Programme

(a)
Schubert,
Allegretto en ut mineur, D. 915 ;
4 Impromptus, D.935 ;
Hahn, 7 pièces du Rossignol éperdu ;
Prokofiev,
3 pièces de l’opus 12 (marche, étude, gavotte) ;
Sonate n°3 en la mineur

Lukas Geniušas, piano

(b)
Mozart, Sonate n°14 en ut mineur, K. 457
Schubert, Sonate n°13 en la majeur, D.664 ;
Scriabine,
5 Préludes op. 13
5 Préludes op. 16
Rachmaninov, Sonate n°2 en si bémol mineur, op. 36

Vadym Kholodenko, piano

Salle Gaveau, le 26 février 2020 (a), le 3 mars 2020 (b)

En cette période trouble, et en prenant un certain recul, il nous a paru bon de revenir, en les embrassant, sur ces derniers récitals parisiens entendus avant le grand confinement des vies individuelles et musicales. Non seulement parce qu’il n’y a pas de raison de ne pas le faire, mais parce que l’habitude naissante d’écouter ces deux musiciens et amis est une garantie qu’au travers et après des temps sociaux ou personnels difficiles, nous retrouverons de la noblesse, du sens et de la hauteur esthétiques.  On peut du moins l’espérer, tant Geniušas et Kholodenko sont de cette classe d’interprètes qui préservent la dynamique grâce à laquelle les textes musicaux conservent un sens et une portée.

Pour la deuxième saison consécutive, nous retrouvions à quelques jours d’intervalle les deux joyaux (et amis) du piano russe, le tout dans le même mois que deux de ses monstres sacrés (Mikhail Pletnev et Elisabeth Leonskaja). Même avec, pour les deux, un programme plus éclectique que fin 2018, ce sont les mêmes grandes signatures pianistiques déjà très mûres, et complémentaires qui s’expriment, laissant deviner ce qui, sur le temps de la carrière entière, pourrait bien devenir les points forts et moins forts de l’un et de l’autre. Même si Geniušas est habitué des scènes parisiennes depuis plus longtemps (Gaveau 2014, 2015 et 2018, mais aussi Louvre, Radio-France, Philharmonie, Fondation Vuitton…), on aime à penser que ce duo, qu’on aimerait d’ailleurs voir formé au moins occasionnellement, aura la destinée de Kocsis et Ránki, qui à la vingtaine à peine (autour de 1970) frappaient de leur grâce, de leur facilité, de leur maturité musicale sans âge, le public du Théâtre de la Ville. Leur exemple montre que deux talents hors du commun découverts ensemble ne sont pas nécessairement prédestinés à des carrières comparables ou simplement parallèles.

Geniušas et Kholodenko, du haut de leur trentaine, de plusieurs enregistrements rendant (certes partiellement) justice à leur colossaux moyens de réalisation et d’expression, sont à un stade maintenant avancé de la construction de leur rapport au répertoire. Certes, les deux arpentent un répertoire qui va pour l’instant de Mozart aux néo-romantiques russes (on ne peut s’empêcher de regretter que l’un et l’autre soient rétifs, par vécu esthétique, à mettre leurs moyens au service des grands textes des avant-gardes occidentales). Mais, ces deux soirées permettaient de le vérifier, les imaginaires sonores et discursifs de chacun ont des terrains d’élection différents. Naturellement, ceux-ci se recoupent dans le répertoire romantique (qu’ils abordent néanmoins de manières différentes, comme on a déjà pu le constater dans Schumann, par exemple), et bien sûr dans Rachmaninov – un corpus qui paraît, grâce à eux, ouvert à des perspectives interprétatives nouvelles, tant les facultés d’élargir l’horizon des possibles pianistiques semblent sans limites avec eux. De fait, pour commencer par la fin, la 2e Sonate de Rachmaninov est ce que l’on a entendu de plus abouti et impressionnant dans ce répertoire depuis les séries des 24 préludes données par Geniušas en 2011–2012. Il se peut bien que ce soit, et de loin, la réalisation la plus hors du commun de cette oeuvre que l'on puisse découvrir aujourd'hui – étant entendu que l'on est coutumier depuis bien des années des standards à la fois élevés et parfaitement complémentaires fixés par Lugansky et Berezovsky.

