La Critique musicale au XXe siècle.
Sous la direction de Timothée Picard,
avec la collaboration scientifique d’Aurélien Bécue, Jean-François Candoni, Claude Coste, Michel Duchesneau, Valérie Dufour, Céline Frigau Manning, Vincent Giroud, Martin Guerpin, Philippe Gumplowicz, Julien Labia, Thomas Le Colleter, Pascal Lécroart, Danièle Pistone, Emmanuel Reibel, Yannick Séité et Noëmie Vermoesen. Collaboration éditoriale de Marianne di Benedetto, Isabelle Perreault et Rachel Rajalu.

Presses Universitaires de Rennes, 2020. 1568 pages, 49 euros.
Ouvrage publié avec le soutien de l’Institut universitaire de Franc, de l’Université Rennes 2 et de la région Bretagne.

Fruit de plusieurs années de travaux universitaires, La Critique musicale au XXe siècle se présente comme une massive somme de connaissance, sur un domaine assez méconnu du grand public. A travers près de cent cinquante articles, consacrés à des figures historiques de la critique, à des tendances et à des théories représentées au cours du siècle dans plusieurs pays d’Europe et d’Amérique. Un volume où le lecteur est invité à se frayer un chemin au gré de sa curiosité, en inventant son propre parcours.

Mille cinq cents pages. Autant qu’un volume de la Bibliothèque de la Pléiade, mais le format est double et le papier un peu plus épais. Il fallait bien mille cinq cents pages pour rassembler tout ce qui s’est dit entre 2013 et 2016, au cours de plusieurs journées d’études et colloques organisés dans le cadre d’un programme collectif de recherche dont Timothée Picard fut le maître d’œuvre. Seize universitaires le rejoignent pour offrir leur « collaboration scientifique ». Outre son introduction générale, Timothée Picard signe pas moins de quatre articles. Au total, la table des matières propose environ 140 communications et articles, ainsi que la transcription d’une dizaine d’entretiens, dont un à deux voix, et d’une table ronde à plusieurs voix. On le voit, le programme de La Critique musicale au XXe siècle est énorme, et l’ouvrage ne l’est pas moins.

Pour autant, il ne s’agit pas d’un dictionnaire, et les différents chercheurs qui ont participé au projet ont été libres de traiter les sujets qui les inspiraient. Avec une modestie admirable, l’Avant-propos pointe lui-même du doigt les lacunes qu’on pourrait reprocher à ce livre, notamment l’absence de certaines aires culturelles et linguistiques. N’allez pas croire, en effet, que ce travail porte sur la seule critique musicale en France : non, l’ambition était de couvrir l’Occident tout entier. Et il ne s’agit pas que de la musique classique, mais aussi du jazz, du rock et des musiques actuelles. Autrement dit, dans cette masse impressionnante d’érudition et d’analyses, même si le lecteur pourra se sentir davantage concerné par tel ou tel chapitre, chacun devrait avoir amplement matière à s’instruire et à réfléchir.

Face à une pareille quantité de textes, une solution de facilité aurait consisté à tout publier dans l’ordre chronologique où ils ont été présentés, mais un louable souci de cohérence a poussé à vouloir imposer un certain agencement logique, à introduire un ordre propre au volume, par exemple en séparant le classique du reste, mais c’était une gageure et le pari n’est pas tout à fait tenu. Cette distinction qu’on vient de mentionner est anéantie dans les différents chapitres consacrés à des aires géographiques spécifiques, et l’on trouvera encore d’autres frontières poreuses (tant mieux, sans doute), d’autres passerelles entre les quatre grandes parties, notamment parce que la critique étrangère s’est intéressée à la musique française, ou parce que certains articles rapprochent le domaine francophone du domaine anglophone (voir le texte d’Yves Landerouin, « Le genre de la critique de l’actualité discographique dans trois revues musicales d’aujourd’hui », lesdites revues étant, d’une part, Diapason et Classica, d’autre part, Gramophone).

