Nous nous étions fait l’écho sur ce site d’un Fidelio programmé en mars 2020 au Theater an der Wien (Voir lien ci-dessous : pour compléter la lecture) et sauvé in extremis par la captation vidéo qui en avait été faite – sans quoi le spectacle n’aurait jamais vu le jour. L’unique opéra de Beethoven avait ainsi échappé un peu miraculeusement à la pandémie, en pleine célébration du 250ème anniversaire du compositeur. Mais voilà que quelques mois plus tard le miracle s’est réitéré : le Fidelio prévu en version de concert au printemps 2020 avec la Dresdner Philharmonie – et réunissant Lise Davidsen et Christian Elsner dans les rôles principaux – a dû bel et bien être annulé ; mais dès le mois de juin, le label Pentatone parvenait à réunir l’intégralité de la distribution pour enregistrer l’œuvre malgré des conditions sanitaires plus que contraignantes. Un deuxième Fidelio fut donc sauvé, et avec un résultat assez remarquable.
Ce qui frappe en premier lieu à l’écoute de cet enregistrement est la clarté qui s’en dégage. De l’ouverture à la dernière note, c’est une lecture lumineuse, optimiste que nous offre Marek Janowski à la tête de la Dresdner Philharmonie : cela ne va pourtant pas de soi quand on pense à l’intrigue, mais le chef souligne avec raison l’étonnante vitalité et l’espoir qui se dégagent de la partition de Beethoven. On se laisse surprendre par les couleurs presque pastorales qu’il insuffle à l’orchestre dans l’ouverture, et on comprend que Fidelio n’est pas le récit d’une incarcération mais d’une libération, et que la dimension humaniste de l’œuvre est d’ores et déjà annoncée.
Cette lecture n’empêche pas pour autant l’orchestre de déployer une vraie énergie dramatique – on pense notamment à Leonore empêchant le meurtre de Florestan, et au duo « O namenlose Freude ». Le caractère lumineux ne signifie pas non plus que l’orchestre soit en retrait ou manque de consistance : au contraire, les musiciens sont formidablement présents, pas seulement pour soutenir les solistes, mais pour dialoguer avec eux. La Dresdner Philharmonie est absolument à égalité avec les chanteurs et prend la parole comme un personnage à part entière de l’œuvre : le résultat est superbe dans les airs, notamment « O wär ich schon mit dir vereint », « Abscheulicher » et « O Gott, welch Dunkel hier » avec leurs divers solos (les cors et le hautbois !) et avec des pupitres de cordes toujours dynamiques et bien phrasés. On aimerait que tous les orchestres aient cet engagement et que les enregistrements favorisent toujours cet équilibre dans la prise de son, d’autant plus lorsque Marek Janowski offre une lecture aussi raffinée de la partition où l’on entend en filigrane les couleurs des premières symphonies de Beethoven mais où plane aussi, par bribes, l’ombre de Mozart. On ne sait pas si c’est le bonheur d’être autorisés à jouer de nouveau, après plusieurs mois d’arrêt forcé, qui donne aux musiciens tant d’engagement et un son aussi beau ; mais il aurait été dommage que la covid nous prive de cette prestation où l’émotion et la grande sensibilité de la partition apparaissent avec autant de clarté.
On l’a dit, cet enregistrement reposait également sur un duo solide dans les rôles principaux, avec Lise Davidsen en Leonore/Fidelio et Christian Elsner en Florestan. La soprano norvégienne est désormais une figure phare des scènes lyriques, et l’on s’en réjouit en pensant à ses derniers succès scéniques et discographiques. Si Leonore est un rôle dans lequel on a déjà eu l’occasion de l’entendre, on est étonnée que le timbre soit encore plus dense et encore plus sombre que lors de ses dernières prestations. Il est beau d’entendre cette voix se développer et s’enrichir au fil du temps, d’autant plus que Lise Davidsen conserve des aigus toujours aussi purs qui lui permettent d’aborder le rôle en pleine possession des moyens requis. La soprano a également un tempérament dramatique qui convient bien à Leonore, toujours entre l’action et l’introspection, le courage et l’émotion. Si « Abscheulicher » est naturellement son morceau de bravoure, on retiendra peut-être tout particulièrement le quatuor « Er sterbe ! » au deuxième acte, où elle déploie encore plus de puissance expressive.
Christian Elsner n’est pas en reste en termes de moyens vocaux, avec un timbre si clair et qui malgré tout ne peine pas face à l’orchestre ni dans les ensembles. On retiendra sa très belle diction dans « O Gott, welch Dunkel hier », associée à une simplicité dans l’émission et une sensibilité qui conviennent bien au personnage de Florestan. La voix montre tout de même un peu ses limites dans « O namenlose Freude » où elle est particulièrement sollicitée, mais le ténor reste un très bon choix pour la lecture proposée par Marek Janowski de l’œuvre.
Georg Zeppenfeld est un Rocco solide, avec une belle prestance vocale qui donne du relief au personnage, notamment dans les ensembles – on pense au duo avec Pizarro à l’acte I, mais aussi au très beau duo avec Leonore « Nur hurtig fort » où les chanteurs sont particulièrement en cohésion avec l’orchestre en termes de couleurs, pour des pages parmi les plus sombres de l’œuvre. Johannes Martin Kränzle est quant à lui un Pizarro d’une intensité dramatique formidable, servie par une voix sonore et assurée jusque dans le haut-medium. Un Pizarro de haut vol, de même que le petit rôle (par la longueur, et non par l’importance) de Don Fernando, qui bénéficie malgré sa brièveté de la présence de Günther Groissböck.
Si Cornel Frey est un Jaquino tout à fait adéquat, on retiendra avant tout la Marzelline de Christina Landshamer ainsi que le premier prisonnier d’Aaron Pergram – très jolie surprise de l’album. Quant aux interventions du chœur, on ne saurait trop souligner la beauté du chœur des prisonniers à l’acte I où les voix du Sächsischer Staatsopernchor Dresden et les musiciens de l’orchestre font preuve d’une retenue, d’une sensibilité, d’une poésie aussi assez frappantes pour illustrer ce passage des ténèbres à la lumière. Le finale de l’acte II fait également entendre des choristes dynamiques et engagés, malgré l’enchevêtrement des voix et la complexité de l’écriture.
Avec autant d’arguments en sa faveur, ce Fidelio ne pouvait manquer de convaincre ni de faire souffler un vent de fraîcheur et d’optimisme, tout en confirmant Marek Janowski comme l’un des grands chefs de ce répertoire.