S’il fallait répondre aux Cassandre qui disent respirer l’air berlinois (le Berliner Luft cher à Paul Lincke)((Le compositeur de la première grande opérette berlinoise en 1899, Frau Luna, dont l'air Berliner Luft, hymne officieux de Berlin, est extrait)) et relayer les prétendues inquiétudes des couloirs de la Philharmonie sur le soi-disant répertoire étriqué du nouveau maître des lieux, voilà la réponse sur un pilier du répertoire traditionnel de l’orchestre et de la musique classique en général : un orchestre et un chœur, des solistes et un public à genoux, percés jusques au fond du cœur d’une exécution qui devrait faire date. En effet, réussir dans une œuvre merveilleuse certes, mais aussi connue et rebattue, à rebattre complètement les cartes est un signe qui ne trompe pas.
Pour essayer de comprendre la cohérence du parcours Beethoven 2019 de Kirill Petrenko, il faut partir de Fidelio à Munich en janvier et février, puis immédiatement après la Missa Solemnis plus humaniste que religieuse, pour aboutir en avril à cette matière en fusion, à la fois tendue et pleine d'espoir qu’est sous la baguette de Kirill Petrenko la Neuvième de Beethoven. Il faut enfin souligner l’ironie (tragique) d’entendre un tel texte à Rome, à un mois d’élections européennes (une Europe dont la Neuvième est l’hymne) où l’extrême droite espère faire un carton, dans une Europe où les nationalismes se relèvent et à qui ce concert donne une réponse qui est tout un programme. « Seid Umschlungen, Millionen, Diesen kuss der ganzen Welt ! …“ ((„Embrassez-vous, multitudes, un baiser au monde entier“)), même si mettre en perspective les débats picrocholins des homoncules du théâtre politique d’ici et d'ailleurs et la haute aspiration beethovénienne leur fait sans doute trop d'honneur.
Petrenko dont chaque silence de la partition est fortement marqué et soupesé, s’arrête justement après „Gott“ („der Cherub steht vor Gott…“). Il est souvent question de Dieu dans ce texte : comment ne pas penser à la Missa Solemnis et à son questionnement angoissé ? La réponse est ici donnée par la Joie créatrice, qui est pour Schiller et Beethoven non pas la simple joie humaine, mais une sorte de joie mystique qui doit forcément unir les hommes entre eux.
En entendant Barrie Kosky expliquer dans l’entretien qu’il nous a accordé ((https://wanderer.legalsphere.ch/interview/a‑la-komische-oper-les-fantomes-sont-tres-heureux/)) que Fidelio devrait toujours être donné en version concertante car on ne peut mettre en scène un théâtre d’idées, nous nous trouvons ici devant la conclusion naturelle du théâtre des idées beethovéniennes, que le parcours de Kirill Petrenko de janvier à avril a voulu illustrer. Cette cohérence, ce parcours, cette unité d’intentions et d’approche, se révèlent pleinement, lumineusement à la sortie du concert de ce soir. Il y a là l’exposé d’un monde d’idées supérieures, qui s’oppose forcément au monde où nous, petits hommes, évoluons. Et ces idées, la musique bouleversante de ce jour les a portées et nous en a pénétré.
Je ne sais pourquoi, des images du Jugement Dernier de Michel Ange à la Sixtine, à quelques encablures, me venaient à l’esprit, cette œuvre aux couleurs chatoyantes et foisonnantes, toute en mouvement, aux détails ahurissants, et tellement, tellement humaine. Car la Neuvième de Petrenko est un déchaînement né d'une mystique de l'humain, ponctuée de coup de timbales comme autant d’avertissements, et cette symphonie est un écheveau fait d'inquiétude, de tempêtes, de douceur, d'apaisement, et d'espoirs qui s'entremêlent et Petrenko fait bien sentir ces heurts en nous faisant entendre l’Enjeu du jour qui est enjeu d’humanité élevé au niveau cosmique.
