Le fait est d’autant plus frappant à une époque où cette position d’homme-orchestre ne devrait pas, ou ne plus correspondre à une stature privilégiée dans le répertoire classique. Pour de mauvaises raisons, certes, qu’elles tiennent à la spécialisation dite historiquement informée, ou à sa conséquence qui est la dépréciation de la culture stylistique des orchestres et solistes « généralistes », c’est-à-dire romantiques et post-romantiques. De ce point de vue, on devrait presque tenir Barenboim pour plus fautif que les autres : quand on a un tel don du style et de la forme, comme interprète, qui plus est au piano et à l’orchestre, et qu’on a à disposition certaines des meilleures phalanges du monde, on devrait se faire un devoir prioritaire de maintenir la flamme d’un Mozart pleinement intégré aux enjeux du concert contemporain. On peut regretter que, en récital et surtout en programmation symphonique, Barenboim s’en soit en général tenu au schéma « bourgeois » du concerto de première partie, mécaniquement ramené au rôle d’amuse-gueule de la symphonie romantique. Alors même que ses qualités sont plus rares et précieuses encore dans Mozart que dans Beethoven, sa fréquentation du premier aura été sans commune mesure avec celle du second. Y compris au disque, pour lequel il n’a jamais remis sur le métier ses cycles de jeunesse (là encore, concertos mis à part), sonates, variations ou symphonies de maturité, qui ont tous plus de quarante ans (et à peine moins pour le second cycle concertant à Berlin).Dans sa direction mozartienne du XXIème siècle, il y a pourtant matière à penser et à documenter. Quelques rares témoignages de concert (un seul officiel, le très beau Europakonzert 2006 praguois des Berliner avec les Haffner et Linz) en donnent un aperçu, mais on peine à imaginer que Barenboim boucle sa carrière, et plus particulièrement sa belle discographie avec la Staatskapelle, sans avoir ré-enregistré au moins les trois, ou idéalement les six ou dix dernières symphonies – signe encourageant, il semble approfondir ce programme qu'il avait déjà donné à Berlin à la rentrée 2020.
Au cours de son cycle Beethoven mi-figue, mi-raisin, on avait tenté d’esquisser une réflexion sur le rapport de Barenboim à la forme classique, ce qui y apportait, mais aussi ce qu’en retranchait sa théâtralisation de l’opposition et de la rupture. Il faut insister sur le fait que notre image de Barenboim dépend peut-être à l’excès de son Beethoven, et que par extension, son omniprésence dans ce répertoire (et surtout son coup de maître que fut l’enregistrement des symphonies en 1999) a façonné une thèse un brin caricaturale, celle d’une sorte de revival furtwänglerien, sans que l’on sache très bien si cela concerne la conception à la fois formaliste et méta-biologique de la forme, ou seulement celle du style expressif (ce qui est assez différent). Or, il semble important de souligner que s’il y a des raisons de rattacher le Beethoven de Barenboim à celui de Furtwängler, on ne peut en dire autant de son Mozart. On y décèle sans doute davantage la parenté entre le style orchestral et le produit de son expérience concertante. La part de liberté à l’orchestre, à son écoute et à sa réactivité autonomes, se retrouvent dans la manière qu’a Barenboim d’aborder cette triade où il lui serait pourtant loisible (et tentant) d’affirmer un geste ostensiblement démiurgique, et valorisant la part visionnaire, subjective du discours – la surcouche stylistique dont la légitimité ne se déduit pas du texte, mais de l’histoire de son interprétation. Il le pourrait la faire sentir, et il fait sentir qu’elle existe, mais sans l’exhiber.
L’exemple le plus radical de cette approche résolument épurée et jouant sur une part de litote est le premier mouvement de la Jupiter, débarrassé (d’aucuns diront privé) de la solennité d’accent que proposent en général les exécutions avec orchestre de tradition romantique, à l’exemple d’un Davis, d’un Haitink, d’un Muti. En comparaison avec ceux-ci, Barenboim semble étonnamment vert et bondissant. Certes, c’est le seul des douze mouvements où son tempo est un peu plus allant que la moyenne, mais il dénote un esprit plus général, celui d’une quête de profondeur qui ne passe pas par la surcharge, ni physique, ni prétendument métaphysique de l’exécution. Aucun des onze autres n’est spécialement retenu, sinon dans une très relative mesure les mouvements extrêmes de la 39e. Avec une Staatskapelle en effectif médian – 12–10‑8–6‑4 – et bien sûr les violons placés en vis-à-vis, Barenboim ses Berlinois proposent le même genre de sonorité goûteuse mais le plus souvent aérée que dans leurs concertos de Mozart (rappelons, pour illustrer le déséquilibre avec les symphonies, que le public parisien a pu au XXIème siècle les entendre une fois dans les 20e, 26e et 27e, et deux fois dans les 22e, 23e, 24e).
