Avec un sujet comme la musique dans l’œuvre de Picasso, il y aurait de quoi proposer une gigantesque exposition, voire plusieurs, si l’on voulait réunir ne serait-ce qu’une moitié des œuvres en relation avec ce thème. En effet, de ses premières académies dessinées à l’école des beaux-arts de Barcelone jusqu’à ses dernières toiles peintes peu avant sa mort, à travers ses périodes bleue, rose, cubiste ou surréaliste, Picasso aura inclus des instruments de musique dans son art, il aura représenté des danseuses – dont on peut supposer qu’elles ne dansent pas sur du silence – et il aura à plusieurs reprises été sollicité pour participer en temps que décorateur et costumier à des spectacles musicaux. Autrement dit, c’est plutôt à un embarras de richesses que la Philharmonie de Paris est confrontée pour évoquer « Les musiques de Picasso ». Le passage inévitable par la boutique à la sortie vient même rappeler ce que l’on n’a pas vu dans l’exposition, puisque l’on y trouve disponible en carte postale Les Trois Musiciens, chef‑d’œuvre de 1921 conservé au MOMA de New York. Et l’on pourra toujours regretter les toiles que l’on n’a pas vues : le Vieux guitariste de 1904 (Chicago, Art Institute), l’Arlequin musicien de 1924, ou cette superbe Nature morte à la mandoline, également de 1924 (Amsterdam, Stedelijk Museum) qui figure dans le dossier de presse et qu’on espérait donc y rencontrer.
De fait, l’exposition est peut-être plus riche en dessins qu’en peintures, surtout en ce qui concerne la première décennie créatrice de l’artiste, mais l’on sait quel virtuose du crayon était Picasso, et l’on se réjouit que le musée qui lui est consacré à Barcelone ait prêté tout un lot d’œuvres sur papier pour évoquer la période espagnole. « Les musiques de Picasso » parvient ainsi à aborder toutes les époques, de 1896 à 1973, au sein d’un parcours globalement chronologique, mais dont les toutes premières salles s’autorisent quelques va-et-vient dans le temps, peut-être en partie pour rendre moins sensible l’absence initiale de toiles majeures, mais non sans diverses incursions pour le moins étonnantes.
Après avoir été accueilli par trois sculptures de musiciens, réalisées au milieu des années 1950 par Picasso pour orner le parc de sa villa La Californie, le visiteur se trouve face à un ensemble d’œuvres de jeunesse (qui inclut même une toile de José Ruiz y Blasco, le père de l’artiste). C’est l’occasion d’aborder la question de l’hispanité du peintre, par exemple à travers ses rapports à la musique gitane. Des documents d’archives illustrent la rencontre de Picasso avec Manitas de Plata, mais on s’explique moins bien la présence de deux dessins aux crayons de couleur, superbes au demeurant, réalisés tous deux le 28 janvier 1954 ; sur l’un, on peut supposer que c’est bien un gitan qui joue de la guitare, mais l’autre, avec son vieillard torse nu jouant de la lyre, renvoie bien davantage à une antiquité grecque mythique. Mentionner la corrida pourra aussi sembler un rien tiré par les cheveux : certes, il existe des musiques propres à la tauromachie, et l’une des deux œuvres mises en relation avec ce thème inclut un joueur de diaule, instrument qui ne doit pourtant pas souvent hanter les arènes, mais l’autre, une magnifique gravure, n’a absolument rien de musical.
Des premiers pas de Picasso à Barcelone datent des dessins de musiciens des rues et un masque sculpté de « Chanteur aveugle », qu’on peut mettre en rapport avec la période bleue. La misère de ces instrumentistes trouvera un peu plus tard un écho dans les groupes de saltimbanques (avec orgue de barbarie). Avant même d’arriver à Paris en 1900, l’artiste s’intéresse au monde des cafés-concerts, et les sujets qu’il traite sont proches de ceux de Toulouse-Lautrec : l’exposition montre même un petit portrait dessiné d’Yvette Guilbert, aux côtés d’autres chanteuses de cabaret et danseuses de cancan.
Le personnage d’Arlequin a également beaucoup inspiré Picasso : lorsque le personnage tient un instrument de musique, sa présence dans l’exposition se justifie pleinement, mais ce n’est pas toujours le cas. Au chapitre des curiosités, signalons la « Danse barbare devant Salomé et Hérode », gravure de 1905 où l’on voit un instrumentiste utiliser un violon en forme de femme nue.
