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On ne va pas écouter un interprète douze fois, dans huit endroits différents, en quatre ans et demi par hasard, et encore moins un jeune interprète. Même le routier le plus compulsif des salles de concert aura quelque mal à trouver beaucoup de noms qu’il aura autant honorés en si peu de temps, sans jamais voir son enthousiasme initial se démentir. Voilà la situation de votre serviteur quant à Lukas Geniušas, qui n’a encore que 26 ans mais dont la stature est pour moi un fait entendu, bien entendu. La stature le définit : physiquement, son profil et sa présence à l’instrument ; patrimonialement, généalogiquement, son background en impose comme l’héritage d’un sceptre et d’une couronne. Fils et petit-fils de pianistes, il fut façonné amoureusement par une grand-mère dont la réputation commence seulement à percer les anciennes frontières de l’URSS, à titre posthume (elle est disparue il y a deux ans) : Vera Gornostaeva était une des plus grandes pédagogues moscovites, mais surtout une figure centrale de toute l’avant-scène musicale et intellectuelle – l’intelligentsia – de son époque, proche des plus grands artistes y compris de clans ne se recoupant pas en principe. Son descendant frappe, à la première écoute (pour moi comme pour beaucoup, ce fut lors du Concours Chopin de 2010) par la sorte d’autorité morale, de port intériorisé d’une haute culture, qui lui est naturel, et que confirme les discussions que l’on peut avoir avec lui. Il a toujours existé de grands musiciens, et notamment de grands pianistes, complètement idiots ou complètement incultes, et les opposés symétriques sont légions, surtout par les temps qui courent. Mais se placer dans l’un ou l’autre schéma n’est absolument pas une obligation réglementaire, même par les temps qui courent.

Son Prokofiev (qui est apparu régulièrement à son répertoire assez récemment, et dont il aborde seulement le 3ème concerto en ce début d’année, six mois après la 2ème Sonate) commence à nous être familier, et porte bien des marques des plus grands soviétiques, allant comme il y parvient dans d’autres répertoires jusqu’à une synthèse des apports magistraux dont il est le rejeton pleinement conscient et assumé.  Non que la perfection soit de mise ici (sur le plan de la propreté, c’est certes le cas, mais on ne va pas écouter un pianiste de cette race pour faire le ménage, même si dans les 24 études de Chopin ou les 24 préludes Rachmaninov, il lave plus blanc que quiconque).

Sa préoccupation première n’en est pas moins nette déjà, et est au fond la même que dans tout ce qu’il joue : la clarté. Pas seulement celle du son (le sien est d’une densité sans guère d’équivalent sur l’entière scène mondiale) : celle de l’ordre rhétorique, du discours, de l’assertion intelligible du matériau. Tout ce qu’il fait, de façon le plus souvent discrète, vise à l’éloquence, c’est-à-dire à l’intelligence musicale qui produit des effets. Dans l’entame du concerto, rendue délicate par un orchestre mettant quelques pages à se mettre sur les rails, cette quête est difficile, et le souci permanent de la justesse de ton et de(‘unis)son peuvent confiner à la précaution, technique et oratoire. Mais peu à peu, le fauve se détend et s’ébroue en même temps qu’un chef sérieux parvient à donner corps aux échanges. L’extrême rigueur (et facilité) rythmique permet une souplesse interne au phrasé et aux grands traits, une respiration naturelle qui convoque naturellement la référence tutélaire de Gilels. De manière générale, à mesure que l’attention au détail textuel laisse place à un geste plus global, et même si on lui sent une grande marge dans ce domaine, Geniušas laisse la musique parler et son énergie se canaliser dans les équilibres classiques de Prokofiev, dont la mode internationale de l’électrisation de cette musique a rendu si oublieux (son approche simple avant tout, apollinienne, comme dans un esprit beethovénien juvénile, n’est pas cependant sans rappeler celles d’Elisabeth Leonskaja ou Peter Rösel dans le 2ème Concerto, par exemple).

