Programme

Maurice Ravel (1875–1937)
Le Tombeau de Couperin (suite d'orchestre),
Concerto en
sol majeur
Sergueï Prokofiev(1891–1953)
Romeo et Juliette (sélection des suites n°1, 2 et 3)

Orchestre de Paris
Lukas Geniušas, piano
Esa-Pekka Salonen, direction

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, le 24 septembre 2020

Les restrictions internationales ont entraîné, avec le forfait de Tugan Sokhiev, la rencontre impromptue et alléchante entre un grand fauve de la direction orchestrale et jeune loup du piano, tous deux appréciés pour leur virtuosité sans failles. Rencontre de très haut niveau, débouchant sur un accord esthétique partiel, qui fait rejaillir au passage l’ambivalence d’un concerto trop souvent réduit à des clichés. Le reste du programme montre un Salonen et un Orchestre de Paris dans de très bonnes dispositions, mais rappelle que le chef d’œuvre chorégraphique de Prokofiev a, comme pièce de concert, peu d’égaux en difficulté.  Même inaboutie, cette soirée est riche en instants délicieux, alors que continuent de s'esquisser les contours de l'art mûr de Salonen.

Esa-Pekka Salonen

Pour finir sur les meilleures notes, commençons par la fin. Une fin curieuse, que celle choisie par Salonen, au terme d’une sélection assez personnelle, à l’image de son enregistrement d’une large sélection de numéros du ballet, il y a déjà plus de trente ans. Bien sûr, il ne s’agit pas ici d’une anthologie de la musique de scène, mais d’un montage à partir des trois suites d’orchestre. Si l’on voulait faire simple, on dirait que chacune des trois suites a sa logique interne (ou plutôt son caractère, son ambiance), et que les mélanger aboutit à une bizarrerie : ce qui doit être un peu vrai, mais pas tant que ça. Et ce n’est pas une raison suffisante pour s’interdire de les panacher. En revanche, il est raisonnable de dire que la Suite n°2 domine les autres sur le plan de l’efficacité et de la densité dramatiques, tout en étant trop courte pour composer seule une partie de concert. Il est donc justifié de partir de son contenu pour l’enrichir de numéros importants des autres suites, au premier chef, naturellement, la Mort de Tybalt. Peut-on en dire autant de celle de Juliette ? C’est déjà moins évident, car l’efficacité dramatique de cette pièce ne se transpose pas aisément du ballet complet à la suite, même élargie. Salonen, après avoir naturellement ouvert sa sélection sur les Capulets et Montaigus de la Suite n°2, l’ajoute pourtant à la scène au tombeau qui normalement la referme. La coda alternative, dans la Suite n°2, de Juliette au tombeau, fournit une solution beaucoup plus satisfaisante au contexte du concert, qui n’a cure du dénouement narratif shakespearien. Et même dans des sélections de format équivalent, elle est souvent préservée (comme avec un Temirkanov qui enchaîne simplement des numéros des deux premières suites, ou un Muti qui les panache, mais toujours en gardant la scène de séparation suivie de celle au tombeau).

