Le rideau gris opacifie le plateau éteint. Le public de la FabricA attend fébrilement le début de la représentation. C’est alors que s’avance Caroline Guiela Nguyen en personne pour s’adresser à lui. Avec beaucoup de délicatesse, elle l’informe qu’une des comédiennes s’est blessée à la cheville et qu’elle s’apprête à jouer avec des béquilles, ce qui est favorablement salué par les spectateurs. Un instant après, la lumière monte déjà sur scène et le rideau laisse entrevoir ce qu’il s’y passe par translucidité. On perçoit des mouvements, une certaine agitation derrière. « Hieu, tu as besoin d’aide ? » entend-on. Le rideau s’ouvre alors pour laisser voir distinctement l’espace du plateau bien rempli. Huit comédiens d’origine et d’âge différents s’affairent et semblent préparer un buffet dans un endroit étonnant, un endroit entre le local associatif, la salle de soins et le quartier général militaire. Tout cela rendu dans des tons pastels avec une fresque vivement colorée sur le mur au lointain, face au public. Une porte dans ce mur à cour, une autre donnant accès aux coulisses.
Cette scénographie – qui n’est pas sans rappeler celle de Saïgon – accumule tout un ameublement fait de tables, chaises et accessoires de couleurs. Sur le haut du panneau mural à cour, on voit ce qui semble être un écran de contrôle spatial, digne de la NASA, que l’une des comédiennes tenant une tablette (formidable Hoonaz Ghojallu, jouant Rachel, une technicienne américaine surveillant le mouvement des corps célestes) ne quitte pas des yeux. On apprend qu’un nouveau dispositif, situé côté jardin, vient d’être installé. La fonction de cette cabine consiste à laisser un message aux disparus en une minute et trente secondes tout au plus. Le brouillard se lève peu à peu sur la situation dans laquelle on se trouve alors et sera plus pleinement clarifiée par plusieurs vidéos diffusées sur un écran en surplomb à cour. Dans ces capsules en images, à côté des indications temporelles transcrites parfois, des hommes et des femmes âgés se succèdent au fil de la pièce, afin de fournir les éléments du récit nécessaires à la compréhension du public. Comme autant de narrateurs extradiégétiques omniscients, dans un lieu et un temps inconnu – le futur, peut-être ? – qui commentent les faits ou permettent des ellipses dans l’histoire racontée sous nos yeux.
Nous sommes dans un « Centre de Soin et de Consolation », un espace ouvert à tous sans distinction, créé pour faire face au désastre. Lors d’une éclipse, une partie de l’humanité s’est purement volatilisée, sans explication rationnelle – clin d’œil possible à la série Leftovers. Ceux qui restent se sont alors organisés en différents collectifs pour affronter les conséquences de la catastrophe. Dans ces centres, on s’entraide – dans toutes les langues, on se réconforte – et cela va du repas livré pour ne pas s’abandonner seul au désespoir jusqu’aux séances de coaching de groupe pour supporter sa peine. On cherche des solutions – parfois sans efficacité – pour permettre aux disparus de revenir dans le présent devenu insupportable sans eux.
Sébastien (Dan Artus) entre dans la cabine à messages et le film qu’il enregistre, capté par la caméra face à lui, est retransmis sur le mur au lointain, comme ce sera le cas à chaque utilisation de la machine. Il laisse un message à son épouse Elisa, disparue lors de « la Grande Eclipse ». Il lui donne des nouvelles d’Alizée, leur fille et contient son émotion à grand-peine. « Je te jure que je reviendrai te parler tous les jours ». Tandis qu’il sort dévasté par le chagrin, deux autres personnages entonnent chacun un chant aux accents désespérés, en arabe et en tamoul. Rachel vérifie alors les battements de cœur de Sébastien, comme elle le fait pour chaque utilisateur de la cabine. C’est que la tristesse qu’ils éprouvent diminue leur activité cardiaque. Et parce que chaque humain est relié à l’univers tout entier – pour une raison inconnue et extraordinaire, cela a des conséquences sur le cosmos et le mouvement des planètes. Or, si ces mouvements ralentissent, si le marche de l’univers tend vers l’immobilité, il n’y aura plus d’éclipses. Et tous fondent justement leurs espoirs dans une nouvelle éclipse, pensant que les disparitions lors de la précédente, s’annuleront alors. Malgré l’ampleur de la tâche, tous se sont donc organisés au mieux pour limiter leurs peines. Ensemble, réunis dans une fraternité rendue nécessaire au bien de tous.
Arrêtons-nous justement sur le titre qui nous a questionné à ce stade, car tout aussi étrange finalement que les événements relatés.