C’est cette dialectique entre angoisse et espoir, entre avertissement et engagement qui frappe dès l’abord, avec l’allegro ma non troppo du premier mouvement qui commence de manière mystérieuse, sur deux simples notes d’abord jouées au cor (Alessio Allegrini, qui sera éblouissant toute la soirée), et aux seconds violons et violoncelles en un dialogue entre des phrases tendues et angoissées (utilisation des timbales, toujours mises en relief par Petrenko dans la symphonie) et d’autres qui respirent, le tout dans une incroyable fluidité, avec des bois extraordinaires. Souvent on entend dire que Petrenko est « précis », et de fait l’orchestre laisse un son sans bavures, mais bien plus, la précision porte sur la note, la manière dont elle est tenue et modulée, et l’incroyable manière dont une note tenue peut varier dans la couleur et ainsi peut exhaler des tons changeants miroitants, en l’espace de quelques secondes. Petrenko exalte ici la complexité de la composition beethovénienne, en soulignant à la fois la clarté de l’exposé initial et du thème, et toutes les variations qu’il subit, par la tonalité, mais aussi la couleur. Il n’y a pas une dramaturgie de l’évidence, comme dans d’autres symphonies, il y a exposé animé (=de l’âme), dans tous ses replis, ses hésitations et ses changements d’humeur. C’est tout simplement étourdissant de variété et en même temps de profonde unité.
Le scherzo, molto vivace, presto, placé en second, avant l’adagio, fait unique dans les symphonies de Beethoven (mais pas dans ses sonates) est encore plus dramatique et tendu, comme si déjà se préparait l’appel initial de la basse du quatrième mouvement « Mes amis, pas ces notes ! entonnons-en d’autres, plus joyeuses et plus agréables » ((O Freunde, nicht diese Töne ! Sondern lasst uns angenehmere anstimmen, und freudenvollere.)). La tension dramatique explose au départ peut-être plus fortement encore, mais la couleur reste celle du premier mouvement. Le mouvement en est si ample qu’il semble préluder à un séisme illustré par les timbales impressionnantes qui donnent le ton et scandent tout le mouvement en moments telluriques particulièrement marqués et étonnants, voire détonnants. Il faut souligner la prestation exceptionnelle de l’orchestre (les bois, la flûte !) qui suit pas à pas le chef, sans une hésitation, sans une scorie, avec un engagement et une concentration exemplaires, des enchainements virtuoses d’un pupitre à l’autre, d’une phrase à l’autre, car Petrenko varie le tempo d’une instant à l’autre exigeant une virtuosité sans pareille : c’est à la fois limpide et énergique sans jamais être lourd ; fluidité et légèreté courent dans cette forêt touffue époustouflante de variété, pas un moment où le souffle, épique et lyrique à la fois ne s’arrête, avec des variations de volume, de rythme et d’intensité (les crescendos…) qui alternent en un instant et qui donnent à ces moments une stupéfiante vivacité. Plus que le tragique du premier mouvement, c’est ici la vie humaine dans sa course éperdue qui est exaltée, qui court de manière vertigineuse, qui est course, non à l’abîme, mais à l'élévation : il y a de la tension, mais quelque chose de plus ouvert, aussi : « il faut tenter de vivre » dirait Valéry… Cette direction donnée est soutenue avec quelle maestria par un orchestre exceptionnel qui produit une authentique poésie, où on passerait de Hugo à Baudelaire d’un vers à l’autre et qui nous dirait la totalité du monde. Car ce scherzo énergique et vital n’est pas malgré tout dénué d’une tendresse qui va se développer dans le mouvement suivant.