La légère réserve que l’on pouvait avoir l'an passé vis-à-vis de la sélection de préludes proposée par Kholodenko s’efface ici. La façon d’agrandir l’espace sonore, celui des dynamiques comme celui de la scène, de la spatialité proprement dite, permet de laisser de la respiration entre les éléments de l’écriture, de sorte qu’elle paraisse moins chargée qu’à l’accoutumée. Cette vertu donnait déjà une ampleur et une forme de hauteur expressive à ses préludes, mais une forme d’immédiateté et d’autosuffisance y était perdue, à force de retenir l’élan vers la résolution. Cette limite se transforme en atout durant toute la 2e Sonate. Rien dans le premier mouvement n’est coulée de lave, et tout évoque davantage le débit d’un très fleuve très grand et puissant, qui s’élargit progressivement à mesure que les horizons des confluences, puis de l’estuaire dans le finale, se rapprochent. Et la relation entre les thèmes principaux est débarrassée de sa dialectique faussement classique. La continuité avec la sonate en mineur, sur le plan du maniement de la forme, apparaît de façon plus claire que d’ordinaire. À une échelle encore supérieure, les trois mouvements paraissent fondus dans une unité de pulsation, de pas rhapsodique, qui contribue aussi à donner à l’œuvre un profil concertant. Étrangement, la solennité du propos ouvre un espace de liberté, par l’ampleur du monde sonore et expressif qu’elle révèle.

Cette prouesse à la fois technique et expressive est rendue possible par une qualité que Kholodenko et Geniušas partagent au même degré, et est rendue particulièrement saillante dans cette musique : celle d’avoir tout le temps devant eux, qui se traduit dans l’espace par l’impression que les notes ne sont pas si nombreuses. Berezovsky, et à sa manière Pletnev, ont aussi ce don de transcender la densité d’écriture en aérant et fluidifiant la texture, mais ils le font en les allégeant, et en donnant un caractère parfois informel ou improvisé au discours. Les deux jeunes loups se placent dans un autre registre, qui maintient, rend légitime la prétention du texte à la majesté, et pousse à l’extrême le refus de la trivialité. Et même, d’une certaine façon, le rejet de l’idiosyncrasie. Leur Rachmaninov est complètement intégré dans une tradition pianistique séculaire désormais digérée, et est présenté dans une sorte de gloire académique, de dignité strictement analogue à leur Tchaikovsky ou leur Prokofiev. En cela, il se place davantage dans le sillage (spirituel, presque de politique esthétique) de Lugansky, avec un luxe supérieur de possibilités de réalisation.

Une différence importante entre les deux compères demeure, et paraît destinée à s’accentuer. Dans ce répertoire comme dans le classique, Kholodenko cultive un art de l’intensification expressive, qui, en partie par la sophistication d’articulation et par le goût prononcé pour la suspension des fins de phrase et des cadences, le rapproche aussi de Sokolov. Son piano étant plus ample, et plus malléable de son, il évite l’écueil de la saturation du discours par la tension du son, et parvient à concilier la générosité, la chaleur instrumentale, avec un art grandiose de la déclamation, de la scansion du texte. La conduite du glas chromatique du premier mouvement, dans la section de développement surtout, atteint un dramatisme monumental, comme sortie d’une scène de Boris Godounov : le tourment n’est pas extrême que sur le plan intime, il atteint une dimension publique, cosmique, et par résonance confère au second thème une dimension plus vaste et incertaine que celle de l’élégiaque conventionnel. De même, la péroraison caractéristique refermant le finale s’appuie sur un contrôle tel du son qu’il accède à une dimension d’ordinaire virtuelle du symphonisme pianistique : la stabilité, et une stabilité si forte qu’elle rend paradoxale la perception cumulative des lourds accords répétés. Comme dans la Sonate n° 5 de Scriabine l'an dernier, il y a le chant, la puissance d’occupation de l’espace sonore, mais il y a aussi la mobilité cohérente de ce vaste appareil harmonique : les accords semblent bien soutenir l’orchestre de la même manière que dans la coda du concerto en mineur, par exemple. Et l’orchestre qui s’ajoute au piano orchestral est ici audible, de sorte que ce n’est pas seulement la carcasse du mouvement harmonique que l’on perçoit, mais l’éclat et la texture du tutti.