On pourra aussi trouver que certains articles auraient eu toute leur place dans une section bien différente de celle où ils sont rangés. Dans « Le monde germanique », première des « Aires culturelles » étudiées en troisième partie, on lit ainsi un article sur « Les articles de presse d’Arnold Schönberg » qui aurait tout aussi légitimement pu figurer dans « Les compositeurs critiques » à l’intérieur de la deuxième partie très souplement intitulée « Figures, formes et genres ». « Gabriele D’Annunzio, entre critique et esthétique musicale », qu’on découvre dans « L’Italie », conviendrait aussi dans « Les écrivains critiques », et l’article consacré à « Paolo Isotta, critique musical du Corriere della Sera », présent dans « Conflits de figures et querelles de légitimité », se rattache bien entendu à l’aire culturelle italienne. On aurait aussi pu lire l’intéressant rapprochement « Ecole (artistique) de Paris versus Ecole (musicale) de Paris » dans « La critique musicale comparée aux pratiques critiques des autres arts » autant que dans « Moments théoriques ».

Autre remarque, pour rebondir sur la notion de « moments », le choix du XXe siècle est cohérent dans la mesure où il correspond à une explosion technologique qui, après la prolifération de la presse écrite au siècle précédent, a vu une population plus nombreuse que jamais accéder à la musique grâce à l’essor de la radio et du disque. Mais surtout, le choix de travailler sur le XXe siècle implique la prise en considération d’événements historiques qui n’ont rien d’anodin, à tel point qu’on aurait pu imaginer une rubrique supplémentaire réunissant les divers articles se focalisant sur cet aspect, autour des rapports entre critique et politique : c’est surtout la Deuxième Guerre mondiale qui est au cœur d’un certain nombre de textes, où l’on examine notamment la critique française sous l’occupation allemande, mais il est aussi question de critique en Allemagne durant la République de Weimar, sous le nazisme, ou en RDA.

Bref, il apparaît évident que ce volume appelle une lecture transversale peut-être plus que linéaire, ce que favorisera la présence providentielle d’un Index d’une trentaine de pages. Il faut aussi signaler que ces textes n’offrent pas tous le même degré d’accessibilité, surtout lorsqu’il y est question de personnalités dont l’auteur est certes familier mais dont le lecteur ignore à peu près tout, et lorsqu’on aborde des problématiques plus abstraites ; en effet, par-delà les personnalités, ce sont différentes conceptions de la critique qui s’incarnent et s’affrontent. On pourrait ainsi recommander de commencer plutôt par les études de cas concrets, par exemple l’étude très pertinente – et très drôle, ce qui ne gâte rien – que Frédéric Sounac consacre au « piano chinois », ou encore les différents articles consacrés à la réception de Stravinsky dans la presse et les écrits français : critique chorégraphique face à L’Oiseau de feu, critique plus strictement musicale face au Sacre du printemps chez trois critiques du début du XXe siècle : Jacques Rivière, Jean Cocteau et Boris de Schloezer.  Ce dernier est d’ailleurs l’une des figures récurrentes du livre, sur laquelle reviennent plusieurs articles, tout comme Emile Vuillermoz, Henry Prunières, Hugues Parnassié ou Theodor Adorno (parmi les compositeurs, Debussy arrive premier, suivi de près par Wagner).

Enfin, même si une place est faite à la critique musicale sur Internet, le déclin de la presse papier est assez peu abordé, et l’on a globalement l’impression que ces études portent sur la seule critique écrite. Ne pourrait-on défendre l’idée qu’il existe ou du moins qu’il a existé aussi une critique orale, pratiquée à la radio, et qui ne relevait pas de la lecture théâtralisée de textes préalablement rédigés, comme cela s’est beaucoup dans les années 1950, même lorsqu’il s’agissait d’entretiens présentés comme recueillant la parole spontanée de tel ou tel compositeur ? Il fut pourtant un temps où France Musique distillait un discours savant mais clair, grâce auquel bien des mélomanes ont pu former leur goût : ce discours-là aussi relevait de la critique musicale, assurément.

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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