C’est désormais sous le double emploi de ténor et de chef qu’il faut considérer Emiliano Gonzalez Toro, comme le prouve cet Orfeo dont il assure à la fois le rôle-titre et la direction musicale. A la tête de l’ensemble I Gemelli, qu’il a fondé en 2018, le chanteur veut proposer une version « historiquement informée » – selon l’expression désormais consacrée – de l’opéra de Monteverdi, et donc une version où l’orchestre est assujetti à la voix ; car il ne faut pas oublier que la musique purement instrumentale n’était pas si répandue du temps de Monteverdi – et quand bien même elle existait, elle était assimilée à un discours, à un langage qui prenait la voix pour modèle.
La position de chef/soliste est donc sans doute très favorable à ce parti pris musicologique, en permettant une connexion plus directe entre le chanteur et les instrumentistes. Elle fait également particulièrement sens pour le personnage d’Orphée, qui s’accompagne lui-même de sa lyre : l’orchestre vient ici s’y substituer en répondant directement aux inflexions de l’interprète. Malgré tout, on est moins frappée par le rapport à la voix que par les atmosphères que l’ensemble I Gemelli est capable de créer : des plaines de Thrace aux profondeurs des Enfers, les musiciens déploient des tableaux sonores tout à fait distincts et qui nourrissent l’imagination de l’auditeur. La cohérence interne de chaque acte – qui s’exprime par les reprises et la dimension cyclique de la musique de Monteverdi – est doublée d’une cohérence expressive tout à fait signifiante pour l’action, et qui est d’autant plus agréable au disque en l’absence d’une mise en scène. C’est une impression de fluidité qui domine, au sein d’une structure pourtant nettement dessinée. On notera également l’emploi dans l’orchestre d’un ceterone (parfois appelé archicistre en français), instrument voulu par Monteverdi pour son Orfeo : il s’agit ici d’un fac-similé du Musée de la Musique, qui permet de s’approcher des couleurs d’origine de la partition et d’approfondir le travail de reconstitution historique voulu par l’ensemble.
Concernant le texte, Emiliano Gonzalez Toro expliquait dans le livret accompagnant l’album : « Le chant d’Orphée, ce n’est pas seulement le beau son d’une voix, c’est aussi une éloquence, et cela réclame de son interprète une attention particulière à la métrique, aux figures de style ainsi qu’aux couleurs vocales ». C’est essentiel chez un compositeur qui visait la fusion parfaite du texte et de la musique, et une expression des affects qui passe autant par les mots que par les notes. Pourtant, malgré la clarté de la diction, c’est avant tout le beau son qui frappe chez l’Orfeo d’Emiliano Gonzalez Toro : une voix bien timbrée qui dépeint un héros volontaire, l’émotion qui peut passer dans cette voix, les phrasés très lyriques, l’art de l’ornement… L’expressivité relève davantage du chant que de la parole dans l’interprétation qu’en fait le ténor. Mais il n’en fallait pas moins pour que s’ouvrent les portes des Enfers, et on apprécie particulièrement la détermination dont le personnage fait preuve. Il possède en effet un relief et une densité qu’on n’entend pas toujours chez le poète et qui en fait vraiment la figure dominante de l’action.
Cette impression que le beau son prédomine vaut également pour l’ensemble de la distribution, qui partage une maîtrise évidente du répertoire de Monteverdi à travers une attention portée à la ligne et à l’ornementation. Le timbre d’Emöke Barath (Eurydice, la Musica) ou encore les voix extraordinairement profondes de Jérôme Varnier (Caronte) et Nicolas Brooymans (Plutone) parlent d’ailleurs d’eux-mêmes et dépeignent directement les personnages qu’ils incarnent ; mais on aurait voulu par moments davantage de texte, que les mots soient davantage soulignés, que le chant s’inspire des inflexions de la voix parlée. La direction de la phrase est toujours impeccable chez ces chanteurs, mais il manque que des « accidents » viennent interrompre son bon déroulement, que les mots les plus importants et le sens surgissent au milieu du chant. C’est un comble de se plaindre d’une musique trop belle ; et pourtant on aurait voulu un peu plus de drame. Le récit de la mort d’Eurydice par la Messagère, notamment, n’est pas suffisamment dramatisé : le choix de le mener sans rubato y est aussi pour quelque chose, mais cette scène ne possède pas l’impact qu’elle aurait dû avoir parce que le texte n’a pas assez de relief dans la ligne vocale. Elle se déroule avec un calme et une forme de retenue qui annulent l’effet de choc qu’elle devrait provoquer.
Mais qu’on ne se méprenne pas ; cet Orfeo offre aussi de très beaux tableaux : le duo entre Orfeo et Speranza (Alix le Saux), la douceur de Proserpina (Mathilde Etienne), le mystère entourant le chœur « E la virtute un raggio », ou encore le duo entre le héros et Apollon (Fulvio Bettini) sont parmi les plus réussis de l’enregistrement – et le chœur L’Ensemble vocal de poche n’y est pas étranger, grâce à la variété de couleurs qu’il déploie. Cet Orfeo est donc sans doute plus musical que théâtral ; plus poétique que dramatique.