Falstaff fait partie des œuvres à la racine du Festival d’Aix, puisque j’ai vu à la télévision d’alors un Falstaff retransmis du théâtre de l’Archevêché qui a contribué avec d’autres retransmission d’Aix à faire naître mon amour de l’opéra. Le lieu et sa douceur s’y prêtent, les dimensions de la scène aussi. Et de fait ce travail s’insère parfaitement dans la géographique des lieux : Kosky a choisi l’espace unique, univers vaguement onirique, aux couleurs claires de céramiques d’une taverne plus méditerranéenne que britannique, un espace où Falstaff s’est installé puisque le lever de rideau nous le présente trônant devant un étal de cuisine, table de travail, fourneaux, matières premières, légumes. Falstaff cuisine.
Ce caractère va être souligné tout au long des deux actes puisque pendant les pauses, des recettes alléchantes sont dites, pour nous faire patienter et rester dans l’ambiance. Voilà comment Barrie Kosky identifie le bon vivant, cuisinier, viveur, buveur, baiseur.
Ces caractères ne se traduisent pas sur son physique, qui n’a pas la difformité habituelle. Non Falstaff n’est pas cette fois-ci un tonneau ambulant, c’est un personnage mobile, dansant, qui aime aussi tricher sur son âge (d’où un usage exagéré des perruques), et qui a l’air complètement intégré dans l’espace, si intégré qu’il revêt un costume couleur des céramiques de la salle de la taverne, pour s’y fondre, et pour donner aussi un caractère un peu fantaisiste à sa démarche auprès des dames.
Les personnages sont traités comme des figures de film d’animation : au lever de rideau, Falstaff est un chef au centre de son orchestre. Autour de ce centre sur lequel se focalisent les regards, les autres personnages apparaissent comme des comparses, des utilités, dont on remarque surtout Pistola immense dadet (Antonio di Matteo), à côté du petit Bardolfo (Rodolphe Briand), très bons acteurs
Du côté des femmes, même aspect un peu caricatural notamment de Miss Quickly, et les quatre dames sont aussi des figures (tailles diverses, costumes aux couleurs vives, de l’autre, les hommes tout aussi caricaturaux (Ford en costume gris un peu triste, Fenton en culotte courte, le docteur Cajus, double vieilli de Ford) tous sont des sortes de mécaniques risibles.
Ça bouge, ça court, c’est vif, c’est souriant.
Barrie Kosky a bien séparé les deux premiers actes, qui se déroulent dans le même espace, et le troisième. En outre, comme dans Le Coq d’or, il y a peu de fantasmagorie, et toute la mise en scène est concentrée sur la conduite d’acteurs, la « Personenführung », sur les mouvements et l’intelligence des rapports entre les personnages : il est clair qu’il veut par exemple mettre face à face Ford et Falstaff, dans un savoureux duo de perruqués, et le vainqueur de la rencontre n’est pas ‑celui qu’on pense.
Très intéressant aussi l’importance donnée à l’art culinaire. Falstaff n’est visiblement pas un mauvais cuisinier, et ces dames attirent la mouche avec le miel, en le couvrant de gâteaux plus monumentaux les uns que les autres – les dames savent faire de la pâtisserie- … Poser la cuisine comme l’art de la vie, c’est aussi donner à un Falstaff vieillissant une vraie compétence, ne pas en faire un raté comme on le voit quelquefois sur les scènes. Se mettre à cuisiner tardivement, c’est à la fois s’accommoder d’une situation de fin de parcours, mais aussi montrer qu’on est toujours capable de réussir quelque chose, de se plaire et de plaire : pourquoi ne pas imaginer un Falstaff qui paierait ses dettes à l’aubergiste cuisinant des plats raffinés.
Mais c’est aussi – on y pense un moyen de finir/mourir dans le plaisir ; comment ne pas penser par ricochet à La Grande Bouffe de Marco Ferreri, une sorte de plaisir crépusculaire. Car si les pauses nous font entendre des recettes, c’est pour aiguiser notre plaisir, aussi sans doute pour donner à ce que fait Falstaff au lever de rideau (toujours essentiel au théâtre) sa dignité, même si lorsqu’il se retourne, les fesses entrevues nous font revenir à la réalité du comique de situation. Mais écouter ces recettes gourmandes très raffinées, c’est aussi nous confronter à une sorte d’impossible hors de notre quotidien. Nous vendre du rêve en quelque sorte, comme Falstaff s’en vend à lui-même.