Ce genre de sommets d’intensité accompagné d’une sorte d’ataraxie paradoxale avait aussi été atteint par Geniušas dans certains de ses préludes de Rachmaninov, essentiellement dans ses extraordinaires opus 32 n°4, 10 et 13. Même si leur rapport physique au piano n’est pas exactement le même, les deux possèdent cette rare aptitude à approcher les plus grandes difficultés pianistiques, et en particulier l’exécution de passages d’une très forte densité sonore, avec des effets de masse, avec un degré de contrôle du timbre et de l’effet expressif dans le temps : en somme, ils ont toujours le temps. Mais Geniušas cultive un usage différent de cette vertu quand on en vient au répertoire classique ou romantique précoce. Son Beethoven (enregistrement de l’opus 106, fabuleuse démonstration de maîtrise du style et de la forme dans l’opus 10 n°1 à Gaveau et La Roque en 2015) en avait donné l’aperçu.

Dans son premier programme Schubert, il montre encore plus de promesses peut-être, car son sens de la simplicité, dans le rapport à la forme classique, n’est pas compromis par la nécessaire sophistication du discours schubertien. Plus que celui d’une Leonskaja, son Schubert cultive une profonde urbanité, certes moins équivoque et riche de perspectives stylistiques, mais d’une formidable cohérence. Souvent retenu à l’extrême ici (en partie dans les choix de tempo, mais surtout dans la gestion de l’expressivité et de l’accentuation), son piano n’est pourtant jamais maniéré ou chicaneur : au travers de la rondeur sonore, il vise à l’intimité de chaque instant, et à la continuité de caractère, en réduisant l’insistance sur le contraste dynamique ou de timbre. On l’a déjà souligné, le soin apporté aux unissons schubertien est essentiel pour définir à la fois le caractère sonore du matériau et les contours du discours. Débuter un récital avec l’Allegretto en ut mineur est de ce point de vue un pari, un acte et une profession de foi (à rapprocher d’ailleurs, pour ce qui est du choix d’imposer immédiatement une forte exigence de concentration, de la mazurka opus 30 n°3 qui ouvrait le récital de 2019). Des crescendos et decrescendos d’une minutie extrême, de subtiles retards sur les accents des notes cadentielles répétées, le soin apporté à l’épaisseur du timbre dans une dynamique limitée et sans pédale, achèvent cette présentation d’un idéal pianistique en cinq minutes. Ce n'est pas une simple esthétique de la voix blanche ou de l'incolore : plutôt l'austérité solaire de la façade en pierre de taille.

Les impromptus qui suivent sont à l’avenant (comme la sublime valse en si mineur donnée en rappel). Le premier en fa mineur est le plus impressionnant par son dépouillement maximal, son mélange étonnant d'aspect informel, presque improvisé, et de ton sévère, le tout dans un tempo très mesuré et une sonorité des plus aérées, avec extrêmement peu de pédale et d'écarts dynamiques. L'intégration du triple matériau est obtenue par le maintien de cette esthétique typée, intimiste et austère, de la première à la dernière mesure. L'originalité de conception générale est que Geniušas (un Lugansky il y a quelques années, mais de façon plus radicale) pousse la logique de traitement du cycle l'assimilant à une sonate (ce que le plan tonal et la complémentarité de caractère des pièces permet bien plus que dans l'opus 90). Le maillon souvent manquant pour rendre cette logique sensible est l'interprétation du troisième impromptu comme mouvement d'agrément. Ici, ce choix est très fortement affirmé, avec un tempo plus rapide qu'à l'accoutumée et une insistance aristocratique sur le caractère charmeur des variations, leur aspect de jeu (ce que la qualité extraordinaire des gammes de ce pianiste autorise), qui vient compenser l'austérité radicale des deux premiers impromptus.