L’adagio (adagio molto e cantabile) n’est pas un mouvement « lent » au sens où l’on entend traditionnellement le terme. Il prend son temps mais en même temps coule de manière fluide dans un mouvement continu fait la différence avec les deux premiers mouvements, ancrés dans le tragique du réel et le quatrième qui s’élève dans le monde de l’Idée. C’est peut-être dans cet adagio que le travail de l’orchestre se fait le mieux entendre, notamment par l’art des transitions, la modulation des volumes, le contrôle du son et l’entremêlement des motifs. Chaque pupitre est ici exposé (le basson exemplaire…) et l’ensemble exprime un apaisement un peu désenchanté. Les variations sur le thème principal sont exposées avec une fluidité stupéfiante par des enchaînements où les cordes, emmenées par le magnifique premier violon de l’orchestre Roberto González Monjas, sont extraordinaires de légèreté – ah ces pizzicati de la troisième variation – où les bois sont quant à eux éblouissants. Toute la partie finale laisse rêveur, avec des cuivres susurrants et ces cordes au souffle continu en une sorte de mouvement perpétuel qui s’éteint. L’impression est celle d’un flot de tendresse un peu lointaine, un peu mélancolique qui étreint l’auditeur : il n’y a ici rien de trop, rien qu’un équilibre miraculeux, une sorte de calme avant la tempête du quatrième mouvement, enchaîné au troisième sans interruption. Petrenko a coutume de longues interruptions qui sont autant de respirations presque méditatives entre chaque mouvement, et là au contraire on passe brutalement de ce son qui s’éteint à l’explosion qui n’est pas sans rappeler les deux premiers mouvements et notamment le scherzo car Petrenko travaille sans cesse les contrastes qui rendent évidents les échos, et soignent ainsi la dramaturgie de l’ensemble. Le jeu des violoncelles et surtout des contrebasses en soutien est simplement fabuleux. Tout ce début construit une dramaturgie presque théâtrale que Petrenko élabore avec des variations infinitésimales de son et de volume, quelque chose d’inquiétant voire de cosmique se prépare, puis apparaît en contraste le thème de l’Ode à la joie de Schiller, apparemment si simple. Nous sommes dans le théâtre du monde, et dans ce théâtre les voix apparaissent.
La question de la voix est essentielle et problématique pour Beethoven qui n’écrit pas pour les voix comme pour les instruments. Les longs repentirs pour Fidelio, la longue gestation de la Missa Solemnis, les projets même de cette Neuvième qui devaient au départ être deux symphonies, l’une vocale, l’autre purement symphonique, fondus en une, de même les hésitations à mettre en scène l’entrée de la basse par un récitatif monitoire qui reproche aux premiers mouvements d’être trop proches d’un état de désespérance et préfère se projeter dans la Joie. Comme si la voix dépassait en sorcellerie évocatoire la « pure » musique et que l’aspect « choral » au sens propre et figuré était le seul possible pour évoquer la Joie mystique et unificatrice voulue par Beethoven. Chanter ensemble, c’est exprimer l'idée de fraternité et de solidarité. La voix est donc impérative dans un tel programme, pour couronner le propos.
La performance des solistes est impressionnante et notamment l’entrée particulièrement périlleuse de la basse où Hanno Müller-Brachmann, un chanteur plus spécialisé dans l’oratorio que dans l’opéra réussit avec une grande élégance à dépasser les pièges et à produire un son clair, à la diction exemplaire. Les parties solistes sont brèves, mais en revanche singulièrement difficiles. Le ténor Benjamin Bruns (déjà distribué dans la Missa Solemnis munichoise) est lui aussi particulièrement contrôlé avec son émission claire et sa diction impeccable, mais aussi dans sa manière de moduler, avec des agilités impeccables : basse et ténor sont les deux voix qui aient droit à un solo, les voix de femme restent dans les ensembles, mais avec des parties acrobatiques d’où émerge Hanna-Elisabeth Müller qui fait entendre son timbre juvénile, un tantinet métallique mais puissant et contrôlé, Okka von der Damerau dans le quatuor a un rôle de soutien comme les contrebasses en soutien des violoncelles dont il était question plus haut. Son timbre chaud, toujours présent, jamais exposé, ajoute à la couleur d’ensemble.
Le chœur de Santa Cecilia, dirigé par Ciro Visco, a offert une prestation extraordinaire, avec un engagement de tous les instants, les voix féminines ont donné notamment un exemple de tenue de souffle et d’intensité rare. C’est sans doute une belle réponse artistique aux intentions de diminution de son effectif (- 40 !) qui a failli dégénérer en grève, heureusement remise à plus tard. La situation des institutions culturelles en Italie est fragile, et le management cherche par tous les moyens à réduire les contrats à durée indéterminée. L’absence de politique culturelle (depuis des années) dans un pays dont la culture est sans doute un des biens les plus indiscutables devient criminelle. Le chœur était donc là malgré tout, puissant, vigoureux, particulièrement émouvant, sans une bavure, pleinement au rendez-vous de l’enjeu de ce concert. Bien sûr les forces de Santa Cecilia jouent la Neuvième presque chaque année (2010, 2012, 2013, 2014, 2015, 2016) et ils ont été dirigés dans cette œuvre par les légendes du siècle dernier de Mengelberg à Furtwängler, de Giulini à Sawallisch, de Markevitch à Böhm, mais il n’empêche, le bonheur se lisait sur leur visage, signe d'un moment d'exception pour lequel qu’ils avaient ce soir tout donné et preuve, s’il en est, de la qualité référentielle au niveau européen de l’Orchestra dell’Accademia Nazionale di Santa Cecilia.
S’il y a une qualité de Kirill Petrenko que bien peu évoquent, c’est sa capacité à communiquer. On note sa volonté systématique d’éviter les médias, mais on note moins sa manière de communiquer avec les orchestres, sa gentillesse mâtinée d’exigence, qui réussit souvent à obtenir des musiciens l’impossible, avec son sens du détail révélateur d’une ambiance, d’une couleur, sa manière d’associer tous les pupitres et d’aller chercher au fond de l’orchestre le moindre son (voir comment le triangle est ici traité). Sa manière d’encadrer le groupe pour le faire adhérer n’est pas une stratégie, mais simplement une manière d’être, simple, modeste, gentille, et surtout obstinée. La chaleur avec laquelle l’orchestre dans son ensemble l’a salué, l’a applaudi, a frappé du pied, la chaleur dont lui-même a exalté les pupitres solistes et étreint le premier violon était aussi emblématique d’une qualité relationnelle particulière. Le bonheur se lisait sur tous les visages, le bonheur d’avoir exploré des abimes nouveaux.
En effet, l’approche de Kirill Petrenko est incontestablement neuve, sans doute en adéquation avec une nouvelle génération de chefs (Petrenko a 47 ans), il y a là un respect scrupuleux de l'écriture beethovénienne, sans fioritures, et une fluidité exceptionnelle qui n’est jamais rapidité : le premier mouvement nous mène à l’opposé d’un Furtwängler, et l’ensemble rapproche de sa lecture récente de la Missa Solemnis avec laquelle il trace comme on l'a dit un lien étroit. Un lien dont le point commun est l’attachement à rester au niveau « humain ». En ce sens, depuis Fidelio, il nous montre une approche de Beethoven profondément marquée par l'idée d'humanisme illuministe, où l’appel au Divin semble plus formel tant l’humain est exalté. Cette approche presque hégélienne (Hegel est son exact contemporain, né comme lui en 1770, et mort quatre ans après lui) exalte la grandeur partagée des hommes dans l’histoire, de l’homme, évacuant un mysticisme à la dimension transcendante. La transcendance de l’humain, voilà ce qu’il impose, par une interprétation qui refuse les complaisances et les mignardises, qui ne veut rien rajouter à la partition pour lui donner une valence qui en évacuerait l’homme, alors qu’ici, c’est l’homme qui fait son Dieu. Je cherchais il y a quelques semaines ce qui donnait à sa Missa Solemnis cette couleur vraiment nouvelle, la Neuvième vient de me donner la réponse.