L’orchestre bénéficie du reste du renfort de sa nouvelle konzertmeisterin Jiyoon Lee, dont le dynamisme et l’autorité rayonnent sans ostentation. Il bénéficie moins, malheureusement, du concours de sa petite harmonie, hormis la clarinette toujours typée de Matthias Glander – aussi subtile et singulière qu’attendu dans le trio de la 39e. On a suffisamment insisté sur ce point lors des cycles Schubert et Bruckner de l’orchestre : que ce soit sur scène ou dans sa fosse berlinoise, l’orchestre présente un écart qualitatif trop important selon que ses flûte et hautbois solistes soient ou non féminins (Gomez et Stein). Ce soir, ils ne l’étaient pas, et bien des traits en ont souffert, en particulier dans les mouvements lents des 39e et 41e. De façon générale, ce défaut de raffinement (avec parfois une intonation franchement défaillante) des bois est la seule limite sérieuse de ces interprétations pleines de mesure et d’intelligence, dans la mesure où il crée un déséquilibre qualitatif avec le quintette : la continuité lyrique du phrasé peut s’en ressentir, malgré la sûreté de la direction de Barenboim sur ce plan (le climax de l’adagio de la 39e réalise idéalement le fondu enchaîné du motif bref des cordes avec la longue phrase des bois), et l’ajout d’un aspect rustique au son d’orchestre altère une couleur générale qui serait sinon subtilement automnale.
C’est une réserve structurelle, mais c’est presque la seule. Car tout ce contexte étant posé, on a affaire ici à un très beau concert de Barenboim, certainement un de ses meilleurs passages à Paris depuis plusieurs années – qui nous fait regretter d’avoir raté le mini-cycle Boulez-Beethoven programmé les jours précédents, en report partiel de la programmation hivernale. Que ce soit la conduite sans apprêts, la discipline orchestrale, l’importance accordée à une forme de bon sens élémentaire dans la gestion dynamique des voix, tout concourt à une forme de compacité interprétative, de rigueur sans esprit de sérieux, de naturel expressif sans joliesse paresseuse. Pas davantage que dans la Jupiter, Barenboim ne surjoue la majesté architecturale de l’introduction de la 39e, qui frappe d’abord par sa transparence de texture, ainsi que son appréciable absence de pédanterie. On peut trouver à redire sur sa transition avec l’allegro, dans la mesure où la préparation ne rapproche pas assez les dynamiques du silence. Mais c’est un choix possible de lier les climats des deux sections dans une relative indifférenciation, qui se paye cependant d’un temps de flottement pour entrer dans la pulsation du ¾. Celui-ci passé, on entre de plain-pied dans la grandeur de la 39e, dont la marque la plus distinctive est peut-être la force cumulative des marches harmoniques et de leurs descentes toutes simples de doubles croches. Il est logique que la marque des exécution de qualité de la symphonie soit la clarté d’énonciation de ses doubles croches : les violons de la Staatskapelle en fournissent ici une splendide démonstration, dans une veine minérale où l’articulation donne à chaque double un poids presque individuel, qui n’est pas rappeler le style caractéristique de leurs homonymes dresdois dans cette musique – tirant l’esprit de ces traits vers Weber. Barenboim a de surcroît l’intelligence d’assortir cette clarté d’une gradation dynamique – juste ce qu’il faut, sans ostentation – soulignant la force spécifique à cette expressivité a‑thématique, ce qui donne très envie d’entendre ce qu’il proposerait aujourd’hui dans la 34e.
