Maintenant que Rusalka s’est imposé au répertoire de toutes les grandes maisons d’opéra occidentales, ne serait-il pas temps d’explorer les autres œuvres lyriques de Dvořák ? Peut-on espérer voir, ailleurs qu’en république tchèque, des titres comme Armide ou Dimitri ? Question dont il vaut peut-être mieux ignorer la réponse, tant elle risque d’être négative. Le festival de Wexford avait osé Le Diable et Catherine mais c’était il y a plus de trente ans et cette audace est restée sans lendemain.
On se contentera donc du chef‑d’œuvre qu’est Roussalka, même si son succès oblige les metteurs en scène à se montrer toujours plus inventifs, au point de ne pas toujours éviter certaines aberrations. Glyndebourne avait monté l’opéra de Dvořák une première fois en 2009, l’avait repris en 2011, et c’est lors de son dernier retour en 2019 que cette production a été filmée, avec une distribution entièrement renouvelée.
Confié à Melly Still, ce spectacle avait connu un tel succès qu’on avait aussitôt demandé à cette chorégraphe et metteuse en scène britannique de se charger d’une autre splendeur tchèque, La Petite Renarde rusée. Le visionnage du DVD sorti en 2013 ayant été plutôt source de déception, c’est avec une certaine crainte, il faut l’avouer, que l’on abordait cette Roussalka. Heureusement, la surprise est bonne, et l’on comprend que les représentations aient été un succès.
Au premier abord, si l’on ne devait juger que sur quelques photos illustrant le boîtier du DVD ou la plaquette d’accompagnement, on craindrait une vision par trop naïve de l’œuvre, avec ses sirènes à la très longue queue de poisson, avec ce décor mêlant madriers en guise de troncs d’arbre et algues blanches ici et là. Heureusement, le visionnage du film fait comprendre que la réussite de cette production tient en fait à une lecture intelligente du livret, dont les données sont respectées et dont la logique a simplement été suivie jusqu’au bout. Alors, certes, il n’y a là aucune transposition, aucune distanciation par rapport au surnaturel, mais il n’y a pas non plus disneylandisation de Roussalka.
Première surprise avec le trio féminin sur lequel s’ouvre l’opéra. On l’oublie parfois, mais il est censément interprété par des nymphes des bois, et non par d’autres sirènes semblables à l’héroïne. Jupe en éventail et gilet cache-cœur dans des teintes végétales, ces personnages renvoient ici moins aux créatures plus ou moins éthérées dont les grecs peuplaient les forêts et davantage aux esprits malicieux de la mythologie scandinave. Ces nymphes hirsutes, aux formes généreuses, ont les pieds bien appuyés au sol, et puisque leur texte se moque de l’Ondin qui est à la recherche d’une compagne pour remplacer son épouse, on les voit ici, chaque fois que la musique se met à trépigner avec vigueur, se prendre la poitrine à pleines mains et s’agiter les seins en rythme.
Deuxième surprise, liée à l’Ondin et à sa fille la naïade. Pour nous les montrer évoluant dans l’élément liquide, des danseurs les portent et donnent véritablement l’impression que ces deux personnages nagent, ondoient et tournoient dans l’étang. Ces « manipulateurs » sont tout de noirs vêtus et encagoulés, exactement comme dans le bunraku japonais, à la différence près qu’ils manient non pas des marionnettes, mais des humains. C’est à eux qu’il appartient de rendre crédibles les mouvements de l’héroïne, puisqu’au premier acte, tant qu’elle est encore sirène, elle ne se déplace que grâce à ces porteurs invisibles, qui sont aussi chargés de draper autour d’elle sa vraiment très longue queue de poisson. La prouesse n’est pas mince non plus de la part des solistes qui continuent à chanter alors même qu’on les retourne un peu dans tous les sens.
Au deuxième acte, la suppression momentanée de quelques détails et des éclairages judicieux suffisent à transformer ce bois en palais. La sauvagerie constatée dès le lever du rideau est préservée avec le personnage de la Roussalka. Cette créature blême, aux lèvres exsangues, animal à sang froid, manifeste pour le Prince une attraction ouvertement sexuelle : quand elle rencontre la Princesse étrangère, elle cherche à lui enlever ses vêtements pour savoir quel corps possède cette intruse, et quand elle la voit lui ravir son bien-aimé, elle n’a d’autre solution que d’écarter les cuisses pour tenter de reconquérir celui qu’elle est en train de perdre. Autrement dit, on est loin de la naïveté redoutée, et ce conte de fées-là est bien un conte pour adultes. Preuve qu’il n’est pas nécessaire pour cela de transformer l’héroïne en péripatéticienne, comme l’avait fait Stefan Herheim dans sa production vue notamment à l’Opéra de Lyon.
Troisième titulaire à Glyndebourne après Ana Maria Martinez et Dina Kuznetsova, Sally Matthews est scéniquement stupéfiante tant elle paraît inhumaine, blanche et lunaire. Elle révèle aussi la sauvagerie du personnage lorsqu’au deuxième acte, elle est prise d’une soudaine colère face à sa rivale. La soprano britannique maîtrise le rôle, et ce n’est pas la première fois qu’elle chante en tchèque (on se souvient qu’elle fut notamment Jenufa à Bruxelles). D’où vient alors le sentiment d’inadéquation que l’on ressent durant les premières minutes ? En l’entendant, on a peine à croire que Sally Matthews pouvait être une admirable Konstanze de L’Enlèvement au sérail en 2015. A mesure que son répertoire s’est élargi, sa voix a pris des couleurs sombres, avec des graves assez impressionnants, qui privent malheureusement l’héroïne d’une bonne partie de sa jeunesse. De ce fait, son timbre s’avère trop peu distinct de celui des deux autres principaux personnages féminins. Roussalka ne convient certes pas aux petites voix trop légères, mais on pèche ici plutôt par l’extrême inverse, même si cette impression est surtout sensible au premier acte.
C’est dommage car, autour du rôle-titre, la distribution n’appelle pratiquement que des éloges. Géant américain qui dépasse tous ses partenaires d’une bonne tête, Evan Leroy Johnson est un Prince sans reproche, qui semble se jouer d’une tessiture qui a mis en difficulté des ténors plus aguerris. L’Ondin d’Alexander Roslavets a les graves nécessaires sans bougonner comme un vieillard, et compose un être amphibie délicieusement étrange. Echappée de Haendel et du monde baroque dont elle s’éloigne de plus en plus, Patricia Bardon nous épargne les travers de certaines mezzos slaves dont elle n’a peut-être pas la densité vocale, mais campe une savoureuse Ježibaba, sorcière ici un rien crasseuse. Zoya Tsererina parvient à éviter la caricature en Princesse étrangère, et cela mérite d’être souligné. Parmi les petits rôles, signalons en première Nymphe des bois Vuvu Mpofu, très remarquée la saison dernière dans Der Schmied von Gent à l’Opéra Ballet des Flandres, et poussons un Cocorico pour Alix Le Saux en marmiton devenu fille de cuisine.
Dans la fosse, à la tête du London Philharmonic Orchestra, Robin Ticciati traduit aussi bien la poésie de la partition de Dvořák que ses moments de véhémence et sait, lui aussi, proposer une interprétation exempte de naïveté, qui respecte la composante féerique sans rien négliger de la terrible humanité du conte.