La période cubiste est fertile en représentations d’instruments, peut-être parce que ceux-ci offrent un point d’ancrage au regard, qui reconnaît aisément le galbe d’une mandoline ou les ouïes d’un violon. Le cubisme offre à Picasso la possibilité de revisiter quelques genres picturaux classiques : le portrait, bien sûr, mais aussi la nature morte. Les volumes des instruments sont alors implacablement aplatis, réduits à des contours, et leur forme éclate en plans disjoints, qui s’entrecroisent dans les œuvres en trois dimensions comme l’extraordinaire Violon de 1915 en tôle découpée, pliée et peinte.
C’est aussi l’époque où l’artiste utilise des pages de partitions dans ses collages, partitions de chansons populaires dont on peut écouter grâce aux audioguides un enregistrement réalisé spécialement pour l’exposition. Outre les mandolines et les violons, très présents, Picasso convoque un instrument à vent dont on nous dit qu’il ne faut surtout pas le confondre avec la clarinette, puisqu’il s’agit en réalité de « la tenora de la cobla catalane ». Le lien avec l’hispanité est plus flagrant dans le cas de la guitare : il suffit de quatre traits parallèles, et c’est l’instrument privilégié du flamenco qui surgit sur la toile peinte ou le papier collé. En 1924, il remplit plusieurs carnets d’études de guitare en forme de constellations.
L’exposition accorde une large place au contexte culturel, sans qu’il s’agisse forcément de musiques que Picasso a entendues. Le visiteur peut ainsi écouter des mélodies sur des poèmes d’Apollinaire. Plus loin, on s’intéresse au Travail du peintre de Poulenc, ou encore au poème d’Eluard « La victoire de Guernica », mis en musique par Georges Auric en 1937 et par Luigi Nono en 1954. Rien n’indique en fait que Picasso ait été spécialement mélomane, même s’il était régulièrement invité à des concerts, au même titre que le reste de l’intelligentsia parisienne. Les intéressantes vitrines consacrées à l’instrumentarium picassien montrent que le peintre collectionnait, surtout des instruments populaires, dont certains ornaient les murs de son salon. De ses rapport avec le disque, on retiendra surtout le cadeau d’anniversaire qu’il fit au début des années 1970 à Landa, l’épouse du graveur Pierre Crommelynck : une galette de blé glissée dans l’enveloppe d’un 78-tours, avec ce titre facétieux : « Ne vous fiez pas aux caprices des disques pliants ».
La participation de Picasso aux spectacles des Ballets russes est bien sûr évoquée, à travers dessins de décors et de costumes, mais aussi par des reconstitutions desdits costumes utilisées pour des reprises récentes de Parade ou du Tricorne. Sans oublier Pulcinella et, commandé par le comte Etienne de Beaumont, éphémère rival de Diaghilev, l’un peu plus rare Mercure de 1924, dont le rideau de scène est inclus dans l’exposition.
Des années 1930 aux années 1960, une Antiquité classique fantasmée permet à Picasso d’inclure quantité d’instruments dans ses œuvres : tambourins et flûtes de Pan sont les accessoires incontournables des idylles et des bacchanales réunissant ménades et bergers, faunes et centaures.
Transparaissent surtout les préoccupations alors liées à la vie sexuelle de l’artiste : le visage serein de Marie-Thérèse Walter apparaît soudain partout, y compris dédoublée en flûtiste et en dormeuse sur une même image, tandis que la dégradation des relations avec Olga se traduit par telle monstrueuse pianiste dévorant le piano, ou tel portrait de musicienne furieuse dont on remarque moins l’instrument que la vagina dentata.
La vitrine consacrée aux céramiques laisse songeur dans la mesure où elle inclut quelques oiseaux de terre cuite : Picasso pensait-il vraiment à leur chant lorsqu’il les modela ? La dernière salle correspond chronologiquement à la dernière période de l’artiste, l’époque des portraits de Mousquetaires, avec une sélection de grandes toiles où un instrument de musique est présent, tantôt joué par un personnage solitaire, tantôt utilisé par l’un des membres d’un couple pour bercer l’autre. Pour dépasser la présence parfois anecdotique de ces objets à la surface des œuvres, la lecture du catalogue s’imposera probablement.
Catalogue :
Les Musiques de Picasso
COÉDITION : Gallimard
COLLECTION : Catalogues d’exposition
DATE DE PARUTION : septembre 2020
Prix : 45 €
Dimensions : 22 x 28.7