C’est à Vedène, à « L’Autre Scène du Grand Avignon » que l’on se rend, conduit par un bus affrété pour l’occasion. L’entrée en salle ne manque pas de retenir l’attention : le plateau est plein, surchargé même, avec divers meubles, des plantes, des étagères pleines, un aquarium par ici, des jouets par là… S’agit-il d’un intérieur domestique ? De la fragmentation de plusieurs espaces domestiques ? On remarque aussi la présence d’au moins une caméra, annonciatrice des images retransmises à venir. Les comédiens sur scène vont et viennent du plateau à ses extérieurs qui pourraient être des coulisses à vue. Ils plaisantent entre eux ou bien fixent attentivement le public tandis qu’il s’installe, levant toute hésitation sur la présence d’un éventuel quatrième mur – « tombé depuis longtemps » selon les mots de la metteure en scène elle-même – écartant toute tentation vers un réalisme trop lénifiant sans doute. Des néons à cour et à jardin, des projecteurs également. Un grand écran surtout, en surplomb. Rien de bien neuf ? Pas si sûr… Plus la salle se remplit, plus les comédiens entrent et prennent place sur le plateau avec de multiples marquages au sol apparents. « On attend encore des gens » lance l’un d’entre eux déclenchant l’hilarité des spectateurs. Comme un rendez-vous, une convention sociale ordinaire ou presque. L’un d’entre eux s’avance alors et salue aimablement la salle.
Il dit s’appeler Tom. Pourtant, c’est bien le comédien Matthieu Sampeur qui parle. D’emblée, on floute l’image, le réel s’estompe par endroits fictifs. Il fait les présentations avec Jacques, Virginie, Charles… tous présents, tous personnages de fiction car ces noms ne correspondent pas non plus à leur véritable identité. Dans un souci de clarté, Tom prend l’initiative d’expliquer « ce qu’on fait là ». Parce que « l’Autre est devenu une menace », ils ont travaillé « à partir d’un film : Dogville ». Le spectateur est renvoyé à ses souvenirs de… spectateur. Une connivence s’établit ainsi autour de l’œuvre de Lars von Trier ayant fait grand bruit en 2003, débutant une série qui se proposait alors de livrer une description acerbe de la société américaine, série qui n’a jamais été achevée du reste.
On se souvient de Grace, campée par Nicole Kidman, arrivant dans un village pour trouver refuge alors qu’elle est poursuivie. Les habitants la reçoivent avec méfiance car ils vivent tous reclus, dans une autarcie totale. L’un d’entre eux prénommé Tom – le rapport avec ce qu’il se passe dans la salle est net – va essayer de démontrer à toute la communauté qu’elle se fonde sur des valeurs qui nie toute altérité. Et, Grace deviendra effectivement leur esclave, victime de tous les abus de cette collectivité aveugle et cruelle. Une meute inhumaine. Entre chien et loup déjà.
A l’avant-scène, Tom poursuit ses explications. Le choix du film est rapidement présenté. Sans doute peut-il être un exemple possible utilisé « pour essayer de changer », « pour ne pas se laisser emporter vers la même fin ». « Pour écrire une autre histoire » ajoute-t-il. Le projet – singulier s’il en est – se dessine plus nettement : Dogville est un point de départ possible et ce qui va se dérouler sous nos yeux relève de l’expérimentation – les personnages en étant seulement « au plan théorique pour l’instant ». Expérimentation humaine par les questions anthropologiques qu’elle va soulever. Expérimentation théâtrale par la réflexion dramaturgique qu’elle sous-tend et la réception diffractée du public qu’elle va engendrer. La communauté des personnages sur scène n’est cependant pas aussi unie qu’il pouvait sembler : Tom est déjà gentiment recadré par ses camarades et il finit par leur reprocher de refuser de voir ce qu’il considère comme un problème. En grand ordonnateur auto-proclamé de cet exercice de laboratoire, il déclare qu’il veut « illustrer » son idée avec « la pièce manquante » usant lui-même d’un vocabulaire déjà atrocement déshumanisant.
C’est alors que Graça – extraordinaire Julia Bernat ! – se lève dans le public. Tom l’interpelle, elle s’approche. Elle est poursuivie par la milice dans son pays – le Brésil ? – mais elle ne veut pas « poser de problème ». Charles – Valerio Scamuffa, extraordinaire tant il est glaçant de sauvagerie – est déjà réticent. Tom insiste : « C’est le film, c’est Grace ». Cependant, nous savons bien qu’il n’en est rien, que le réel est déjà fragmenté, laissant surgir la fiction ça et là, contenant elle-même d’autres surgissements fictionnels. Vertigineuses mises en abyme qui troublent tous les repères. Et on peut penser que c’est à dessein. Où sommes-nous ? Qui sont ces êtres ? Qui sommes-nous devenus, assemblés dans cette salle à cet instant précis, au cœur de ce dispositif expérimental ? Les doutes sont désormais nombreux. Ainsi, Jacques – joué par Philippe Duclos – se déclare aveugle, Tirésias d’aujourd’hui, vrai faux devin qui prétend facétieusement « déambuler dans la Cité des Papes » mais qui ne devine très probablement rien – « Y’a rien à voir ici » clame-t-il d’ailleurs – manifestement incapable d’infléchir le cours des choses.