Ces qualités seront encore bien plus évidentes dans l’andantino varié, où la verve et la précision comme toujours idéales du duo Mosnier (flûte)/Devilleneuve (hautbois) est à la hauteur de la proposition formidablement dense du pianiste, à l’image de la longue gamme lançant la première variation, de l’accompagnement des bois au retour final du thème ou du sommet lyrique qu’est la quatrième variation, où Geniušas, en plus de fournir une démonstration de legato dont il est coutumier partout où c’est possible, et parfois quand ça ne l’est pas, montre l’exceptionnelle qualité et précision de son oreille, rend expressive sa pâte sonore avec une délicatesse de dosage et de pédale hors normes, s’en sert pour chanter mais surtout, pour parler.

Même régal dans la longue section meno mosso du finale, fulgurances des bois comprises, mais l’équilibre général de ce mouvement aura pu paraître moins abouti, Geniušas paraissant parfois contrarié dans sa volonté de modérer le tempo, de créer de la tension par l’accumulation et la retenue (c’est particulièrement net dans la coda, expédiée). Si l’accompagnement fourni par Boreyko et le Philhar’ ne souffre aucun reproche en virtuosité, un certain manque d’aération et de caractérisation, sinon d’écoute, laisse entrevoir jusqu’où l’approche de Geniušas pourrait parvenir avec une complicité du niveau, par exemple, de ce que Pletnev et son RNO avaient offert à Lugansky il y a quatre ans à Pleyel.

Fort proche de celle offert en bis au même public lors de son récital de janvier, la deuxième mazurka de l’opus 68 de Chopin coupe encore le souffle par sa concentration radicale : le son est sculpté dans le bronze (et pourtant, que cette acoustique est sèche et désincarnante pour les pianistes, même pour les très grands qu’on y a entendus !), mais l’expression strictement confinée entre le pp et le mp. A la redite du thème, le passage en do majeur, d’une sensualité incroyable, est, comme dirait Nabokov, le highlight de ce délicieux encore.

Le plus grand défaut de la tradition d’interprétation, notamment pianistique, issue de l’époque soviétique, fut son hermétisme aux mouvances de la modernité musicale, dont le destin s’est noué, après 1960, exclusivement ou presque à l’ouest. Pour le pire et pour le meilleur, peut-être, mais c’est là qu’il s’est noué, institué, est entré dans l’histoire quand en d’autres contrées, dont la Russie, la musique se figeait dans une aspiration, illusoire, à l’intemporalité. Or, l’intemporalité n’existe pas davantage que la musique (occidentale notamment) n’est « universelle ». Tout art vit de valeurs et d’ordres symboliques et culturels qui sont institués dans l’espace et le temps. C’est une chose très simple et très compliquée à la fois, mais qui seule permet de voir dans l’histoire générale ou des arts autre chose qu’un chaos insensé shakespearien. La musique de Silvestrov est assurément de celles qui flottent dans un air pur idéal, isolé du chaos de l’histoire comme elle va. On peut l’aimer pour cela, comme on peut aimer les miniatures de Desyatnikov ou Ryabov dont est friand Geniušas, ou apprécier les essais en composition d’autres étoiles montantes du piano russe (Trifonov ou, plus intéressant sans doute, Mdoyants). Pour ma part, je passe mon tour et préfère me régaler, la même semaine, de la prestation de l’excellent Denis Kozhukin dans Sur Incises sous la direction de Daniel Barenboim lors de l’inauguration de la Boulez Saal de Berlin. Un mot tout de même : de Silvestrov, on a entendu œuvres plus consistantes ou moins démagogiques que cette 7ème Symphonie. Son entame vaguement sibélienne, bien peu exploitée par la suite, laisse promettre un défilement hétéroclite de matériau, tantôt concret, tantôt poétique, dans une veine plus goubaïdulinienne que schnittkienne. Très vite, c’est à du très mauvais Schnittke que l’on assiste, c’est-à-dire à de la musique de film complaisante, sans film.

