Après un premier enregistrement consacré à Strauss et Wagner, la soprano norvégienne Lise Davidsen présente son deuxième album chez Decca – un « album portrait » indique le livret. De manière générale, on se méfie toujours de ce genre de disques, de ces cartes de visite qui présentent pêle-mêle quantité d’airs (toujours un peu les mêmes) et servent davantage à présenter au grand public leur interprète qu’à constituer un programme cohérent et vraiment personnel. Mais quelle jeune soprano (Lise Davidsen a trente-quatre ans !) peut aujourd’hui prétendre, pour un tel album, enregistrer Leonore et Leonora (de La Force du destin), Santuzza, Medea, et pour clore le tout, les Wesendonck-Lieder ? Qui possède si tôt et si bien les moyens de ces rôles – et pour plusieurs d’entre eux, l’expérience scénique qui va avec ?
Lise Davidsen fait incontestablement figure d’exception, et sa jeune carrière lui a déjà permis de fouler les planches des plus grandes scènes et de côtoyer des interprètes de premier plan – Agathe à Zurich, Ariadne à Glyndebourne et à Aix, Elisabeth à Bayreuth, Lisa au Met, Sieglinde pour une version de concert à défaut de représentations scéniques avec l’Orchestre de l’Opéra de Paris, mais aussi Leonore dans un Fidelio très médiatisé en mars dernier au ROH, face au Florestan de Jonas Kaufmann. La critique saluait alors unanimement la prestation de la soprano : « une voix exceptionnelle qui frappe immédiatement », « le plus grand triomphe de la soirée, et c’est amplement mérité » écrivait à cette occasion Guy Cherqui sur notre site ((https://wanderer.legalsphere.ch/2020/03/marzelline-ou-lamour-de-lhumanite/)).
Rien d’étonnant alors à ce que l’album s’ouvre avec le récitatif et l’air « Abscheulicher ! Wo heilst du hin ? », un début dynamique, éclatant, et qui pose d’entrée l’étendue des moyens de la soprano. Beethoven sollicite en effet la voix sur l’ensemble de la tessiture, exigeant d’elle une solidité et une homogénéité à toute épreuve, sans oublier d’en appeler à son agilité. Rien n’échappe à Lise Davidsen : l’ensemble est extrêmement soigné, maîtrisé, et elle bénéficie de plus d’un London Philarmonic Orchestra très expressif et vivant, notamment grâce aux couleurs des cors – mais nous reviendrons plus longuement sur l’orchestre par la suite.
Toujours dans le répertoire allemand, la présence des Wesendonck Lieder ne surprend qu’à moitié : elle surprend dans un album majoritairement construit autour d’airs d’opéra, mais Wagner et les Lieder de manière générale font tellement partie du répertoire de la soprano qu’il aurait été difficile d’en faire totalement l’impasse (à noter qu’elle avait déjà enregistré les airs d’Elisabeth dans son précédent disque, et qu’elle devrait bientôt être Eva sur scène). La voix y est à son avantage et l’allemand tout à fait compréhensible, et on apprécie des contrastes dynamiques clairs et au plus près de la partition.
Si « Ah ! perfido » convainc par l’autorité que Lise Davidsen déploie, si l’on entend que la voix a gagné en densité, en couleurs un peu plus sombres aussi dans le medium (ce que l’on entend d’autant mieux en italien), la vraie belle surprise de l’album est le « Dei tuoi figli la madre » extrait de Medea de Cherubini. Si la soprano a déjà chanté le rôle sur scène, ce répertoire n’est pas celui dans lequel on a l’habitude de l’entendre ; et pourtant, que cette Medea lui va bien ! Le dessin des phrases, les ornements ciselés, l’aigu lumineux… Espérons qu’elle chantera cette musique dans les années à venir avant d’aborder des rôles définitivement plus lourds.
On le voit, le programme de cet album est aussi exigeant que varié, d’autant plus que ces pages sont complétées par « Voi lo sapete, o mamma », « Pace, pace mio Dio ! » et l’« Ave Maria » d’Otello. A leur écoute, on se dit que Lise Davidsen a la chance d’avoir une voix dramatique capable d’endosser des rôles assez écrasants, mais dont le timbre reste si beau. Vocalement c’est remarquable d’un bout à l’autre : les piano et pianissimo sont bien maîtrisés, rien n’est forcé ; devant tant de qualités, on se permettra malgré tout une remarque – car oui, aussi impressionnants que soient déjà les moyens de Lise Davidsen, ils peuvent encore devenir absolument superlatifs : on pourrait espérer de la part de la soprano davantage d’expressivité, de drame, de relief dans le texte, car une belle voix pour des rôles aussi forts scéniquement ne suffit pas tout à fait. C’est là être bien exigeant, mais aucun doute que Lise Davidsen en est capable.
Si la soprano s’offre un programme luxueux pour cet « album portrait », elle bénéficie aussi d’un orchestre de choix avec le London Philarmonic Orchestra placé sous la direction de Sir Mark Elder. S’il se montre vibrant, vaillant et plein de couleurs dans les pages les plus tragiques, on apprécie peut-être plus encore la douceur dont il est capable, l’écrin qu’il forme pour que la voix se déploie. Les pizzicato des cordes dans le récitatif d’« Ah ! perfido », les piano de « Pace, pace mio Dio ! », la précision avec laquelle les différentes lignes se font entendre dans l’« Ave Maria »… L’orchestre se montre peut-être un peu moins inspiré et moteur dans les Wesendonck-Lieder, probablement par souci de délicatesse, mais Sir Mark Elder en tire de belles nuances, et les premiers albums de jeunes chanteurs ne bénéficient pas toujours d’un si bon orchestre pour les accompagner.
Si cet enregistrement était très attendu, Lise Davidsen a donc su transformer l’essai. Est-il encore utile de préciser, comme on le fait souvent pour ce genre d’albums, que c’est une soprano avec laquelle il faudra compter à l’avenir ?