Il règne toujours un peu d’effervescence sur le boulevard Raspail, devant le 11. Avignon alors qu’on arrive à peu près à la moitié de la durée du festival. Appelés pour entrer en salle, les spectateurs avancent à travers le couloir en béton, éclairé par un néon blanc, qui les conduit jusqu’à la salle. Samuel Gallet est présent et salue les gens qu’il reconnaît. On s’installe en découvrant le plateau assez étroit en contrebas, plongé dans une pénombre partielle, circonscrit par un panneau semi-circulaire avec plusieurs ouvertures (verrière, porte à lanières PVC…). On remarque quelques meubles : un tabouret sous une structure en bois ; ce qui ressemble à une table basse avec un compartiment dessous ; un portique avec quelques vêtements dessus. Deux micros sur pied également à l’avant-scène et au fond. On est surtout frappé par la présence d’instruments de musique à cour : un contrebasse et un violoncelle, au moins. L’espace n’est pas immédiatement signifiant mais on retrouve pourtant en filigranes les orientations du collectif Eskandar dans ce dispositif semblant renvoyer à plusieurs disciplines artistiques.
Les lumières montent et les comédiens entrent alors : deux hommes et une femme prennent place dans sur le plateau ; un homme et une femme s’installent, eux, près des instruments. On reconnaît plusieurs cintres porte habits bleus au sol et au-dessus du panneau à jardin, identiques à ceux qu’on trouve dans certains vestiaires. « C’est une piscine municipale / Dans un quartier près du fleuve / C’est le début de l’été / La chaleur est doucement en marche vers la canicule ». Le texte de Samuel Gallet, réparti entre les comédiens, est à la fois précis et poétique. La femme – Caroline Gonin, saisissante de gravité au fil de la pièce – est la caissière au guichet. Elle décrit « une cinquantaine de corps » évoluant dans l’eau. Aëla Gourvennec fait entendre quelques notes de sa contrebasse. Par la puissance évocatrice et synesthésique des notes de musique comme des mots de l’auteur, on ressent presque la chaleur écrasante près du bassin.
Se font alors entendre les messages téléphoniques laissés sur les répondeurs des téléphones mobiles des nageurs, dans le vestiaire, messages qui reviennent fréquemment comme autant de litanies éperdues aux sonorités vaguement métalliques. Les deux musiciens – Aëla Gourvennec et Mathieu Goulin – donnent voix à ces messages, par un dispositif sonore qui assourdit leurs timbres, nous plongeant dans une nouvelle étrangeté. Pendant ce temps, la température poursuit sa hausse. Inexorable canicule. La vie de la caissière prend forme avec ces vides, ces impasses. Elle raconte, par exemple, l’emprise de Christine, « une sorte de vampire sincère » qui la dépossède de tout « sans penser à mal », qui s’impose dans tout et l’abandonne en la rendant cruellement à sa solitude. Déjà, des alternatives au vide qui se font jour mais qui n’adviendront pas. Les regrets et les accents du désespoir reviennent inlassablement.
Visions d’Eskandar est d’abord un chant désespéré, une incantation brisée tandis que la température continue de grimper, comme les comédiens le rappellent. Encore – certainement trop. Mickel que joue énergiquement Jean-Christophe Laurier, est un architecte qui va faire un malaise cardiaque dans le bassin alors que la caissière, enfermée dans une cabine se tire une balle de revolver dans la tempe. Alors qu’ils sont entre la vie et la mort, que leurs voix se succèdent en fluidité sur le texte dans une « expérience de mort imminente », ils vont tous deux basculer dans un univers parallèle. Eskandar. Rien de spectaculaire pourtant dans ce passage vers l’inconnu finement rendu malgré tout par des choix de mise en scène. Les sons, les variations lumineuses dans le panneau de décor servent souvent à marquer l’irréalité de l’espace, l’émergence de ce monde parallèle. Une autre dimension surgit en quelque sorte, entre autre à travers les cordes de la contrebasse et du violoncelle qui ne cessent de vibrer, comme un bourdon venu d’ailleurs, régulier et obsédant.
Mickel voit la ville et mains en l’air, tombe lourdement au sol. Message de Christine sur le répondeur à son intention – ils entretenaient donc une relation intime : elle menaçait de mettre fin à ses jours et finalement y a renoncé pour venir lui « péter la gueule ». Tout disparaît, tout est anéanti et l’angoisse s’infiltre partout. Sous la forme d’un poème lyrique, le spleen du maître-nageur est proféré au micro. Les mots sont dits pour exprimer la désespérance. Autre image. Mickel, allongé sur un banc comme sur un lit d’hôpital, entend des voix lointaines, le réel là-bas qui le tient encore. Un homme – Pierre Morice habilement mystérieux – le regarde. Les deux musiciens enfilent alors des masques et, manipulant des appareils médicaux ou une table de mixage – on finit par ne plus savoir – reproduisent notamment la rythmique des battements de cœur pour la sampler. Ce qui domine, c’est quand même Eskandar, vision d’une « ville brisée » en attente de multiples reconstructions. Invisible pour des yeux encore dans la vie. Rendue sensible aux spectateurs par le collectif sur scène.
Mickel retrouve la caissière, ensanglantée, dans ce sur-monde où leur rencontre se rejoue autrement. Elle dit se nommer « Everybody », annulant ipso facto le singulier pour un pluriel – pour plus d’humanité ? Mickel va ensuite devoir courir après son cœur arraché de sa poitrine par un lion car la vie reste encore dans le champ des possibles. Mais il faut la rattraper à travers les décombres. La rencontre avec l’homme – toujours Pierre Morice – révèle qu’il ne sait pas qui il est. « J’ai oublié mon nom ». Au milieu de photos éparses sur le plateau, ils errent ensemble, à peine spectres tous les trois, dans les turbulences de la volonté de détruire, de se détruire et le mouvement aussi essentiel que paradoxal de survie qui les habite chacun. Car il reste tout de même « les autres vies possibles. Tout ce que vous auriez pu être mais que pour une raison ou pour une autre, vous n’avez pas été. Les milliers de possibilités, les milliers d’autres vies possibles. » Sans doute, notre présent en crise nous renvoie-t-il souvent à « nos vies souhaitées » pour reprendre les mots d’Adam Philips. Et parce qu’elles n’ont pas eu lieu, nous les vivons en nous « avec ces gens que nous avons échoués à être ». Comme le réflexe d’une intériorité dans l’ultime espoir d’un changement favorable, dans le désir d’une embellie pour un horizon plus lumineux.
Grâce à une mise en scène témoignant d’une grande maîtrise notamment du rythme, faisant entendre clairement le texte, les sons, la musique, cette pièce chorale à la « forme concertante » suivant les mots de Samuel Gallet lui-même, rappelle à la fois la dimension engagée et poétique d’un certain théâtre contemporain mais aussi l’harmonie des différentes disciplines au sein du collectif. On ressent enfin pleinement la formidable vitalité de l’écriture de l’auteur, sa plasticité, sa résonance dans l’espace du théâtre. Visions d’Eskandar mérite vraiment d’être vu, d’être entendu – les textes de Samuel Gallet sont aussi diffusés sur France Culture – d’être lu. C’est véritablement l’expression d’une dynamique artistique passionnante. Et c’est surtout un regard sans résignation sur notre présent.