce n'est pas la même chose.

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