La répétition interminable d’un certain thème sirupeux consterne, notamment quand on réalise que sa mise en pleine lumière au piano n’est nullement à prendre aux second ou troisième degrés, puisque le quintette le reprend avec une impayable emphase, que certains musiciens ont visiblement du mal à vivre sans chatouillement des amygdales. Il ne faut jamais lire les notes de programme et d’intention des œuvres nouvelles, c’est une évidence notamment pour les avant-gardes occidentales, mais le néo-post-romantisme russe n’est pas en reste. Jugez plutôt : « Cette nouvelle orientation allait de pair avec la réaffirmation du primat mélodique :  ‘En rendant à la mélodie l’incandescence de ses pouvoirs, (Silvestrov) restitue au discours musical les exaltations qui semblaient abandonnées depuis la mort de Mahler. Ces musiques ondoyantes s’avancent vers l’océan du silence, comme vers leur accomplissement ultime. L’œuvre de Silvestrov, aux titres évocateurs (Mysterium, Postlude, Postludium, Postsinfonia, Métamusique), est pianistique, de chambre, vocale, et orchestrale. » Passons poliment sur le pouvoir évocateur des titres en question. Ce qui est plus sérieux est cette histoire de mélodie : le mot de Schoenberg composant trop de mélodies pour qu’on les entende vieillit bien à ce propos. On conçoit très bien que le cœur commun aux avant-gardes que l’histoire a qualifié après-guerre, qui est le sostenuto style décliné en variétés de substitutions à la notion traditionnelle de matériau, soit aussi ce par quoi une contre-offensive esthétique devrait être menée.

Mais que nous disent les recyclages pompeux sous une forme sonore sophistiquée du plus médiocre des matériaux de variété ? Les deux grandes tensions et limites de l’héritage ligeto-boulézien sont aisément identifiables, et sont exactement les mêmes que ceux de la fin du romantisme saturé de chromatisme hypothéquant la tension tonale sur laquelle reposait es formes traditionnelles : l’excès de continuité, et la stérilité du langage harmonique. Répondre par de l’hyper-continuité (la musique « climatique », nom savant pour « d’ascenseur ») et par un langage d’une grande pauvreté où le maniement modal des tons éloignés s’acharne à chaque instant à annuler toute tension (la consonance généralisée agissant comme dissonance généralisée) est ennuyeux, et est surtout déprimant. On conçoit que ce soit le but, celui de Silvestrov, de Kancheli, de quelques autres. Mais par pitié, si le pittoresque nostalgique au piano peut s’exporter occasionnellement, que cette nostalgie morbide-là reste domestique. C’est un russophile qui le dit, heureux tout de même, comme à chaque fois, d’entendre Tchaikovsky non massacré par des musiciens français, ce pour quoi il faut rendre grâce au sérieux de l’approche de Boreyko. Un sérieux confinant à la raideur dans l’introduction, mais laissant le Philhar (en configuration d’accueil des élèves du conservatoire) montrer son professionnalisme et son savoir-faire dans la suite d’une sélection futée et bien troussée. La nouvelle konzertmeisterin, Virginie Buscail, avait la lourde tâche de faire un peu oublier Svetlin Roussev, parti à la Suisse Romande. Sous sa menée, les violons avaient parfois paru hésitants dans le concert, mais se reprennent pleinement dans le ballet, et la nouvelle venue étrenne solidement son premier morceau de bravoure avec le redoutable solo de la première scène de l’acte II. Un peu de tension s’y fait sentir, mais la virtuosité est suffisante et surtout, la projection et le timbre tiennent agréablement la distance. Il était inutile de faire croire à une continuité retrouvée entre cette musique (dont on a souvent tenté dans l’histoire de contester la légitimité dans les salles de concert aux côtés des grandes symphonies ou des ballets modernistes, mais dont la qualité et la difficulté l’ont à chaque fois emporté) et le sanatorio-décorum de Silvestrov. Tout simplement parce que l’une, comme toute grande œuvre, exprime non quelques sentiments ou états d’âmes, mais le sentiment et l’âme d’une époque et d’une grande culture, quand l’autre ne présente que le look embarrassant des châteaux de la Loire reconstruits par des nouveaux riches en Chine.

 

 

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
Crédits photo : © Marcel Grubenmann (Andrey Boreyko)
© Evgenia Levin (Lukas Geniusias)

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1 COMMENTAIRE

  1. Admirable analyse , tant du concert lui-même que des oeuvres interprétées
    Ce dont on manque le plus en ce moment c'est l'audace d'une mise en perspective des oeuvres déjà souvent jouées et donc familières à l'oreille, et des contemporaines, que par timidité on n'ose pas commenter de crainte de paraître ignorant ou conservateur.

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