On voit là un trait général de son Mozart mûri, qui contraste avec l’image d’Epinal d’une direction ultra-subjective et aux effets appuyés : il a un double aspect, sévère et hédoniste. Sévérité économe de l'articulation, de l'attention portée au matériau le moins mélodique et souvent le plus structurant, qui le rattache davantage à l’imaginaire de Klemperer qu’à celui de Furtwängler ou de Böhm (par rapport aux styles de ces derniers, la force motrice brute est moins essentielle). Et hédonisme dans la recherche d’un naturel général de l’écoute, dans la façon de solliciter beaucoup moins ses pupitres, le phrasé, l’événement sonore que dans son Beethoven : il est rare – encore qu’on le voyait aussi dans son intégrale des symphonies de Schubert dans le cadre intimiste de la Boulez Saal – que Barenboim paraisse autant rechercher la décontraction de ses musiciens, et paraisse solliciter presque davantage leur confiance en leur propre sens musical que dans le sien. A l’autre bout de la symphonie, cette dimension de détente, qui rend le grain orchestral solaire, habite un merveilleux finale dont la relative retenu de tempo n’entraîne aucune lourdeur, mais au contraire génère quelque chose d’aérien, même dans la mise en valeur du caractère rustique des traits obstinés (ci-dessus). Si la conception du discours reste conforme, même de façon adoucie, au viatique dialectique de Barenboim, celle du son n'est pas si éloignée du classicisme décanté du dernier Blomstedt : le profil est minéral, pas marmoréen.
Ce finale laisse voir aussi la grande attention portée par Barenboim à la dimension polyphonique de la musique – pour le coup, comme dans ses Beethoven, même s’il est rare que la critique lui reconnaisse cette qualité. La disposition à la viennoise de l’orchestre facilite bien sûr, dans ce mouvement en particulier, ce travail qui porte aussi ses fruits dans la fugue de la Jupiter et dans les mouvements centraux de la 40e. La deuxième partie du menuet de cette dernière est spécialement remarquable à cet égard, et plus précisément sa dernière séquence (ci-dessous) dont le trait contrapuntique est valorisé à l’extrême : contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, il n’en résulte pas un séquençage analytique, mais bien plutôt une unification lyrique, un étirement de la phrase, atteignant dans ce passage à une rare profondeur d’expression. Là encore, le cliché d’un Barenboim lourdement romantique dans le classicisme est battu en brèche, en particulier dans un mouvement où il fréquent que des chefs, quels que soient leurs penchants stylistiques, s’embourbent. A la limite, dans le premier mouvement de la Jupiter, on se surprend presque à désirer une emphase et un son plus beethovéniens, ce qui n’empêche pas d’admirer l’aisance avec laquelle la profusion thématique est disciplinée.
Il aurait été logique, au vu des grandes vertus polyphoniques démontrées dans tout au long du programme, que le finale de la 41e en fût l’apothéose interprétative. Cela n’a pas été le cas, même si cette fugue ne manquait pas d’allure, avec son naturel rythmique, et la petite signature coutumière de Barenboim – l’emphase théâtrale mise sur la gamme annonçant la mystérieuse amorce de la coda. Le manque d’impact et de précision et de la petite harmonie en est bien sûr une raison, l’autre étant l’absence des deux reprises, qui est toujours de nature à altérer substantiellement l’impact discursif du mouvement – une grande partie de la singularité géniale de celui-ci tenant à l’insertion d’une trame entièrement contrapuntique à une structure harmonique et narrative de sonate. Mais c’est un choix général avec lequel l’auditeur doit composer : Barenboim n’observe dans ce programme aucune reprise d’exposition, à l'exception de celle, quasi inévitable, de l’allegro de la 40e. Il est possible que format contraint d’un concert sans entracte ait eu une influence, mais rien n’est moins sûr : à l’instar de son ultime vision des sonates de Beethoven, celle de Barenboim ici est peut-être que le matériau, traité avec discernement, se passe de double énonciation pour que la forme tienne. Le fait est qu’elle tient ; mais on ne peut s’empêcher de penser que cette direction à l’intelligence apaisée, presque bonhomme, flattant l’élégance charnelle autant que formelle, conviendrait tout aussi bien si ces symphonies étaient pleinement rendues à leur monumentalité. Le grand accord d’ut mineur de la fin d’exposition de la Jupiter n’entrouvre que très délicatement les portes de la damnation, et il est presque inattendu de voir Barenboim tenir, une heure et quart durant, la terribilità mozartienne sous le boisseau. Mais au sens strict, on ne tient sous le boisseau que les choses que l’on sait terribles, et moyennant cette forme de connivence, il demeure instructif de voir l’éternel séducteur dialoguer harmonieusement avec , ici, une statua gentilissima. La suavité élégiaque du trait de violons qui prolonge la ritournelle des clarinettes dans la 39e, si difficile à rendre dans son aspect informel et sophistiqué à la fois, n’est pas le moindre des attraits de cette manière.