Ce que choisit Salonen pour l'enchaînement final est en fait une reproduction de l’acte IV du ballet. Mais celui-ci, dans sa concision, ne prend son épaisseur que nourri au préalable de l’accumulation de matériau – et des respirations ornementales –, notamment de celle des diverses présentations du long thème lyrique qui rythment le ballet. Dans la Suite n°2, la proximité entre la scène de la séparation et Juliette au tombeau permet un jeu d’aspects, de reflets dramatiques d’une grande intensité, qui donne toute sa signification au contrepoint chromatique des violons quand le thème réapparaît aux violoncelles (ci-dessous). Quitte à enrichir  la Suite n°2, on comprend mal l’intérêt de l’amputer non seulement de Frère Laurent, mais surtout de cette scène de séparation qui est un centre de gravité musical, l’endroit où l’interprétation a le temps d’énoncer et creuser le matériau, quand la scène au tombeau le ramasse et le met en fusion ou en fondu-enchaîné. Il est vrai qu’on gagne, dans le montage de Salonen, la scène du balcon de la Suite n°1 et, juste avant la Mort de Tybalt, la scène à la fontaine qui ouvre la Suite n°3 : de sorte que sont entendus sous leurs formes chaleureuses le thème d’amour et la grande péroraison arpégée (d'ailleurs fort bien réalisée, avec un sens impeccable de la progression organique). De façon générale, les pièces de caractère ou d’action, Capulets, le menuet, le Mort de Tybalt, ne souffrent guère de reproches (sinon le défaut de timbres plus corrosifs, bien sûr) et montrent ce que cette direction experte des grandes masses sonores bien découpées peut apporter. Il y a donc autre chose qui manque à la progression expressive, à la montée en tension, et qui se trouve dans l’interprétation du discours.

Comme souvent, la scène au tombeau est prise à un tempo retenu, qui flatte des cordes en bonne forme, mais rate quelque chose dans le ton, dans la vitesse expressive de la pièce, l’ampleur de respiration se montrant incompatible avec le frottement des transitions jaillissantes, cinématographiques. C'est une illustration ramassée de ce qui se trame dans ce libre arrangement et la lecture héroïque qui en est proposée. La transfiguration qui suit ne passe pas naturellement de la scène au concert, au contraire de l’articulation finale de la Suite n°2. L’orchestre, concentré est bien équilibré, montrant de belles couleurs, n’est pas en cause ici, mais la tentative de Salonen de bâtir dans ces deux derniers numéros une sorte d’arc émotionnel à la manière d’un poème straussien ne convainc qu’à moitié. L’intelligence et la grandeur de cette partition ne se révèlent pas comme imagier symphonique, mais dans une dimension plus subtile de la caractérisation, qui réclame la fluidité et l'ambiguïté permanente d’une humoresque. Toutes les suites d'orchestre tirées du ballet ont leurs morceaux de bravoure et de rouleau compresseur orchestral, mais toutes ne trouvent leur équilibre pour le concert que dans une forme d'inachèvement et de fragilité qu'il est difficile de transcender par une grande suite.

Lukas Geniušas

On pouvait craindre autant qu’espérer de la rencontre inédite entre Salonen et Geniušas, dans un concerto qui n’était pas celui initialement programmé – Sokhiev devait diriger le 3e de Rachmaninov. Le tempérament musical du prodige russo-lituanien verse de plus en plus – on en a fait état ici ou , notamment – dans la recherche conjointe de l’économie de moyens expressifs et de l’intimisme du cadre d’expression. Il aurait été intéressant d’observer, à cet égard, l’évolution la plus récente de son Rachmaninov, en particulier concertant. Mais quel que soit le répertoire, il est clair que l’entente avec le goût de Salonen pour la flamboyance, la vitesse et l’éclat chromatique ne serait pas évidente. Sa direction dans le concerto en sol est du reste assez familière du public parisien, qui a pu l’entendre accompagner David Fray avec le même Orchestre de Paris en 2010, et Hélène Grimaud avec le Philharmonia en 2013. En général, et pour soigneux et attentifs qu’ils soient (Salonen l’est), les chefs accompagnateurs tiennent modérément compte des personnalités de leurs solistes, et encore moins compte de leur diversité, disons, de noblesse. Il se passe néanmoins, cette fois, quelque chose. L’acoustique de la Philharmonie, plutôt propice à l’affinement du profil sonore, contribue à préserver l’intelligibilité d’un piano qui, de toute façon, a de la projection et de la densité dans la retenue dynamique.