Graça est quand même acceptée, après un vote à l’unanimité car les valeurs humanistes l’emportent en apparence. Dans un premier temps, du moins. Elle agit pour son intégration au groupe.
On la fête, dans une ambiance chaleureuse, après avoir réagencé l’espace pour faire apparaître une longue table, face au public. On trinque, on mange de la tarte aux pommes – bio sans doute, la nourriture saine n’étant pas la panacée pour développer le « concept d’acceptation » pour autant. Virginie lui a d’ailleurs déjà dit qu’on n’a « besoin de personne ». Et c’est un grondement plus sourd qui se fait peu à peu entendre, encore contenu. Dans cet endroit, « y’a rien de bon ». Notons dès lors que les comédiens, eux, le sont à tous égards. Ils avancent avec une grande maîtrise dans ce dédale narratif parsemé de chausse-trappes. Le vertige se poursuit pour mieux nous perdre au-delà des frontières qui délimitent le contour de ce qui nous est familier.
Parce que l’inévitable va se produire – n’est-ce pas le propre de toute tragédie ? – l’ère du soupçon va entrer en vigueur. Et là aussi, la communauté des personnages, des comédiens, des humains rassemblés sur ce carré de linoléum brillant va s’ensauvager, se déchaîner dans une ivresse de domination sur Graça qui ne serait pas celle qu’elle dit. Elise – très juste Viviane Pavillon – dévorée de jalousie en raison de l’attirance réciproque entre la jeune fille et Tom, la dénonce, utilise le réseau social pour cela. Et le poison de la haine se diffuse sous nos yeux, très vite.
Les caméras filment, diffractent les points de vue sur ce qui se joue. Le petit Achille est d’ailleurs utilisé « comme un cheval de Troie » suivant les indications de Tom au début. Cette nouvelle allusion à l’épopée homérique est également l’occasion d’offrir un autre regard. L’enfant est sous son lit, en fond de scène, à jardin. Graça qui s’en occupe veut le faire sortir de sa cachette. Il refuse obstinément, réclamant qu’elle lui fasse du mal, la menaçant de dire à ses parents qu’elle l’a fait si elle ne lui obéit pas. Achille – le jeune Harry Blätter Bordas qui n’est pas présent sur le plateau – est à l’image sur l’écran en surplomb. La perversité de ses mots dans la spontanéité de l’enfance heurte. « Y’a rien de bon » ni personne manifestement.
La caméra qui filme en direct s’interrompt régulièrement pour laisser voir des scènes tournées avant. Le processus n’est certes pas nouveau – Milo Rau l’utilise volontiers lui aussi – mais il a le mérite de faire voler le réel en éclats et de multiplier les possibles. Qu’est-ce que cela change, au fond ? Graça subira les pires outrages, sera abusée sur scène et à l’image sans que cela ne modifie quoi que ce soit au déroulement des événements, sans que le résultat de l’expérience ne varie. Dans la scène filmée pendant le transport de pommes, Ben qui la viole lui recommande même de ne pas faire de bruit car « il y a du monde dehors », nous qui regardons en silence. Homo homini lupus toujours sans doute.
Si c’était nécessaire, la fin marque bien l’écart avec Dogville, ne montrant aucun massacre vengeur. C’est plutôt le temps de l’analyse des résultats. « Nous avons réagi aux événements » se justifie l’un d’entre eux. Et Tom de se questionner encore : « Comment faire pour ne pas répéter inévitablement la même histoire ? » Opérant un retour au présent, au réel – ou pas ? On doute encore – Graça évoque son Brésil natal dans sa langue maternelle et conclut que « quand le fascisme devient réel (…) il n’y a plus rien ». Sauf peut-être la musique et l’étincelle de l’art qui persiste, qui sait ?
Peut-être peut-on reprocher à Christiane Jatahy d’épuiser un filon mais elle relève tout de même ce qui semble être son pari. L’abolition des frontières, l’inconfort dans la réception pour le spectateur, le film de Lars von Trier, tout semble être un prétexte pour une autre histoire qui s’écrit hic et nunc, avec ses incertitudes, ses impasses et ses opportunités. Quelque chose authentiquement « entre chien et loup », dans une semi-obscurité. Œuvre labyrinthique dans laquelle il convient de rappeler une fois de plus l’engagement exceptionnel des acteurs, la dernière création de Christiane Jatahy, loin de tout dogmatisme, peut déconcerter par sa vitesse, par certaines facilités dans les dialogues, mais elle ouvre une nouvelle brèche à un moment où notre présent peut en avoir besoin. Sylviane Dupuis écrit « À quoi sert le théâtre ? Sinon, justement, à présenter chaque soir à nouveau (…) ce miroir à nos pauvres illusions, à démasquer la réalité vivante sous nos mensonges ou sous nos peurs ? ». Et de ce point de vue, ce pari de Christiane Jatahy semble bien gagné.