Évidemment, de la part d’un metteur en scène qui travaille l’humour, et qui sait inventer des « trucs » scéniques souvent inédits, cette (relative) sobriété peut étonner, mais dans l’interview qu’il nous a récemment accordée et que nous publierons bientôt, il affirme aimer prendre à revers, surprendre, et surtout ne pas se répéter, aller là où on ne l’attend pas. Et ici il est inattendu.
Si les deux premiers actes sont riches en gags divers, certains traditionnels, d’autres traités plus follement (le ballet du sac de linge sale), le troisième est étonnamment sage, voire pauvre : le livret est suivi, mais sans plus d’inventivité.
Nous sommes à l’opposé que ce que Lotte de Beer a conçu pour ses Nozze, dont le quatrième acte s’inspire beaucoup de Falstaff… Du noir, du sombre, quelques mouvements ; c’est surprenant et ça tranche fortement avec ce qui précède dont l’ambiance est au contraire tellement claire : c’est sans doute volontaire, mais ça inverse les attentes.
D’une certaine manière, Kosky dit « inutile d’inventer quelque chose » tant la scène se tient par elle-même. Et ce monde noir qu’il nous montre est aussi un monde du caché, un monde à l’inverse de ce que vit Falstaff qui « montre tout » : Falstaff est un personnage où l’être et l’apparence ne sont pas séparés : en ce sens, il n’est pas « sociable », ou bien il l’est du moins à sa manière (voir son costume « papier peint » ou « céramique », souvenir déformé de ses élégances passées). Il tranche.
Il se costume au dernier acte et n’est plus lui, et tous les autres sont masqués, mais quand tous se démasquent, « les masques tombent » et tous se sont fait avoir « tutti gabbati » : de victime ridicule, Falstaff devient alors celui qui donne la leçon à la petite humanité ordinaire, de chef d’orchestre de sa cuisine, il devient le chef d’orchestre de la petite société, par son humanité et sa générosité. La leçon est suffisamment forte pour ne pas laisser place à la folie débridée.
Bien sûr l’inspiration tombe un peu au dernier acte, on a vu et revu l’ensemble final tandis que la salle s’éclaire pour inclure le spectateur dans la farce générale mais jusqu’à quel point n’est-ce pas un parti pris. Le diable Kosky sait aussi faire de ses « faiblesses » de vraies qualités. Il fait beaucoup (trop ?) de spectacles et a une parfaite conscience de ce qui est plus faible, mais ici, même la faiblesse apparente de l’inspiration peut-être aussi une prise à revers.
Musicalement les choses sont plutôt contrastées.
Falstaff est un opéra plutôt choral : beaucoup d’ensembles, peu d’airs notables (étrangement données à Fenton et Nanetta) mais la nécessité pour tous de travailler le phrasé, le débit, parce qu’on est dans une comédie de conversation et d’échanges vifs. C’est un peu la même problématique que « Die Meistersinger » de Wagner et d’ailleurs les œuvres sont souvent rapprochées : même ambiance médiévale, même personnage central confié à un baryton-basse « qui a vécu », même importance donnée au discours, musical et textuel et donc à la fluidité. Le traitement des femmes est particulièrement délicat : on croit souvent que Nanetta avec son air est plus attendue que les autres, mais entre Quickly qui doit avoir une voix suffisamment large et grave pour s’imposer, Alice Ford qui est essentielle dans les ensembles où la voix doit rester lyrique mais bien se faire entendre, être suffisamment projetée sans jamais être criée et une Meg Page qui intervient moins, mais doit savoir aussi se singulariser est exister, c’est quelquefois la quadrature du cercle..
Du côté masculin toute la vocalité s’organiser entre les deux barytons, Ford et Falstaff, la voix sans doute préférée de Verdi qui doivent se compléter, sans jamais se confondre, alors que les autres Cajus, Fenton, Bardolfo sont des ténors, seul Pistola est une basse en écho. On voit bien que du point de vue des vocalités les différents éléments sont distribués de manière très attentive : les femmes notamment forment une palette très précise : très grave (Quickly la rouée), mezzo (Meg), soprano lyrique (Alice) soprano plus léger (Nanetta), pas une ne doit avoir la même couleur ou la même typologie vocale.
Même attention du côté des hommes où Falstaff est plutôt baryton basse, et Ford baryton lyrique, les trois ténors sont en revanche à peu près semblables, comme un ensemble. Pistola est la basse : Falstaff a sa bande, un ténor et une basse, Ford la sienne, avec deux ténors (Caius et Fenton) qui sont rivaux dans le cœur de Nanetta. Tout est à chaque fois jeu de modulations, de couleurs, selon le statut, l’âge des personnages, et donc tout est un jeu d’équilibre assez subtil qui fait toute la difficulté de la composition d’une distribution.
Et dans ce jeu d’équilibre, nous n’y sommes pas tout à fait.
Du côté féminin, Antoinette Dennefeld est une Meg Page équilibrée, la voix porte bien, et le personnage est bien caractérisé. En revanche Carmen Giannattasio ne réussit plus à maîtriser des aigus criards et acides qui déséquilibrent la qualité des ensembles où on l’entend trop, la voix est assez désagréable et trop stridente : elle n’a pas (ou plus) la rondeur nécessaire. Daniela Barcellona surprend en Quickly par une présence vocale étonnamment faible, on ne l’entend à peine dans les ensembles (serait-elle en crise ?), mais garde une présence scénique affirmée et très drôle. On a entendu si souvent (et apprécié) depuis des années Daniela Barcellona qu’on reste un peu surpris d’une prestation nettement en-deçà de ce qu’elle nous offre habituellement
Des quatre, celle qui domine est Giulia Semenzato, Nanetta fraîche, qui gratifie de la meilleure performance vocale, très contrôlée, techniquement très au point : l’air de Nanetta du dernier acte est un pur bonheur de délicatesse, de technique et de pudeur.
Du côté des voix masculines, Rodolphe Briand est très bon dans Bardolfo, il est le juste personnage, le Pistola de Antonio Di Matteo fonctionne aussi correctement tandis que le Dr.Cajus de Gregory Bonfatti s’entend très mal en plein air, la voix est trop petite.
Plutôt élégant le Fenton de Juan Francisco Gatell attifé comme un ado attardé par la costumière Katrin Lea Tag (pour bien le poser face à Cajus), la voix bouge un peu mais l’ensemble a une ligne correcte, même si on a entendu de meilleurs Fenton.
Stéphane Degout en Ford est sans discussion la voix la plus en place de l’ensemble des voix masculines, et sans doute de l’ensemble de la distribution, outre ses qualités techniques bien connues d’intelligence du texte et de contrôle, la diction et le phrasé sont impeccables, avec une voix qui porte, très expressive, qui en fait d’emblée l’un des meilleurs Ford qui soient sur le marché. De plus il campe avec superbe le bourgeois engoncé dans son costume et la scène avec Falstaff (où il se fait passer pour Fontana), avec leurs deux perruques est un excellent moyen pour Kosky de montrer qu’entre l’un et l’autre, il n’y a pas de grandes différences. Ce Ford est bouffi d’orgueil mal placé et un peu stupide, et ne s’amuse jamais, et Falstaff s’amuse tout en sachant au fond de lui que son temps est passé : chacun ses défis.
Le problème reste le Falstaff de Christopher Purves, absolument magnifique dans le personnage voulu par Kosky, une symphonie de « pas trop » : excessif mais pas trop, ridicule dans son habit aux couleurs des céramiques, comme s’il se fondait dans le paysage, mais pas trop non plus, il est toujours au bord du ridicule, mais ne tombe jamais dans l’excès : il est arrivé à ce point de sa vie où il n’a plus rien à perdre et se moque à la fois et de lui-même et des réactions des autres. Il vit dans son monde de gentils plaisirs, et s’adonne à ceux de la table et du vin avec une sorte de goût qui n’en fait pas un ridicule, mais disons, plutôt un original qui donne un sens à sa fin : c’est une tendance de la scène actuelle de redimensionner les grands/gros personnages de la scène traditionnelle Ochs ou Falstaff pour leur donner certes un poids comique, mais aussi une certaine humanité (voir aussi ce que Kosky fait de Ochs dans son Rosenkavalier munichois), c’est un Falstaff de cinéma d’animation, plutôt sympathique, et encore plus sympathique et humain au troisième acte. C’est vrai chez Verdi, c’est encore plus accentué dans cette mise en scène ou un Falstaff revenu de tout pointe scrupuleusement les ridicules et la farce générale. Oui, il est en ce sens chef d’orchestre, comme nous le voyions plus haut, de sa vie, de ses goûts, mais aussi de la petite communauté.