Quelles qu’en soient les raisons, la démonstration clinquante ordinaire est globalement escamotée. Cuivres et percussions sont tenus fermement en retrait, et le quintette montre une disposition favorable à suivre le soliste dans des climats non pas éthérés, mais presque réclusifs dans les deux premiers mouvements. C’est une netteté de conception qui est tout à fait à mettre au crédit de Geniušas, car elle est originale sans être extravagante : la difficulté d’échapper aux clichés expressifs dans cette œuvre provient certainement de la l’influence qu’exerce son matériau principal — et son orchestration saillante — sur la perception générale des idées mélodiques et harmoniques qui le suivent : comme si l’éclat des timbres, la transparence de texture contraignait le récitatif et la cantilène du piano à une extériorité soulignant l’aspect typique, ou sucré. Ici, une certaine austérité de timbre, doublée de la retenue dynamique et de tempo, change profondément la donne et instaure un solide cadre alternatif, qui met en évidence ce que l’œuvre a d’essentiellement ambiguë dans la manière de tourner, avec les moyens simples de la modalité et de l’appoggiature, de tourner autour du cliché romantique de la lumière de sol majeur. Cette conception ne cherche pas pour autant à mettre dans la partition la noirceur de La Valse ou du main gauche. Elle se joue de la dialectique apparente entre éclat et intimité et entre fête et élégie, pour procéder par allusions, construisant par strates une unité de climat dominée par une amertume subtile.

Le haut lieu de cette interprétation est peut-être la cadence, mais prise au sens large. Elle est bien sûr valorisante pour un pianiste capable de mettre du poids dans la liquidité du son, y compris, comme tous les très grands, dans les longs trilles murmurés. Elle donne évidemment une idée de ce que Geniušas pourrait produire dans Concerto pour la main gauche. Mais la grande réussite est l’unification de climat, assez rare, à laquelle parviennent tous les protagonistes, à partir de la cadence de harpe (remarquablement détaillée) et de la si délicate transition a piacere qui la lie à celle du piano, où Salonen fait étalage de sa science de l’éclairage des plans, sans déroger à la conception générale de son soliste – qui fait tendre ici l’ensemble vers une sévérité minérale, et une forme d’abstraction qui relève de la gageure mais qui rappelle pourtant un trait essentiel de certaines références historiques de l’interprétation de ce concerto. Il fallait naturellement que ce profil se retrouvât dans un Adagio assai vidé de saccharose, mais sans pour autant chargé d’un esprit de sérieux artificiel. Plus exactement, le sérieux est ici dans la concentration instrumentale, l’attention extrême portée à la tenue stricte du profil sonore du piano. Mais le ton, la battue conservent une liberté de bon aloi. Comme de prévisible avec un tel legato et une tel contrôle du timbre, Geniušas se couvre lui et le cor anglais de gloire, avec la qualité exceptionnelle de ses triples croches dans la récapitulation. mais comme dans le premier mouvement, le moment le plus attendu n’est si réussi que parce que celui qui le précède l’est presque davantage – la transition en sextolets, conduite avec une splendide autorité, dramatisée sans effort.

Le finale parvient moins – ou avec moins de naturel – à une symbiose entre la quête d’allègement du pianiste et le besoin de laisser l’orchestre s’ébrouer, trop de retenue – l’OP a régulièrement progressé depuis dix ans, mais n’est pas Berlin – conduisant à la limite d’une détente des tissus rythmiques et motiviques : un certain relâchement général de l’intonation aux bois comme aux cuivres en témoigne. L’affaire est cependant bien mené, mais se prend au piège de son propre paradoxe : elle crée sa propre frustration d’une excitation dont le refus faisait jusque là le prix. Qu’importe, car on aimerait plus souvent entendre un Ravel aussi exigeant. Le Tombeau de Couperin par Salonen l’est, exigeant, mais sans guère devoir prendre le risque de prendre le texte à rebrousse-poil. Il va davantage dans le sens naturel de cette musique que ne le faisait d’ailleurs Klaus Mäkelä en juillet dernier : là où son jeune compatriote, directeur nommé de l’OP, affirmait son goût pour l’ampleur agogique et pour une forme presque distanciée de pondération, Salonen fait du Salonen, sur un terrain où il ne peut guère se rater. 