. Choisissant la précision avec le terme « conte », Caroline Guiela Nguyen fournit à ses spectateurs un élément déterminant dans la réception de sa pièce. D’emblée, elle soutient le choix d’un théâtre narratif, d’une chronologie des événements au sein d’un espace diégétique donné. C’est la qualification de « fantastique » qui surtout interpelle et suscite possiblement une certaine incompréhension. Avançons une explication : l’auteure joue sciemment sur l’ambiguïté du mot. D’abord, il ne peut s’agir d’un conte fantastique au sens premier du terme, bien qu’on puisse y déceler parfois une forme d’hésitation entre le réel et le surnaturel – la diffusion de l’ultime vidéo diffusée sur le mur, avant le noir final, par exemple. Ici, la pièce utilise bien davantage les ressorts des récits d’anticipation, mettant en avant les progrès scientifiques dans un futur plus ou moins lointain, loin du merveilleux et de tout souci de réalisme en effet.
La science-fiction n’est pas le fantastique : s’en tenant là, on pourrait de fait reprocher à Caroline Guiela Nguyen le choix d’une dénomination un peu hâtive. Pourtant, on se demande ensuite si le mot « fantastique » n’est pas ici à entendre dans une autre acception. Peut-être le titre propose-t-il plutôt un avis favorable sur le conte et sur le sujet qu’il aborde par extension. Il serait donc ici un récit – un apologue ? – fabuleux, sensationnel. Associé au mot « fraternité » qui est le point de départ du travail préparatoire sur le cycle engagé en 2020 par la compagnie, on suppose que le sens de ce titre à double fond est à déplier : au-delà des cotillons et des teintes pastels, au-delà des machines futuristes, au-delà du pathétique et de toute la fable jouée devant nous, la fraternité peut être pensée « comme un élan qui lance un regard depuis le présent, vers le passé et vers l’avenir » selon les mots de l’auteure dans sa note d’intention, comme quelque chose de formidable à explorer et à encourager en somme. Pour la mémoire de ceux qui ne sont plus là autant que pour ceux qui restent puisque « nous faisons partie de la même communauté humaine ».
Ainsi, la collectivité des personnages – tous remarquablement interprétés par des acteurs au jeu très organique – va au gré des événements osciller entre espérances et déceptions dans le temps qui passe inexorablement. Une nouvelle éclipse a lieu. Le plateau s’obscurcit pour ne laisser qu’un flamboiement traversant une ouverture haute à jardin – soulignons à cette occasion le très beau travail sur les lumières de Jérémie Papin et de Mathilde Chamoux. Les progrès techniques avancent aussi et on met au point « MEMO », machine froide et inquiétante qui efface la mémoire des humains à l’exception de trois souvenirs à choisir seulement, effaçant donc leur peine afin de ne pas ralentir leur cœur et par conséquent l’univers tout entier. Cela ne va pas sans débat ni réactions violentes. Ismane (absolument remarquable Boutaïna El Fekkak) refuse obstinément de perdre les souvenirs de sa fille disparue, par exemple.
On est chaque fois cueilli par leurs moments de découragements, leurs colères, leurs peurs – par exemple, Dounia, interprétée par Mahia Zrouki, cachant à son père Habib joué par Saadi Bahri, la vérité sur les disparition de sa mère. Malgré tout, ils restent unis jusque dans la préparation du banquet final. Dans une fraternité finalement préservée.
Ainsi, pendant près de trois heures de spectacle – et malgré la blessure de l’une d’entre eux, la pièce est véritablement portée par ce groupe de comédiens venus tous d’horizons très différents. On se réjouit de revoir Hiep Tran Nghia et Anh Tran Nghia, déjà présents dans la distribution de Saïgon. La présence des deux rappeuses Nanii et Saaphyra est également remarquable notamment par l’âpre modernité que leur chant introduit dans la pièce. Citons aussi les déambulations du chanteur lyrique Alix Petris qui font entendre avec grâce l’écho du désespoir des autres personnages. De même, les différentes langues parlées s’entremêlent, se traduisent, se passent : français, arabe, tamoul, anglais, vietnamien résonnent en un chœur harmonieux comme au sein d’une tour de Babel reconstituée – réconciliée pourrait-on presque dire.
On reprochera certainement à Caroline Guiela Nguyen d’être tombée dans le piège de la mièvrerie, du trop sucré, du trop larmoyant. Chaque spectateur place sa sensibilité où il veut, principalement où il peut. Il convient cependant d’admettre que la proposition a le grand mérite d’interroger une béance, une nécessité trop souvent perdue dans notre présent où tout est à profusion, où l’individualisme l’emporte, où le manque de l’Autre n’est pas toujours pleinement ressenti. Œuvre aux accents cosmogoniques, Fraternité, conte fantastique n’apporte pas de réponse présomptueuse mais invite plutôt à la méditation sur ce que nous sommes les uns pour les autres. Et reconnaissons que ce n’est pas sans intérêt sur une scène de théâtre aujourd’hui.