C’est vocalement que les choses ne vont pas parce que Verdi veut un baryton capable de modifier sa voix, de chanter en falsetto, de colorer, et surtout d’avoir un phrasé impeccable d’une folle ductilité comme certains personnages rossiniens que Verdi n’oublie jamais : et là nous n’y sommes pas vraiment. Phrasé un peu étrange, très articulé et moins fluide qu’exigé : il eût fallu alors aller plus dans la caricature et en faire un « Major Thompson » vieilli, une caricature de britannique avec le langage qui va avec, mais ici nous n’y sommes pas non plus : la voix n’est pas énorme, il n’a absolument pas vocalement l’extraordinaire relief et la mobilité qu’il a scéniquement et cela étonne pour qui est habitué à des Falstaff rompus à mâcher le mot ou la langue. Alors on comprend ce choix hyper théâtral : pour un Falstaff qu’on veut autre, Purves est idéal, et la question de la langue et du phrasé peuvent « passer » pour un public non italophone. Un tel Falstaff ne pourrait être reçu en Italie. C’est à une sorte d’instabilité qu’on arrive donc : entre théâtre et musique, on n’a pas choisi et c’est à un équilibre insatisfaisant qu’on arrive.
Si la scène n’est pas toujours satisfaisante, car ces voix sont très différentes et distendues (c’est bizarre, car c’est la même impression qui prévaut dans la production aixoise des Nozze di Figaro où les ensembles fonctionnent mal à cause de choix vocaux peu homogènes) en qualité et en volume, mais aussi pour le phrasé et le rythme. Dans Falstaff où les ensembles sont essentiels (ils sont même l’ADN de l’œuvre) c’est vraiment problématique.
Et c’est problématique pour le chef, clef de voute qui doit maintenir la tenue impeccable : Daniele Rustioni a acquis une maîtrise telle qu’il donne en fosse toute la pulsion nécessaire pour la tenue de ce Falstaff ; l’orchestre lui répond parfaitement et la lecture est à la fois très énergique et dynamique, mais en même temps très raffinée. En réalité, ce raffinement que tous reconnaissent à l’œuvre existe dans toutes les grands opéras de Verdi, parce que Verdi a le souci du théâtre, et le souci de décrire musicalement les états d’âmes des personnages, Philippe II, Traviata ou Falstaff même combat (ce que l’on ne lui reconnaît pas toujours). Verdi n’a pas de souci de l’effet sur le public, comme un Puccini, il a le souci de l’efficacité théâtrale. Et Rustioni, montre ces raffinements, ces phrases musicales qui éclairent un personnage, même si le chant de celui-ci n’y contribue pas (voir Purves). En ce sens la direction de Daniele Rustioni parfaitement dominée, remet Verdi à sa place là où sur scène il a un peu de difficultés à émerger quelquefois. On est toujours étonné d’entendre des discours sur la profondeur d’un Wagner, et plus rarement sur la profondeur d’un Verdi : on s’esbaudit sur Falstaff, œuvre de la folle jeunesse d’un vieil homme de 80 ans, mais cette attention au théâtre, à vouloir faire de la partition une œuvre dramatique en soi, Verdi l’a toujours eue : très (trop) souvent ce sont les interprètes qui l’ont trahi, en voulant transformer là un tempo, là une note, là un aigu… Rustioni rend justice au théâtre et c’est une magnifique performance. Même si le plateau ne lui répond pas toujours, notamment dans certains ensembles particulièrement difficiles à exécuter.
Au total, évidemment, le spectacle est un spectacle digne, sans une once de vulgarité ou d’excès, le rire est là, le sourire est là et l’humanité aussi, comme dans tout spectacle signé Barrie Kosky. Du côté musical, c’est le chef qui scelle la valeur de ce Verdi, où ce qu’on entend en fosse est vraiment de très grand niveau, sur scène, si on a un Ford (Stéphane Degout) et une Nanetta (Giulia Semenzato) qui nous rappellent ce que chanter Verdi veut dire, il y a trop de petits problèmes individuels qui finissent par faire un problème général.