C’est toujours le même royaume des sens subtilement en fête, de la mélodie de timbre chorégraphiée, sans complaisance et sans, non plus, de virtuosité vide, qu’il déploie dans l’introduction de la deuxième partie du Sacre du printemps (dernièrement à l’Opéra de Paris), dans son miraculeux Ma Mère l’Oye avec le Philharmonique de Radio-France il y a douze ans, ou encore dans le Prélude à l’après-midi d’un faune donné avec le Philharmonia il y a dix ans  : un sens du ruissellement par la détente des pupitres, une faculté de mettre les plans sonores en perspective, non en en faisant saillir les angles, mais comme en les adoucissant. Il existe d’ailleurs, à défaut d’enregistrement, un beau témoignage de Salonen filmé au Proms, dans une rare collaboration avec le BBC Symphony. On y retrouve la ductilité, le sens du rebond rythmique non accentué, et la façon de créer l’espace où les phrasés se libèrent (plutôt que d’intervenir sur les phrasés eux-mêmes : ce qui permet la souplesse des transitions). Par rapport à Mäkelä, Salonen fait sans doute renouer l’orchestre avec des tempos plus usuels, c’est-à-dire généralement plus vifs, surtout dans les mouvements pairs. Ce n’est sans doute pas aimable à l’égard du compositeur de dire que sa Forlane, dans la version orchestrale, gagne à être prise un peu plus vite que l’allegretto demandé : mais comme souvent, c’est ce qu’on incline à croire à cette écoute. Surtout, Salonen y démontre que la neutralité produit ici moins de tension qu’un charme ou une alacrité assumée : le caractère de la pièce n’est pas le même qu’au piano, et sa coloration par l’orchestration la tire vers l’imagier, ou la musique de scène. Cette direction ondine trouve sa sirène dans l’appui impromptu de Miriam Burgos, habituelle titulaire du cor anglais du Concertgebouw, qui officie durant tout ce concert comme hautbois solo, avec une activité, une fantaisie et une prise de risques tout à fait réjouissantes (dans ce Tombeau, mais tout au long du concert aussi), et contagieuses pour les pupitres voisins.

Le menuet est, comme en juillet, le haut-lieu du Tombeau, et le mérite en revient à l’orchestre et à l’homogénéité de ses cordes. Mais si Mäkelä le tirait vers une ampleur contemplatrice sibélienne, Salonen tisse un onirisme d’une texture plus fine, et avec une battue plus allante. Le cadet procédait à un gonflement de voiles parvenant au maximum de tension au centre de la pièce, aboutissant à une conclusion un brin débonnaire. L'aîné donne ici la leçon, en parvenant, avec naturel, à lier logiquement l’expression des deux sommets lyriques (aux chiffres 7 et 14), et en rendant le dernier aussi étreignant, sans lourdeur, qu’un Jardin féérique. Un signal, avec d’autres entrevus dans ce concert, que le temps filtre, en les bonifiant, les vertus d‘une direction dont les admirateurs comme les détracteurs se demandent depuis longtemps comment elle s’accommodera de l’âge du capitaine. Ce Tombeau de Couperin, entièrement conduit sans baguette, et avec une gestique comme rarement économe, est une des meilleures réponses. Il y a toujours, chez Salonen, un génie de l’effilage, de la mise en tension du discours par la détente du son – sa principale parenté, strictement limitée à la direction, avec l’esthétique boulézienne –, et la dimension d'exploit athlétique pouvait tantôt en tirer profit, ou le noyer dans l'excès d’éclat jouisseur dont le compositeur ne semble pas prêt à se défaire. Mais pour ce qui est du chef, la finesse prend petit à petit le pas, et c’est une bonne nouvelle pour la vie musicale, en particulier celle du San Francisco Symphony, son prochain horizon.

Avatar photo
Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
Article précédentLe bunraku sauvage
Article suivantMais l’art est difficile…

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici