En 1975, Jorge Lavelli introduisait en France une révolution de la mise en scène d’opéra qui avait déjà commencé dans d’autres pays, en montant Idomeneo à Angers. Pour cette œuvre encore rarement donnée, l’Argentin avait choisi de rompre avec tout naturalisme afin de réinventer les codes de l’opera seria dans un décor blanc, avec un symbolisme inspiré du Nô japonais. Cette production, remontée en 2014 à Buenos Aires, inaugurait un style qui allait faire florès au Palais Garnier sous Rolf Liebermann et en bien d’autres lieux.
En 2019, Robert Carsen proposait à son tour une mise en scène représentative d’un style bien différent, on s’en doute. Le Canadien incarne une autre époque de l’opéra, les années 1990 plutôt que les années 1970, et ses choix ont eux-mêmes évolué au fil du temps. D’emblée, il est manifeste que l’action d’Idomeneo est transposée non pas simplement dans cet immédiat après-guerre où Carsen situa jadis quelques-uns de ses plus beaux spectacles, mais beaucoup plus près de nous : devant un mur de grillage, les Troyens dépenaillés massés sur une plage renvoient forcément à la crise des migrants (par chance, la référence est ici à la fois bien plus pertinente et bien moins plaquée que dans certains spectacles d’opéra dont le metteur le scène a cru de bon ton de convoquer aussi des populations déplacées).
Cette allusion à une actualité brûlante pourrait faire penser à une tout autre école, celle du « CNN opera » tel que le pratiqua à ses débuts Peter Sellars. Mais là où l’Américain n’hésitait pas à inclure les détails les plus triviaux pour mieux saper le mythe, Carsen, lui, parvient à concilier son esthétisme soigné avec les oripeaux et accessoires de notre temps. Au-dessus d’une plage de sable gris, un immense écran accueille une mer tout aussi grise, sous un ciel nuageux noir et blanc, souvent plus noir que blanc ; lors des scènes de tempête, les images de la houle déferlant au ralenti ont même un faux air billviolesque. Les uniformes militaires déclinent cinquante nuances de vert-de-gris, et il faut un amas de gilets de sauvetage au troisième acte pour créer une tache d’orange au milieu de cet ensemble quasi incolore mais, il faut le dire, superbement éclairé, avec notamment de très beaux effets créés par des lumières latérales. Et Robert Carsen excelle à composer des tableaux vivants en utilisant la masse du chœur comme une matière à sculpter, sans jamais négliger le jeu d’acteur, les chanteurs se montrant ici particulièrement expressifs.
Bien sûr, dès lors qu’Idoménée est notre contemporain, on se demande un peu ce que devient Neptune et ce qu’il adviendra du sacrifice promis, ressort essentiel de l’intrigue. Le monstre qui sème le carnage ressemble fort à un conflit armé, guerre civile ou non, mais rien de trash, pas une goutte de sang en vue. Le grand-prêtre devient un aumônier à col romain sous son treillis, mais pour le reste, il faut bien accepter que le vœu d’Idoménée ait force de loi implacable l’obligeant à égorger son fils, malgré l’anachronisme de la chose. Accepter l’intrusion du surnaturel dans tout ça, avec Mercure ordonnant à l’amour de triompher. Et accepter aussi le désarmement final qui a tout du conte de fées.
Directeur musical du Teatro Real, Ivor Bolton y dirige un large répertoire allant de Cavalli à Saariaho. Le XVIIIe siècle n’en reste pas moins son domaine d’élection, celui pour lequel on l’invite surtout dans les plus grandes maisons d’opéra européennes. Dans Idomeneo, même à la tête d’un orchestre d’instruments modernes, le chef britannique démontre son adéquation stylistique avec Mozart, dirigeant avec vigueur mais sans excès une partition dont il donne à entendre combien elle dépasse les essais de jeunesse et se range déjà aux côtés des chefs‑d’œuvre de la maturité. Sans doute est-ce aussi à Ivor Bolton qu’il faut attribuer la belle liberté avec lesquels les chanteurs ornementent les reprises de leurs arias da capo. Très présent dans l’œuvre, le chœur madrilène livre une belle prestation, même si le ténor qui s’en détache pour certaines interventions en duo ou en quatuor n’a vraiment pas la voix la plus agréable qui soit.
La version ici retenue étant la réécriture de 1786, qui modifie la tessiture d’Idamante, d’abord destiné à un castrat, on pourrait aussi trouver à redire au timbre de David Portillo, qui devient vite nasal dès lors qu’il s’élève dans l’aigu. Le ténor texan chante néanmoins avec une certaine élégance et trouve des accents tout à fait adéquats dans la scène du sacrifice. Son père trouve en Eric Cutler un interprète de choix, qui maîtrise la virtuosité indispensable pour « Fuor del mar » et qui sait aussi se montrer acteur totalement crédible dans les différentes facettes du rôle-titre.
Parmi les personnages secondaires, on saluera le Teatro Real de n’avoir pas hésité à avoir embauché un artiste de la carrure d’Alexander Tsymbalyuk pour les quelques phrases que prononce la voix de Neptune : interprète des plus grands rôles à Munich ou Berlin, la basse russe confère au dieu toute l’autorité nécessaire, à une époque où l’on désespère souvent d’entendre même le Commandeur confié à un chanteur du calibre voulu. Bien que privé de ses airs, Benjamin Hulett compose un Arbace de qualité ; Oliver Johnston est pour sa part un grand-prêtre convaincant.
Enfin, pour les deux rôles féminins, Madrid propose deux des plus belles voix mozartiennes du moment. Loin des sopranos trop légères et des notes fixes chères à certaines baroqueuses, Anett Fritsch réussit à préserver à Ilia la clarté juvénile souhaitable tout en lui donnant la noblesse que le personnage doit posséder (rappelons qu’elle était Fiordiligi dans le Così fan tutte monté par Michael Haneke en 2013 au Teatro Real). Quant à Eleonora Buratto, elle parvient, grâce à un timbre un rien plus corsé mais avec une ligne de chant impeccable, à camper une Elettra dotée de toute sa grandeur tragique, sans jamais basculer à aucun moment dans l’histrionisme, sans faire une monstrueuse matrone de la jeune princesse éconduite. Par bonheur, les grandes héroïnes verdiennes et pucciniennes que la soprano italienne aborde désormais ne lui ont rien fait perdre de sa souplesse vocale : espérons que cela reste longtemps le cas.