Cette manière personnelle de classiciser le classicisme donne un avantage à Geniušas par rapport à Kholodenko dans le répertoire d'avant 1830, qui est de donner à d'énormes moyens expressifs un cadre extrêmement discipliné – comme une allégorie politique, de l'auto-limitation du pouvoir comme voie vers la souveraineté ou la légitimité. Kholodenko, tout en développant sa voie propre, semble encore chercher ce cadre dans Mozart et Schubert (ce que suggérait déjà certaines bandes de concert), répertoires où avec lui la modestie d'approche et la sophistication de jeu se côtoient d'une manière parfois étrange. On songe parfois à Sokolov dans ces interprétations nettement idiosyncrasiques, sans fautes de goût, mais qui sentent encore l'expérimentation. Le premier mouvement de la K. 457 se présente dans une curieuse élasticité rythmique qui suggère parfois de l'indécision quant au discours. Dans une moindre mesure,  le mouvement semble hésiter aussi entre un lyrisme très libre et une veine plus marmoréenne. La beauté sonore captive, le sérieux convainc, la ligne discursive paraît parfois flotter, davantage par excès que par défaut de concentration. L'obsessionnalité expressive, conjuguée avec un piano aussi fort et un trait rhapsodique intrinsèque à la partition, l'emporte en revanche dans le superbe finale. Ici, l'éclatement du matériau, le caractère de ruines de la forme, sa radicalité sont autant d'atouts pour valoriser ce jeu de piano sans le contraindre. La situation est un peu différente dans la sonate en la majeur de Schubert, mieux tenue d'un bout à l'autre. Mais ce Schubert n'a pas la décontraction suprême de celui de Geniušas. Comme dans Mozart, l'élimination de la reprise du premier mouvement pose un problème d'équilibre dramatique – le début du développement manque d'impact, de changement de d'aspect et de direction. Mais le mouvement lent est superbe, avec un poids formidable de la note et aucune complaisance expressive, et le rondo pourrait l'être autant (là encore, les gammes, royales) avec un degré de distanciation et d'immédiateté rythmique supplémentaire.

La pente de Geniušas de plus en plus nettement prononcée vers l’économie, voire le dépouillement, trouve un objet plus inattendu dans Prokofiev. Par rapport à sa Sonate n°7 donnée dans la même salle il y a cinq ans, cette Troisième signe une radicalisation dans un choix esthétique qu'il serait risqué de qualifier de néoclassique – même si c'est une dimension objective de la musique qui ressort ici. On aurait facilement imaginé, il y a cinq ans seulement, ce pianiste aux prédispositions si "guilelsiennes" creuser dans cette partition la voie de l'intégration symphoniste, au lyrisme confinant à l'ivresse. Il en reste capable, mais choisit l'allègement et la recherche d'une transparence tant de la texture que de la forme. On y perd sans une doute une dimension de fondu-enchainé du matériau, notamment dans la récapitulation et la coda. Mais l'expérience est fascinante, et probablement unique avec un piano de cette densité (dans une veine différente, mais dans un esprit d'épure comparable, Pletnev avait montré la voie). Les extraits de l'opus 10 sont toujours aussi délicieux, le clou du spectacle étant toujours son miraculeux prélude en do majeur (où cette fois, la continuité avec Guilels se réaffirme). Il est à noter qu'un programme quasi identique à celui de Gaveau a été mis en ligne par le Festival Gilmore en octobre dernier (avec la même valse de Schubert en rappel) : une merveille de piano filmé.

Il y a toutefois un répertoire, qui est probablement sa terre d'élection la plus évidente aujourd'hui, où Kholodenko impose à la fois son immense palette sonore et dynamique, et une immédiateté et clarté de discours qui permette l'intimité : c'est Scriabine. Encore plus impressionnant, par cette justesse et cette économie, les préludes opus 13 et 16 sont portés à un degré de perfection et de plénitude du chant qui n'ont, peut-être, jamais eu d'équivalent. Il y a, il est vrai, une dimension émaciée de cette musique qui est atténuée par tant de beauté sonore. Mais il y a surtout une emprise du son, de son poids et de sa caresse, qui donnent à l'allusif ou au monodique (sublime enchaînement des opus 16 n° 3 et  4) une perspective cosmique. Sans l'ampleur sonore du direct, il reste possible de s'en faire une idée sur le récent enregistrement de ces œuvres. Et puisque nous en sommes aux recommandations commerciales (après tout, bien utiles en ces temps confinés), mentionnons qu'il est possible de découvrir conjointement nos deux prodiges, ainsi que leur compagnon Andreï Gugnin, sur un très beau disque commun (capté en direct) d'hommage à leur professeur, Vera Gornostaeva. Dans les Klavierstücke D. 946 de Schubert ou le Carnaval de Vienne de Schumann, justice est rendue à la façon qu'ont ces musiciens, à leur meilleur, d'employer leur virtuosité à faire paraître tout aussi simple et direct que les extraits qui illustrent que cette chronique.

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
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