Ma Forêt fantôme
Mise en scène : Vincent Dussart
Texte : Denis Lachaud
Scénographie, costumes et lumières : Anthony Pastor et Rose-Marie Servenay
Chorégraphie : France Hervé
Musique : Patrice Gallet
Régie générale : Quentin Régnier

Avec Guillaume Clausse (Nicolas), Xavier Czapla (Jean), Sylvie Debrun (Suzanne), Patrice Gallet (danseur et musicien), Patrick Larzille (Paul)

Production : Compagnie de l’Arcade

Coproduction : Le Mail – Scène Culturelle de Soissons ; Le Théâtre de Roanne ; Le Palace-Montataire

Avec le soutien de la DRAC Hauts-de-France, la Région Hauts-de-France, le département de l’Aisne, la ville de Soissons, Adami et Spedidam

Accueil en résidence : Le Sirocco, le Mail – Scène culturelle
Création en 2020 au Mail – Scène Culturelle de Soissons

 

Avvignon le Off, Présence Pasteur, mercredi 14 juillet à 21h25

Parce que Wanderer garde sa fidélité à des compagnies rencontrées dans le Off, nous ne pouvions manquer un spectacle de la Compagnie de l’Arcade lors de cette édition 2021. Nous avons rencontré Vincent Dussart et ses comédiens à plusieurs reprises : d’abord, à L’Entrepôt en 2016 avec Sous la glace de Falk Richter ; ensuite, en 2018, à Présence Pasteur avec Pulvérisés d’Alexandra Badea. Vincent Dussart nous a enfin fait l’amitié de nous accorder un entretien l’été dernier, alors que le festival était annulé. Cette année, l’Arcade revient avec deux spectacles : Je ne marcherai plus dans les traces de tes pas d’Alexandra Badea au 11. Avignon ainsi que Ma Forêt fantôme de Denis Lachaud que nous sommes allés voir à Présence Pasteur. S’intéressant à la mémoire, à ses résurgences, à ses fuites dans un cycle de plusieurs pièces montées avec sa compagnie, Vincent Dussart explique qu’il se propose « d’interroger la façon dont notre rapport au monde est modelé (…) par ces événements auxquels nous n’avons pas pu donner du sens ». Le texte de Denis Lachaud – écrit dans une langue à la fois technique et poétique – se prête à ces perspectives, faisant se télescoper les vivants et les morts dans le présent de la scène, personnages qui ont d’abord été les compagnons de vie aidants et les malades dans le passé. Et la mise en scène révérant « la vie (…) malgré, ou peut-être à cause de la violence de la maladie » le fait parfaitement entendre au public en effet.

 

Nicolas (Guillaume Clausse, à gauche), le personnage-musicien (Patrice Gallet, au centre), les autres personnages dans l'ombre au fond.

I feel love. On garde les rythmes entêtants du célèbre morceau de Donna Summer longtemps après la sortie de salle. Après avoir été accueilli par Vincent Dussart à l’entrée, le public découvre la scène. Suspendu dans les cintres, assez bas par rapport au centre du plateau, ce qui s’apparente à un lustre végétal et massif attire l’œil. De même, juste en dessous se trouve une forme immobile, végétale elle aussi. La pénombre dans laquelle la salle est plongée empêche de distinguer clairement de quoi il s’agit. Hormis ces deux éléments, l’espace paraît nu. C’est alors qu’on reconnaît pour la première fois le titre de Donna Summer, profession de foi disco mais également chant à la vie. C’est alors que la forme bouge. Sous une cape végétale, se dresse un homme qui était assis sur une chaise. Patrice Dallet est extraordinairement méconnaissable en débardeur et pantalon moulant. Avec son maquillage noir sur les yeux, dans la lumière des projecteurs latéraux, il est comme une apparition fantomatique – déjà fantomatique – un Klaus Nomi transfiguré. Il danse. Frénétiquement. Enfilant une paire de chaussures à talons pailletés, il exsude une sensualité qui rappelle la vie, la nuit. Celle des clubbers homosexuels, des travestis, celle de tous les sexes. Celle du présent comme celle des années 80. I feel love chante Donna Summer, tandis qu’il bouge lascivement.

Le personnage-musicien (Patrice Gallet)

C’est alors que deux couples apparaissent. Deux hommes à cour. Un homme et une femme à jardin. Le personnage mystérieux campé par Patrice Gallet s’assied mollement dans un siège en velours vert à cour et les regarde en souriant. À la façon de quelqu’un qui connaît la fin de l’histoire, pense-t-on.

Paul (Patrick Larzille) et Suzanne (Sylvie Debrun) 

Suzanne – toute en nuances Sylvie Debrun, inoubliable dans l’adaptation du Retour à Reims de Laurent Hatat – vient de perdre son époux joué avec finesse par Patrick Larzille. Paul était atteint par la maladie d’Alzheimer et Suzanne organise l’enterrement. « Il s’est accroché le pauvre. Jusqu’au bout ». Elle propose à son frère Jean – Xavier Cazpla à l’émotion très juste – de venir le voir. Une dernière fois. Il refuse. Puis Nicolas – Guillaume Clausse, grâcieux et tout en justesse lui aussi – avance. Le personnage campé par Patrice Gallet se saisit d’une guitare placée à cour et commence alors à chanter. Le temps qui court. Le mouvement diabolique qui nous frappe tous. Sa chanson, comme une incantation, semble modifier le cours des choses. Les vivants et les morts se retrouvent ainsi en face-à-face. Plus de barrières, plus de chronologie. Ils se voient sur scène mais sans se voir dans le drame – ou qui sait ? « On évoque les souvenirs comme évoque les esprits » écrit Vincent Dussart citant Merleau-Ponty . La mémoire de chacun va entrer en collision avec celle des autres, superposant les souvenirs qui défilent, toujours sous le regard amusé de l’énigmatique personnage danseur et chanteur, monté sur ses talons aiguilles scintillants, sorte de divinité saturnienne des dancings.

Jean (Xavier Czapla) et Nicolas (Guillaume Clausse) sous le lustre

Ainsi, le public assiste à différents moments de vie de ces quatre personnages : les premiers signes de la maladie de Paul ; l’évocation de la mort de Rachid par Jean assis sur la chaise face au public dont on devine qu’il a été emporté par les suites du Sida, le personnage-musicien omniscient nous livrant lui-même les détails de sa vie et de sa mort ; la révélation à Paul de la relation de Jean et Nicolas, ensemble depuis sept ans ; les présentations des uns aux autres ; leurs réactions ; leurs tensions vécues ou contenues – « C’est la loi des séries ou quoi. Merde » déclare Suzanne ; la maladie de Jean et sa mémoire fuyante ; celle plus  rapide de Nicolas avec notamment sa « rétinite à CMV » ; la « forêt fantôme », la liste de tous les morts du Sida dans le carnet de Jean, sombre litanie rappelant l’insupportable hécatombe des années 80… Cependant, le lustre tourne parfois, immuable repère végétalisé, comme un élan vital permanent venu d’en haut.

La mise en scène de Vincent Dussart célèbre les corps qui se croisent et se touchent, dépassant la didascalie de départ du texte de Denis Lachaud qui dit, au contraire, que « jamais personne ne touche personne ». Le metteur en scène semble nous dire ici que se toucher, c’est vivre et vivre pleinement. Ces contacts sensuels au sein des couples, tendre entre Suzanne et Paul, torrides parfois entre Jean et Nicolas, paraissent être autant de moyen de lutter contre la maladie. Contre l’oubli. Comme un hommage à ces luttes – trop souvent perdues, il est vrai – qui en appelle à la sauvegarde de la mémoire, à la vie simplement, conjurant le mauvais sort du « temps qui court ». Coûte que coûte. Et l’engagement sans faille dans le jeu de tous les comédiens permet bien entendu de percevoir cela.

Les séquences s’enchaînent, les ambiances lumineuses varient notamment grâce au cycloïde en fond de scène. Soulignons à juste titre le très beau travail d’Anthony Pastor et de Rose-Marie Servenay. Les personnages se croisent, se fixent, entre en mouvement parfois au rythme tantôt sourd tantôt plus sonore du morceau de Donna Summer. I feel love. Toujours. Comme un prolongement à une phrase de Jean qui parle de  « se réhabituer à l’idée de vivre ». Même maladroitement comme on le constate avec les rapports entre Suzanne et Jean, délicatement rendus par le jeu des deux comédiens, et qui sont parfois teintés d’une pudeur, d’une retenue douloureuse. Suzanne ne se refuse-t-elle pas à informer Paul de l’hospitalisation de Nicolas ? Devant l’incompréhension de son frère, elle s’exclame. « Que chacun reste soi dans cette histoire ». Certes, les deux maladies se croisent mais sans être rigoureusement comparables. Rester soi dans cette forêt fantôme ne semble-t-il pas pourtant bien vain ? Qu’importe au fond, car la musique emporte tout. Les morceaux, réorchestrés par Patrice Gallet, jalonnent d’ailleurs tout le spectacle, comme la bande originale d’une époque qui défile, au gré des déambulations du personnage-musicien à travers tout le plateau. Fade to grey. Wonderful life, Oh l’amour et surtout Main dans la main d’Elie et Jacno, particulièrement bien réorchestrées.

En dépit des ruptures et bouleversements chronologiques, l’histoire se raconte en un condensé d’une vingtaine d’années. Le remarquable texte de Denis Lachaud est généreusement porté par le travail de la Compagnie de l’Arcade. On sort avec cette sensation d’avoir perçu « l’irreprésentable » d’Antoine Vitez voyant dans le théâtre, l’art d’ « incarner le fantôme ». Cela ne va pas sans cette formidable énergie transmise, cette fureur de vivre qui s’échappe continuellement de ce bal des spectres auquel on a été convié pendant une heure et demie et où se sont croisés de très « beaux fantômes » assurément.

 

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.
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